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Chapitre 3 Compréhension et réception des mesures encadrant le partage de la parole

3.3. Réactions aux pratiques

3.3.2. Adhésion : « Quand on t’ouvre la porte c’est plus facile de rentrer »

On l’a vu, il serait difficile pour une personne de s’impliquer à l’ASSÉ tout en rejetant ouvertement ses principes proféministes et les pratiques les accompagnant. Pas surprenant, donc,

que tous les participants et participantes, dont l’engagement à l’ASSÉ s’est étalé sur plusieurs années, disent adhérer aux pratiques adoptées pour favoriser un partage plus égalitaire de la parole. Pour Pascal, elles sont carrément incontournables et, à l’inverse, les écarts par rapport à l’objectif d’une répartition équitable de la parole signifient pour lui « manquer de respect… manquer de fidélité à nos principes ». Cette idée que les pratiques encadrant le partage de la parole sont l’incarnation des principes de l’ASSÉ est largement partagée parmi les répondantes et répondants qui, unanimement, jugent que celles-ci sont pertinentes. Dans l’ensemble, ils et elles les considèrent aussi comme étant efficaces, quoique, comme on le verra, plusieurs les voient comme étant limitées. Comme mentionné précédemment, les répondantes et répondants citent souvent les statistiques compilées pendant les instances de l’ASSÉ pour souligner les inégalités de genre qui subsistent dans les prises de parole. Ces statistiques servent ainsi à justifier la pertinence des mesures utilisées à l’ASSÉ puisqu’elles permettent de démontrer les asymétries dans les prises de parole. D’ailleurs, cette démonstration elle-même fait partie de l’arsenal de pratiques utilisées dans les congrès et peut permettre de rééquilibrer le partage des tours de parole, comme en témoigne Joëlle :

Mettons on laisse la première moitié du congrès se dérouler, là on fait l’annonce « Bon, ben à date, c’est 70 % des interventions qui sont faites par des hommes » par exemple. Pis là, souvent, on voit une amélioration après ce commentaire-là. […] Pis on voit toujours comme une espèce de redressement. Tu sais, c’est arrivé des fois qu’après des commentaires comme ça, ben là on voit quelque chose qui ressemble à du 50-50. C’est ça, je trouve ça intéressant, pis je trouve que ça montre l’importance de le dire, de le dénoncer, de… de montrer au monde « Ben regardez, là, ça se passe présentement. On voit que les hommes prennent plus de place que les femmes, essayons de contrer ça. » (Joëlle)

Cette illustration de l’efficacité quasi immédiate d’une pratique encadrant le partage de la parole n’est pas un cas unique. Un exemple qui ressort à plusieurs moments dans les entrevues est celui du caucus non mixte, qui, dans le meilleur des cas, offrirait aux femmes « comme un kick, un

boost de batterie » (Sasha). Cette description rejoint les images évoquées par les participantes à une

étude menée par la sociologue Cheryl Hercus auprès de femmes ayant assisté à une retraite féministe non mixte. Pour l’une des interviewées, par exemple, la fin de semaine d’ateliers féministes à laquelle elle avait participé « was a replenishing of [her] values. If you want to put a

feeling on it, it was like reenergizing and remotivating » (citée dans Hercus, 1999 : 49). Deux

participantes expriment l’effet de la même activité féministe en l’associant à une dose de drogue ou de médicament. Une autre, enfin, décrit « that one thing that always happens is that you feel positively charged up with all the energy from having that experience » (citée dans Hercus, 1999 : 50, je souligne).

De l’extérieur, Philippe observe : « C’était souvent très utile et efficace pour les femmes […]. Souvent elles revenaient pis il y avait plus de prises de parole, juste au niveau du ton, de l’attitude, elles étaient un peu plus affirmées, sûres d’elles-mêmes, etc. Pis que là, le contenu de ce qui revenait était souvent très pertinent ». De l’intérieur, Alice dévoile quant à elle une partie des rouages qui contribuent à ce changement avant / après. Selon elle, le caucus non mixte, en plus d’offrir un espace où les femmes sont susceptibles de se sentir plus libres d’aborder des sujets intimes (des expériences de harcèlement ou d’agression, par exemple), permet aux personnes présentes de « discuter de différentes choses de manière plus libre, ça permettait de formuler des hypothèses, de formuler des idées sans que ce soit obligé d’être… d’être… vraiment comme appuyé pis débattu à chaque fois ». Ce moment de discussion moins formel que le congrès offre donc un espace d’entraînement (dans les deux sens du terme) qui semble avoir pour effet d’encourager les femmes à prendre plus souvent la parole au retour en groupe mixte. Cette expérience rappelle les effets de l’organisation en petits groupes non mixtes identifiés par Judith Taylor dans son étude sur les mobilisations pour le droit à l’avortement en Irlande : « Dans les petits groupes, les personnes finissaient par se connaître de façon plus intime ; et certaines parvenaient pour la première fois à exprimer leurs idées et leurs sentiments et à recevoir en contrepartie un soutien affectif71 » (Taylor,

2007 [1998] : 76). Cela dit, la transition entre le caucus non mixte et le congrès peut être difficile. Selon Claudine, il arrive régulièrement que même si « les femmes parlent full pendant le caucus non mixte » et qu’une porte-parole rapporte le contenu des discussions qui ont eu lieu, les déléguées ne s’expriment pas plus au retour en groupe mixte qu’avant la tenue du caucus.

Les participantes et participants jugent aussi de l’efficacité des pratiques en vigueur à l’ASSÉ à l’aune de celles qu’ils et elles ont pu observer ailleurs. Personne ne cite d’exemples de milieux où le partage de la parole serait plus égalitaire qu’à l’ASSÉ, pointant plutôt les rapports inégalitaires observés ailleurs, à l’instar des militantes et militants libertaires présentés au chapitre 1. Tout en ayant une vision complexe et nuancée des pratiques encadrant le partage de la parole, incluant leurs limites et leurs aspects problématiques, les participantes et participants les voient, sans hésitation, comme un point fort de l’ASSÉ :

Ben, le fait que par exemple l’alternance homme-femme aille de soi dans les assemblées, moi je trouve que c’est vraiment spécifique à l’ASSÉ. Pour avoir milité ailleurs, pour avoir été dans des assemblées ailleurs, il faut toujours un peu défendre le point de l’alternance homme-femme alors qu’à l’ASSÉ ça va de soi, ça c’est quelque chose qui est acquis. (Florence)

71 La traduction française de l’extrait cité omet un élément important du texte original : les participantes rapportent avoir reçu non seulement du soutien mais aussi de la rétroaction (constructive feedback) de la part de leurs paires (Taylor, 1998).

Plusieurs partagent le point de vue de Florence et expriment de la fierté par rapport à ces pratiques et aux principes de l’ASSÉ. Je reviens plus loin sur les implications de ce sentiment de fierté et d’appartenance, me contentant pour l’instant de souligner que ce genre de discours sur les mesures encadrant le partage de la parole, cette idée que « personne ne remet ça en question » (Sasha), a été exprimé avec conviction au cours de plusieurs des entretiens que j’ai réalisés. Ces extraits pourraient laisser croire à une adhésion généralisée des membres de l’ASSÉ à ces pratiques. Pourtant, comme le laissaient supposer les recherches qui se sont penchées sur les rapports de domination au sein des mouvements sociaux progressistes mixtes (Bargel, 2005; Breines, 1989; Dermenjian et Loiseau, 2009; Dunezat, 1998; Dupuis-Déri, 2009; Duriez, 2009; Gaudreau, 2013; Kruzynski et Bayard, 2005; Trat, 2006), on peut croire que des résistances, plus ou moins organisées, existent sans doute aussi à l’ASSÉ.