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Chapitre 4 Impacts et limites des pratiques visant à réduire les inégalités à l’ASSÉ

4.3. Le masculin reste la norme

4.3.3. Au-delà des qualités naturelles : le travail de care

L’une des aptitudes qui ressortent dans les entretiens comme devant être développées par les militants est le sens de l’attention envers les autres, l’habileté à créer et entretenir les liens entre les membres. Neuf des participantes et participants désignent cette aptitude et le travail qui en découle comme du travail de care ou simplement « le » care104. Dans une organisation militante, les tâches

rattachées au care peuvent inclure, entre autres, des rôles traditionnellement occupés par les femmes dans les familles et les autres institutions sociales. Ainsi, lorsqu’un service de garde est offert en

103 Certaines préciseraient probablement que ce sont en fait les femmes à la croisée de multiples systèmes d’oppression qui doivent constituer le centre, et que les femmes qui sont privilégiées dans les rapports de classe, de race, ou en fonction de leur orientation sexuelle, de leur conformité de genre, de leur âge ou de leur condition physique et mentale (le fait de vivre ou non avec un handicap), etc., doivent se garder de prendre les devants.

104 Ils et elles font référence à cette notion sans que j’aie posé de question s’y rattachant spécifiquement. Certains et certaines le font d’entrée de jeu dans les questions portant sur leurs conceptions des inégalités de genre, d’autres utilisent cette notion pour parler d’enjeux qui y sont liés spécifiquement à l’ASSÉ.

marge d’un congrès pour faciliter la participation des parents, « c’était surtout des femmes qui s’occupaient des enfants », explique Claudine. Au cours de la grève de 2012, dans les manifestations où les forces policières faisaient usage de gaz lacrymogène, poivre de Cayenne et autres formes de violence envers les manifestantes et manifestants, « c’était aussi les femmes […] qui s’occupaient de tout ce qui était premiers soins et tout » (Claudine).

Le care dans le milieu militant prend aussi des formes particulières compte tenu du contexte et des besoins spécifiques. Pour Sasha, il s’agit d’un aspect incontournable du rôle que chacun et chacune devraient jouer dans un groupe puisque :

[…] tout le monde a besoin de ça dans une organisation militante où les gens ont des émotions, où les gens échouent, où les gens sont tannés, sont fatigués. Les gars, ils savent juste pas faire ça. Ils savent juste pas. Ils arrivent, ils sont clueless. Fait que la société nous shoote des militants comme ça, pis pour moi l’ASSÉ c’est une instance d’apprentissage de plein de skills – notamment en tant que femme, on se politise plus. Mais à mon avis ça devrait permettre aux hommes de… De carer davantage, mais malheureusement, ça n’a pas lieu. (Sasha)

Certains des répondants reconnaissent ce problème soulevé par Sasha. Selon Louis, en effet, les hommes attendent des femmes « de faire comme du care. Ou comme des tâches plus invisibilisées alors que [...] nous, les hommes, […] on prend la place, on discute la politique. » Ce que sous-entend cette opposition entre care et politique, c’est notamment une opposition entre émotions et rationalité que soulignent d’autres répondants et répondantes. Selon Pascal en effet, « à l’ASSÉ, peut-être plus qu’ailleurs, la question des émotions pose problème. C’est comme si on n’avait pas le droit d’avoir des émotions parce que tu sais, c’est comme… C’est un peu mal vu, tu sais. C’est comme si tu manquais de contenance un peu ». Cette norme et ses conséquences105 sont

relevées dans un chapitre de l’ouvrage collectif Les femmes changent la lutte. Caroline Roy-Blais y relate sa participation à une journée de réflexion sur le militantisme féministe en milieux mixtes au cours de laquelle les militantes présentes dénoncent leur confinement à des tâches traditionnellement attribuées aux femmes, et ce, même dans les milieux militants. Elle précise : « Les militantes se disaient ostracisées et discréditées lorsqu’elles devenaient émotives en assemblée. De plus, nous nous désolions que nos voix soient dépréciées et souvent moins écoutées

105 Cette dévalorisation, voire cette condamnation, de l’engagement émotif contribue probablement à la réaffirmation du « politique » comme exclusivement « rationnel », et, de par l’association traditionnelle des femmes à l’émotif et des hommes à la raison, réinscrit le domaine politique comme étant masculin. J’y reviens au prochain chapitre.

ou entendues » (Roy-Blais, 2013 : 55-56). Alice, qui a aussi fortement ressenti cette injonction à camoufler ses émotions, explique que le groupe106 auquel elle appartenait tentait explicitement de :

produire des idées, du contenu, qui s’appuierait sur des choses qui sont le moins près d’un genre d’émotion […] de pas se compromettre en lien avec quelque chose qui serait plus intime, affectif, émotif, mais de toujours relier cet émotif-là, pis cet affectif- là qui est en jeu dans les situations, avec un contenu plus théorique. (Alice)

Ainsi, la place de l’écoute et du soin apporté à la vie affective des membres ne pose pas problème uniquement d’un point de vue de division du travail militant. En plus de demander « Qui écoute? » et « Qui accueille les émotions vécues par les militantes et militants? » – ce qui reste pertinent – il faut poser la question de la légitimité de ces enjeux à l’ASSÉ. Autrement dit, non seulement les femmes assument-elles une part disproportionnée du travail de care nécessaire au bon fonctionnement du groupe, mais ces tâches sont accomplies dans un milieu qui résiste à reconnaître qu’il y a « tout un travail de créer puis de maintenir des relations qui est important en fait dans l’ASSÉ pis dans le militantisme » (Philippe). Pour Pascal, le rôle de garde du senti est une partie de la solution à ce problème puisqu’il permet « de signifier, ou de mettre de l’avant, que la question des émotions est importante. Que c’est pas vrai qu’on est juste des êtres animés par des idées politiques pis que c’est juste des idées qui se confrontent en instance! Je veux dire, il y a des êtres en arrière qui ont des sentiments, qui ont du vécu aussi » (Pascal).

La gardienne du senti peut en effet mettre en lumière l’influence des émotions des membres sur le déroulement d’une assemblée. Rappelons toutefois que ce rôle, « une job qui demande énormément d’énergie parce qu’il faut être attentif à tout » (Claudine), est, dans la grande majorité des cas, assumé par une femme. Souvent, c’est spécifiquement à « une personne qui a été élue dans le Comité femmes dans le passé » (Louis) que l’on propose ce « rôle ingrat »; « Ça se bouscule pas au portillon pour faire ce rôle-là », précise Marc. Bien que cette tâche soit reconnue comme ardue par la majorité des répondantes et répondants107, Florence, qui a de l’expérience dans l’ensemble des

postes du praesidium des congrès, juge que cette difficulté n’est pas reconnue à l’ASSÉ. Alors que le secrétariat est généralement pris en charge par une personne salariée et que des formations spécifiques existent pour apprendre à présider des assemblées, Florence croit que « souvent les gens qui cherchent un praesidium acceptent de facto l’idée de gardienne du senti […], mais se disent “Oooof, on va prendre n’importe qui, tant qu’il y a quelqu’un”. Pis ils se rendent pas compte à quel point c’est un rôle qui est difficile ». Ainsi, bien que plusieurs des personnes interrogées jugent que

106 Constitué d’amies et de collègues gravitant autour du Comité femmes.

107 D’ailleurs, plusieurs fournissent des exemples du type de demandes et de commentaires parfois hostiles qui sont faits aux gardiennes du senti, comme on l’a vu plus haut.

les femmes sont plus à même de repérer les rapports de domination qui traversent l’assemblée en raison de leur propre position dans la hiérarchie de genre, le peu de cas qui est fait des compétences nécessaires pour occuper ce rôle révèle une tendance à réduire les aptitudes des femmes à des qualités naturelles ou innées, ce qui contribue à leur dévalorisation (Guilbert, 1966, citée dans Fillieule, 2008 : 29).

On constate une fois de plus qu’en creusant la question de la pertinence et de l’efficacité des mesures (pro)féministes de l’ASSÉ, on n’aboutit pas à des conclusions simples et univoques. De manière similaire, à ma question par rapport à la pertinence de l’alternance homme-femme, Anna offre une réponse d’abord positive : « C’est pertinent » parce que ça offre une occasion explicite aux femmes de parler et d’entendre d’autres femmes, alors qu’elles sont sous-représentées dans les médias et « ailleurs ». Anna reconnaît aussi l’efficacité de cette mesure, mais seulement jusqu’à un certain point : « Je veux dire, ce qui vient après, c’est autre chose, là, comme l’écoute, pis

l’attention qu’on reçoit » (Anna, je souligne). La difficulté à se faire entendre, ou l’impression

d’être moins écoutées que leurs camarades masculins, est présente à divers degrés dans toutes les entrevues avec des militantes108. Plusieurs des femmes utilisent les caucus non mixtes comme point

de comparaison, même si elles reconnaissent que les espaces non mixtes ne sont pas exempts de rapports de domination109. Joëlle explique en ces termes le contraste entre l’écoute qu’elle ressent en

non-mixité par rapport aux espaces mixtes :

Je pense pas que c’est comparable à en non-mixité, parce que en non-mixité, là, tu as le

feedback certain, pis je sais que je suis écoutée, pis, tu sais, il y a des hochements de

tête, pis les filles, en fait, sont attentives, là. Pis en mixité, c’est plus difficile. C’est par exemple, je vais me rasseoir à ma place, je ne suis pas sûre si j’ai dit une niaiserie, je ne suis pas sûre si… Si c’était pertinent ce que j’ai dit, je suis comme… Mon cœur bat

full vite, je sais pas… Je sais pas si j’ai eu l’air niaiseuse. Tandis que ça arrive pas

vraiment en non-mixité, là, pis… Non, c’est ça. Je pense pas [que je ne suis] pas écoutée, je pense que les gens sont à l’écoute, mais donnent beaucoup moins de… de feedback, si on veut. Tu sais, des petits… [du] non-verbal comme des hochements de tête, des fois ça peut vraiment faciliter la prise de parole pis les interventions. Pis c’est moins présent en mixité. (Joëlle)

Les hochements de tête et autres « Mmmm » peuvent paraître anodins, mais ces signaux sont indispensables au déroulement des conversations. Il s’agit de « réponses minimales » ou 108 Aux mêmes questions « Te sens-tu généralement écouté? Te sens-tu pris au sérieux? », plusieurs hommes

répondent par un simple « oui » et offrent peu d’éléments de contexte.

109 Sasha, notamment, estime que les caucus permettent « la reprise de d’autres schèmes de domination » que l’enjeu principal du caucus. Ainsi, elle juge que « dans un caucus non mixte, mettons racisé, tu sens beaucoup plus les classes sociales d’où proviennent les gens. Ou leur genre. Fou raide! Quand c’est un caucus non mixte femmes, tu sens encore une fois beaucoup plus la classe, ou, genre, la provenance ethnique des gens. »

« confirmations minimales », qui, lorsqu’elles sont placées au bon moment dans la conversation, permettent de faire comprendre à la personne qui parle qu’elle a été comprise. Selon Corinne Monnet, « lorsque les femmes s’en servent, elles signalent une attention constante, démontrent leur participation, leur intérêt pour la conversation et pour l’interlocuteur » (1998 : 16). À l’inverse, les hommes auront tendance à retarder l’utilisation de ces signaux et ainsi à envoyer un message de désintérêt envers le sujet traité et la personne qui parle. Cette dernière aura alors tendance « à répéter ses idées, à prolonger les pauses, hésiter et finir par se taire » (Monnet, 1998 : 16). En l’absence de marqueurs pour confirmer qu’elle est écoutée, la personne qui parle risque de se mettre à douter de la pertinence de ses propos ou de laisser le doute qui l’habitait déjà prendre le dessus.

L’un des éléments nécessaires à un climat d’écoute est le silence, ce que soulignent les théoriciennes du care : « Le care insiste sur le fait que le dialogue doit nécessairement faire appel au silence; la parole de l’un requiert le silence de l’autre » (Bourgault, 2016 : 165) – ou, dans le cas qui nous intéresse, la parole de l’une requiert le silence de l’autre. Dans l’enquête menée par Gaudreau (2013) auprès de membres de l’Union communiste libertaire (UCL), les militants interrogés avaient tendance à appeler les femmes à prendre plus de place, à oser prendre la parole, dédouanant ceux qui parlent déjà beaucoup, voire trop, de leurs responsabilités dans cette dynamique inégalitaire. Cette injonction à ce que les femmes « trouvent leur voix » ne ressort pas aussi clairement dans les entretiens que j’ai conduits110. Pour plusieurs des répondantes et

répondants, en effet, le problème ne se situe pas du côté de la prise de parole, notamment grâce à l’efficacité – relative – des pratiques l’encadrant et dont s’est dotée l’ASSÉ. Dans les termes de Philippe, « ces pratiques-là, elles font un bon travail d’empowerer les femmes pis je pense que là il faudrait trouver le moyen de désempowerer les hommes, si je schématise. »

Ce diagnostic n’est pas surprenant dans la mesure où l’ensemble des mesures visant à encadrer le partage de la parole à l’ASSÉ s’inscrit dans une organisation au sein de laquelle l’écoute est moins valorisée que la prise de parole et la capacité à développer des arguments, aptitudes centrales au processus de délibération. C’est du moins ce qui se dégage du corpus d’entretiens dans son ensemble, et ce, malgré des efforts consentis par l’organisation pour rappeler, par le biais de son « Petit livre mauve » par exemple, qu’« écouter attentivement est une forme de participation » (2013 : 7). Ainsi, comme d’autres institutions dans la société occidentale, l’ASSÉ met l’accent sur 110 Du moins, elle se limite aux enjeux qui sont vus comme relevant des femmes, au premier chef, les

questions féministes. De manière analogue, certaines participantes et certains participants estiment que les autres groupes sous-représentés et moins entendus, notamment les personnes racisées et les personnes trans et au genre non binaire, doivent pouvoir parler pour eux/elles/iels-mêmes. Autrement dit,

l’injonction à prendre la parole est enchevêtrée dans une volonté de ne pas parler à la place des personnes directement concernées.

des compétences que les garçons sont plus susceptibles de maîtriser à leur arrivée dans l’association, comme parler en public et exprimer ses idées de manière rationnelle (Baxter, 1999). Face au constat d’inégalités dans les prises de parole, l’ASSÉ a adopté des mécanismes visant à encourager les prises de parole des femmes – et, dans une moindre mesure, d’autres groupes sous- représentés. Les participantes et participants soulignent les résultats concrets de ces mesures tant individuellement (plusieurs femmes estiment que ces pratiques ont eu un impact direct sur leur capacité à s’exprimer en public) que collectivement (ces mesures font de l’ASSÉ une organisation plus inclusive et proche de ses principes). Cela dit, l’arsenal d’outils visant un meilleur partage de la parole ne comprend ni mesure formelle pour encourager une meilleure écoute ni remise en question de la culture militante qui valorise les rôles les plus visibles et non les tâches essentielles de soutien; la prise de parole éloquente et non le silence attentif; les débats d’idées désincarnés et non les émotions vécues par les individus qui composent l’organisation.

À l’UCL, que Gaudreau qualifie de groupe à hégémonie masculine, non seulement les militants estiment que les femmes doivent se conformer aux « codes de l’organisation (vus comme neutres) », mais les femmes sentent qu’il s’agit d’un passage obligé « pour accéder à la reconnaissance des pairs » (Gaudreau, 2013 : 127). Il ressort de mes entretiens avec des militants de l’ASSÉ que ceux qui arrivent à identifier le caractère normatif masculin des modes de fonctionnement de leur organisation sont minoritaires. Philippe se démarque en offrant une typologie des « super-militants » : « Il y a à la fois le théoricien, si on veut, pis il y a le militant sur le terrain. […] ça favorise beaucoup l’éloquence, la rationalité, l’argumentation – des qualités plus associées à la masculinité ». Comme à l’UCL où « plusieurs militantes évoquent l’idée d’une “culture militante masculine” qui contribuerait à la construction d’une hégémonie masculine sur les processus militants » (Gaudreau, 2013 : 136-137), les militantes de l’ASSÉ sont plus susceptibles que leurs confrères d’identifier ces normes masculines auxquelles elles doivent se conformer pour s’épanouir dans l’organisation. La stratégie de détachement émotif volontaire d’Alice, présentée plus haut, en est un bon exemple.

Pour Sophie Bourgault, qui s’intéresse aux manières dont des théories du care peuvent permettre de « Repenser la voix, repenser le silence », il ne suffit pas d’affirmer l’importance de l’écoute ni même d’enjoindre les personnes en position de privilège à écouter les voix des exclu.e.s, il faut aussi imaginer, et créer, des institutions qui soient « “caring” (capables d’écoute attentive) » (Bourgault, 2015 : 174). L’ASSÉ est une structure qui se veut rationnelle, voire impersonnelle, organisée autour de la notion de droits collectifs, plutôt qu’autour de la prise en charge des besoins individuels. Sans en appeler à une révision de sa mission, on peut se demander si en cherchant à être

plus « caring », plus attentive aux besoins individuels (d’écoute, notamment) et aux émotions de ses membres, elle ne serait pas plus susceptible de tendre vers l’idéal égalitaire qu’elle met de l’avant.

4.4. Synthèse du chapitre

Dans l’ensemble, les répondantes et répondants estiment que la parole et le pouvoir ne sont pas divisés également en fonction du genre au sein de leur organisation et, partant, reconnaissent la pertinence de tenter de pallier cette inégalité par des mesures concrètes. Lorsqu’ils et elles jugent l’efficacité de ces mesures, toutefois, les réactions sont moins consensuelles. Pour schématiser, les hommes interrogés tendent à mettre l’accent sur le potentiel de resocialisation ou de contre- socialisation des pratiques utilisées par l’ASSÉ. Les femmes, quant à elles, reconnaissent les impacts de ces pratiques (notamment au plan individuel), mais insistent plutôt sur leurs limites. Elles – et dans une moindre mesure, les répondants – estiment que ces outils ne permettent pas une réelle remise en question de la division genrée du travail militant ni de la division du travail conversationnel. Autrement dit, les pratiques comme l’alternance homme-femme, les caucus non mixtes, le congrès femmes et les points femmes visent à encourager la prise de parole des femmes et leur engagement dans les débats politiques, mais ne font rien pour décharger ces dernières des tâches dont elles sont les principales responsables.

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