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Chapitre 4 Impacts et limites des pratiques visant à réduire les inégalités à l’ASSÉ

4.2. En rupture avec la société « majoritaire »

4.2.3. Les limites de la socialisation secondaire

Les répondantes, quant à elles, mettent beaucoup l’accent sur ce « mais » – sur les limites de l’application des principes égalitaires de l’ASSÉ. Généralement, elles aussi reconnaissent d’une part l’importance de ces principes et, d’autre part, l’influence que son mode d’organisation a eue sur elles comme militantes et comme personnes. Par contre, elles relèvent les limites des procédures en vigueur, notamment quant à leur potentiel de « contre-socialisation » et de réelle transformation des rapports de pouvoir à l’œuvre dans l’organisation.

On l’a vu, les répondantes jugent que les pratiques encadrant le partage de la parole sont un acquis important pour l’ASSÉ comme organisation. Dans les termes d’Alice, elles voient le potentiel de ces pratiques, dans leur ensemble, de « créer des possibilités », de ne pas « stagner » devant le constat des inégalités persistantes dans les prises de parole. Plusieurs des répondantes considèrent que l’ASSÉ a joué un rôle important dans le développement de leurs convictions féministes. Comme souligné précédemment, c’est à la fois les inégalités de genre vécues dans le mouvement étudiant et certaines des pratiques de l’ASSÉ qui leur ont permis d’identifier des

rapports de domination genrés qu’elles n’avaient pas repérés auparavant. Les caucus non mixtes, notamment, peuvent favoriser cette prise de conscience, comme en témoigne Claudine :

Au cégep, je me considérais pas nécessairement comme féministe. Mais quand je suis allée au premier camp de formation de l’ASSÉ [...] il y avait eu, justement, un caucus non mixte. Au départ, je comprenais pas l’intérêt de ça, mais un moment donné… au fur et à mesure des questions, pis au fur et à mesure que je me rendais compte de ce que les femmes avaient vécu, pis je faisais comme « Crime! Ça ressemble à ce… des choses que j’ai vécues. C’est pas anecdotique. OK. » Tu sais, pis à partir de là, la conscience féministe s’établit. (Claudine)

De manière générale, les répondantes jugent que l’expérience acquise à l’ASSÉ leur a permis de développer leur assurance et la conviction que leur volonté d’être écoutées est légitime. Pour Alice, qui a fait face à beaucoup d’adversité à l’ASSÉ, le fait de se regrouper avec des alliées lui a permis « d’apprendre à écrire, d’apprendre à… de faire tomber certaines barrières, de s’affirmer, de s’afficher ». Joëlle, quant à elle, illustre l’impact de son implication militante dans d’autres sphères de sa vie en racontant une intervention qu’elle a faite auprès d’hommes avec qui elle réalisait un travail d’équipe. Alors qu’elle avait « vraiment l’impression que [sa] voix portait moins que les leurs » parce qu’elle se faisait constamment interrompre, elle est intervenue pour proposer des règles de fonctionnement pour les discussions. Elle précise : « C’est sûr que j’aurais pas fait ça il y a deux ans [...] c’est clair qu’avant de m’être impliquée à l’ASSÉ par exemple, ou juste dans mon asso, je n’aurais pas eu ce réflexe-là » (Joëlle). Florence, pour sa part, remarque l’impact qu’ont eu les pratiques de l’ASSÉ non seulement sur son aise à prendre la parole dans des contextes publics, mais aussi sur ses manières d’animer des assemblées générales.

Les répondantes jugent donc que les mesures utilisées par l’ASSÉ atteignent certains de leurs objectifs, notamment au niveau individuel : à terme, ces mesures les ont encouragées à s’exprimer davantage, à l’ASSÉ et dans d’autres sphères de leur vie97. Je n’ai toutefois pas pu relever chez les

femmes interrogées l’enthousiasme de leurs confrères. Celui de Philippe, par exemple, qui explique que le mode de fonctionnement de l’ASSÉ « a renforcé [son] sentiment d’appartenance à l’ASSÉ ». Ou celui de Louis, dans la même veine :

97 Les personnes qui militent à l’ASSÉ, comme dans d’autres organisations, se côtoient à l’extérieur de l’organisation, ce qui a certainement un effet sur la facilité, ou non, à mettre à profit ces mesures dans d’autres contextes. Toutefois, comme on l’a vu, les moments informels partagés entre militantes et militants ne sont pas exempts de rapports de pouvoir. Quant aux effets de ces pratiques sur l’implication des répondantes et répondants dans d’autres structures (des syndicats par exemple), certaines personnes ont mentionné s’impliquer dans des espaces où les mesures en vigueur à l’ASSÉ sont aussi appliquées (notamment lorsqu’une masse critique de membres a déjà milité à l’ASSÉ) tandis que d’autres se sont heurtées à des résistances lorsqu’elles ont tenté de les importer dans d’autres organisations. J’y reviens au chapitre suivant.

J’étais fier d’être impliqué dans une organisation féministe comme ça, qui a un tel souci […] ancré dans la structure même, c’est dans les briques, c’est dans le ciment même de l’organisation. C’est une de ses fondations. Fait que, ouais, je suis vraiment, vraiment, particulièrement fier de faire partie… d’appartenir à cette organisation-là. (Louis)

Les femmes, de leur côté, ont moins tendance à exprimer ce type d’attachement ou de sentiment d’appartenance à l’ASSÉ à cause de ses pratiques (pro)féministes. Lorsqu’elles s’expriment à ce sujet, elles le font dans des termes plus nuancés :

C’est sûr que c’est vraiment, vraiment, vraiment pas parfait, là. Pis que j’ai moi-même vécu de la discrimination à l’ASSÉ. Mais c’est rien… Je veux dire, c’est déjà beaucoup beaucoup plus que où je me suis déjà impliquée ailleurs… Pis je suis quand même attachée à ça parce que... il y a quand même... de l’espoir, je pense. (Anna)

Plusieurs des participantes ne font tout simplement pas mention de leur sentiment d’appartenance – ou non – à l’ASSÉ à cause de ses pratiques, une absence dans leurs propos qui pourrait tenir à leurs doutes par rapport au potentiel de ces mesures pour restructurer les rapports de pouvoir genrés qui existent dans l’organisation. Alice, par exemple, explique que pour elle et ses alliées, « ces mécanismes-là, on savait d’emblée qu’ils changeaient rien, c’était pas une fin en soi ». Elle développe cette vision en opposition à une approche plus « technocratique » selon laquelle appliquer des mesures égalitaires permet directement de « changer les choses » qu’elle a pu observer de la part d’autres militantes (une façon de voir les choses qui ne ressort par ailleurs dans aucun des entretiens que j’ai conduits). Elle dénonce avec force cette approche qu’elle qualifie de « féminisme de façade. Parce que [...] si on se concentre [sur ces pratiques] comme moteur et mécanisme politique, comme, si ça devient une fin en soi, pour dire qu’on est féministes, ça perd de son sens » (Alice). Dans la même veine, Florence résume ainsi sa pensée sur les pratiques (pro)féministes de l’ASSÉ : « J’ai eu beaucoup de critiques à formuler pour chacune des pratiques et pourtant je pense qu’elles sont toujours pertinentes pis qu’il faut continuer à les appliquer. » Cette vision où s’enchevêtrent optimisme et critiques est assez représentative du point de vue des autres femmes interrogées : selon elles, ces pratiques n’aboutissent pas à la transformation radicale des dynamiques de pouvoir qui structurent l’organisation, elles ne permettent pas la mise en œuvre effective des « principes à l’origine des structures de l’ASSÉ : l’égalité et la solidarité » (ASSÉ, s.d. [a]).

Contrairement aux répondants hommes, lorsque les répondantes utilisent le concept de socialisation, c’est moins pour souligner le potentiel transformateur des pratiques spécifiques aux milieux militants que pour dénoncer la socialisation primaire différenciée selon le genre qui a pour effet de faire reposer sur leurs épaules énormément de travail qui est à peu près invisible pour les

hommes. Elles se désolent aussi d’être responsables de faire reconnaître ces inégalités et d’être celles qui doivent y apporter des solutions (j’y reviens plus bas). Sasha, notamment, juge que la socialisation masculine des hommes qui arrivent à l’ASSÉ les rend inaptes à « aider les femmes à faire – à faire rouler l’infrastructure, à faire du care ». Elle estime que la difficulté à établir une division égalitaire du travail militant perdure parce que :

Les dudes, ils sont conscients, ils vont faire un effort ponctuel quand ils vont se rendre compte de la pauvreté de leurs aptitudes [pour accomplir des tâches militantes]. Pis après ils oublient. Je veux dire : la socialisation est très forte, pis quand dans un milieu […] qui se veut égalitaire, on leur fait sentir ça, ben tout ce que ça fait, c’est rien, pis leur faire sentir honteux, des fois, ou rien. Pis ça recommence. Fait que pour vrai, j’ai comme pas de solution… (Sasha)

Il me semble important de souligner que les hommes aussi font parfois ce type de bilan des limites du potentiel transformateur des pratiques. Pascal, par exemple, insiste sur la responsabilité des hommes à faire du travail sur eux-mêmes et « à pas trop s’imposer », jugeant qu’autrement :

tu as beau avoir l’alternance homme-femme, si les gars parlent trois fois plus longtemps que les filles, ça… Ça règle pas grand-chose. […] Parce qu’au-delà d’avoir une stricte équivalence des interventions gars / fille, si quand nous les gars on intervient, c’est plus long pis surtout si on récupère tout ce que les filles ont dit pis qu’à la fin les gens font comme « Bravo! Bravo! Bravo! » [il applaudit] pis quand ça avait été dit par une fille, ça avait passé un peu sous le radar, ben ça règle pas [le problème]. (Pascal)

Ces constats des limites des mécanismes proféministes dont s’est dotée l’ASSÉ sont dans la continuité des observations faites par plusieurs chercheuses et chercheurs qui se sont intéressés à la place des hommes dans les mouvements féministes et proféministes, qui concluent que la bonne volonté et les principes partagés ne suffisent pas à établir des rapports réellement égalitaires au sein des organisations (Dagenais et Devreux, 1998; Blais, 2008; Dupuis-Déri, 2008). D’ailleurs, la difficulté de ne pas reproduire des rapports de domination ne s’applique pas qu’à l’enjeu du genre, mais se décline le long d’autres axes d’oppression et en fonction des contextes de vie divers des militantes et militants de l’ASSÉ.