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Chapitre 2 Considérations conceptuelles et méthodologiques

2.1. Partage de la parole : approche « culturelle »

Dans un texte de 1973 qui appelle à faire du genre un champ d’études de la sociolinguistique, la linguiste Robin Lakoff propose qu’il existe des différences culturelles entre le langage des hommes et celui des femmes35. Selon elle, dès leur petite enfance, les filles seraient socialisées à

adopter un langage « féminin » caractérisé par des formulations, des habitudes et des manières de s’exprimer qui diffèrent de celles des garçons et des hommes, qui utiliseraient un langage perçu comme universel – le langage des femmes étant subordonné à celui de ces derniers. Puisque les filles et les femmes sont forcées socialement à « parler comme des dames » (Lakoff, 1973 : 48,

35 Dans leur manuel d’introduction aux questions de genre dans le langage, Goddard et Meân classifient l’approche de Lakoff comme appartenant au modèle du déficit, concentré sur les limites des pratiques « féminines » (Goddard et Meân, 2009 : 96-97). Elles soulignent les aspects problématiques d’une compréhension des inégalités qui suggère « qu’il y a quelque chose d’intrinsèquement problématique dans le langage d’un groupe désavantagé (par opposition à quelque chose de problématique dans notre attitude à l’égard de ce groupe) » (2009 : 92, traduction libre). Bien que je sois sensible à cet argument, je crois que Lakoff apporte un point de vue original sur les modes de prise de parole des femmes. D’ailleurs, cette classification de ses propos comme appartenant au paradigme du déficit ne fait pas l’unanimité. Le linguiste Luca Greco juge quant à lui que « les traits du “parler femme” relevés dans son ouvrage sont moins un signe d’un déficit linguistico-cognitif des femmes que l’effet de la domination masculine » (2014 : 15, note de bas de page). Selon Greco, Lakoff ancre sa théorie dans trois constats : « il y a une inégalité des rôles et des places occupés par les hommes et les femmes dans la société, cette différence est hiérarchique, et la domination exercée par les hommes sur les femmes se reflète dans le langage tel qu’il est parlé par les femmes et tel qu’on l’utilise pour parler des femmes » (2014 : 16). Enfin, Corrine Monnet (1998 : 26), dans son article sur la division du « travail de la conversation », soutient elle aussi que l’analyse de Lakoff tient compte des rapports de domination genrés.

traduction libre), à utiliser ce mode d’expression qui est jugé inférieur, elles sont forcément pénalisées : soit elles résistent à cette injonction et sont jugées non féminines, soit elles cèdent à la pression et sont jugées impertinentes, voire carrément incapables de prendre part à des discussions sérieuses.

Sensible au contre-argument selon lequel beaucoup de femmes réussissent à se conformer aux attentes des milieux dans lesquels elles évoluent, de l’université au monde professionnel, en utilisant un langage « neutre », Lakoff soutient que cette performance pose son lot de problèmes. En effet, pour parvenir à s’intégrer à des milieux vus comme masculins, les filles et les femmes doivent se familiariser avec un deuxième « dialecte », celui des hommes, ce qui les rend bilingues.

Like many bilinguals, she may never really be master of either language, though her command of both is adequate enough for most purposes, she may never feel really comfortable using either, and never be certain that she is using the right one in the right place to the right person. Shifting from one language to another requires special awareness to the nuances of social situations, special alertness to possible disapproval. It may be that the extra energy that must be (subconsciously or otherwise) expended in this game is energy sapped from more creative work, and hinders women from expressing themselves as well as they might otherwise, or as fully or freely as they might otherwise. (Lakoff, 1973 : 48)

Ainsi, pour s’intégrer dans les espaces masculins, pour utiliser des termes qui seront développés plus tard, on voit que les femmes ont recours à une alternance de code linguistique, ou code-switching, de la même façon que les personnes qui n’appartiennent pas à la majorité culturelle de la société dans laquelle elles évoluent le font dans leurs milieux de travail ou d’études (Demby, 2015). Cette alternance de code linguistique implique généralement36 que les personnes appartenant

à des groupes subordonnés apprennent à se conformer aux codes du groupe dominant, incluant ses attitudes non verbales (Lakoff, 1973 : 50).

Dans le cas de l’ASSÉ, l’injonction à adopter un type de langage particulier implique non seulement une hiérarchie de genre, mais aussi la valorisation de modes d’expression universitaires et militants. Tout en tenant compte de cette idée de différence culturelle entre différents modes de langage (qu’ils soient « masculins », « féminins », « universitaires » ou associés à des communautés culturelles spécifiques), il est crucial de ne pas perdre de vue les rapports de pouvoir entre ces « cultures ». En effet, dans le cas des inégalités dans les prises de parole entre personnes étudiant aux niveaux collégial et universitaire, on aurait tort d’ignorer les rapports de pouvoir à l’œuvre ou

36 Ce n’est pas nécessairement le cas, comme dans certaines situations relevées par Demby dans son article. Par exemple, un enfant dont les parents parlent deux langues différentes à la maison peut alterner de l’une à l’autre sans qu’il y ait une hiérarchie claire entre les deux.

de se contenter de noter une disparité en termes de « quantité » de parole. À l’instar des inégalités de genre dans les prises de parole, il y a des différences dans la portée « qualitative » des interventions selon le niveau d’études et l’expérience militante. Selon les présentatrices de l’atelier « Être féministe dans des milieux mixtes : droit de regard sur l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) », dans certains cas, les hommes universitaires, qui sont souvent des militants de plus longue date, maîtrisent mieux non seulement le jargon militant, mais aussi les discours et le vocabulaire féministes que des étudiantes qui en sont au début de leur implication (notes personnelles, 2015). Cette connaissance d’un discours et d’un champ lexical pourtant développés pour remettre en question les rapports de pouvoir genrés peut, paradoxalement, permettre à ces militants d’asseoir plus solidement leur autorité dans le groupe tout en limitant la légitimité intellectuelle et militante de jeunes féministes.

Les normes d’expression propres aux milieux militants et à l’ASSÉ, parfois distinctes de celles de la société majoritaire, pourraient être comprises comme relevant d’une sous-culture de la prise de parole. Parmi les codes de conduite et d’expression en vigueur dans plusieurs milieux militants, on peut penser au fait d’affirmer son appartenance au groupe en montrant sa connaissance fine des procédures d’assemblée ou en ponctuant ses interventions de blagues faisant référence à l’histoire militante, récente ou ancienne. Dans son mémoire de maîtrise portant sur les « rapports de pouvoir au sein des groupes militants radicaux », Marie-Ève Quirion note dans ces groupes une « tendance à utiliser les références théoriques liées à un courant idéologique pour s’approprier une position d’autorité et être intraitable sur certains sujets ou propositions » (2008 : 114), un phénomène aussi identifié par Éloïse Gaudreau (2013) chez les membres de l’Union communiste libertaire. Si l’on peut en effet repérer des modes d’expression admis et valorisés spécifiquement dans les milieux militants, il demeure crucial d’éviter de réifier ces spécificités « culturelles » pour porter attention à leur production et à leur reproduction au sein même des groupes.