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Chapitre 3 Compréhension et réception des mesures encadrant le partage de la parole

3.2. Facteurs influençant la prise de parole et l’inclusion des personnes au mouvement

3.2.3. Prédispositions et parcours individuels

Dans l’ensemble, les facteurs évoqués jusqu’ici (genre, âge, classe, origine ethnique et régionale) sont déterminés par la famille ou le milieu d’origine des membres de l’ASSÉ mais, comme le souligne Marc, ces facteurs ont un impact sur l’expérience des membres, expérience qui devient à son tour déterminante pour comprendre les disparités dans les prises de parole au sein de l’organisation. Avant de poursuivre, il me semble toutefois important de noter que le choix de ma méthode d’enquête impose certaines limites à l’exploration de ces disparités. En effet, la plupart des répondantes et répondants, à un moment ou un autre de l’entretien, minimisent la portée de ces différentes causes possibles des iniquités et attribuent leurs difficultés à prendre la parole à des prédispositions personnelles. Une seule participante estime qu’elle parle beaucoup en instances, tandis que les autres jugent qu’ils et elles parlent assez peu, ou alors uniquement si cela est nécessaire.

« Souvent, j’essaie de me limiter à des trucs qui me semblent ne pas avoir été dits ou qui me semblent permettre de faire avancer la discussion à ce moment-là », explique Pascal. Cette approche semble d’ailleurs être un motif de fierté pour certains des hommes interrogés, qui disent avoir appris, au fil de leur implication, l’importance de mesurer leurs propos et de laisser d’autres personnes s’exprimer, notamment les femmes présentes. Autrement dit, même si la disparité de genre dans le nombre de prises de parole, leur durée et leur portée fait à peu près consensus à l’ASSÉ, tous les répondants jugent qu’ils parlent peu dans les instances. Il est possible que les hommes ayant répondu à ma recherche de participants soient plus sensibles à ces enjeux et aient tendance à moins monopoliser la parole. Il est toutefois vraisemblable que, puisqu’ils ont intégré les valeurs et normes de l’ASSÉ concernant le partage de la parole, et spécialement dans le contexte d’une entrevue avec une femme qu’ils pouvaient présumer féministe, les répondants aient minimisé la fréquence de leurs prises de parole.

Plusieurs des participants et participantes se décrivent comme timides et expliquent ainsi leur approche de la prise de parole, qu’ils et elles jugent circonspecte. C’est le cas notamment de Louis, Alice, Sébastien, Philippe, Florence et Dominic, qui expliquent, par exemple : « J’étais vraiment gênée » (Alice), « Je suis vraiment intimidée par les micros pis par les foules fait que parler devant 100-150 personnes je trouvais ça vraiment difficile, dans un micro » (Florence), « Je ne suis pas la personne dans le lot qui saute le plus vite au micro » (Dominic). Pour Joëlle, c’est le contexte public qui semble rendre la prise de parole ardue : « Tu sais je ne suis pas nécessairement quelqu’un de gênée dans la vie, tant que ça, mais pour la prise de parole en public, c’est quand même plus difficile. Pis tu sais, pourtant, je pense pas, je pense pas que ce soit parce que je suis moins

intelligente, je pense que c’est… C’est sûr que ça peut être des trucs plus personnels, d’estime, ou peu importe. » En creusant ces « trucs plus personnels », on découvre toutefois qu’au-delà des prédispositions individuelles, le parcours vécu dans l’ASSÉ joue aussi un rôle important dans les sentiments de légitimité des participantes et participants et dans leur impression d’être entendu.e.s – ou non – lorsqu’ils et elles prennent la parole.

Toutes les personnes que j’ai interrogées ont participé à des rencontres de différentes instances à l’ASSÉ et plusieurs relèvent que leur aisance à prendre la parole varie beaucoup selon le nombre de personnes présentes et le niveau (régional ou national) de la réunion. Les descriptions de gêne intense, de malaises et d’inquiétudes sur la pertinence de leurs propos que font plusieurs participantes proviennent de leurs expériences en congrès, des instances nationales qui peuvent regrouper plus d’une centaine de délégué.e.s. Florence, par exemple, fait la distinction entre sa gêne en congrès et sa relative aisance à s’exprimer dans les rencontres régionales : « Quand on est en congrès, qu’on est très nombreux, nombreuses, assis en estrades, avec des micros, c’est vraiment plus intimidant. » Plus tard, elle ajoute : « Je crois qu’en comité plus restreint […] dans les comités où ce qu’on était quelques-uns, quelques-unes, c’était vraiment plus égalitaire. » Ce sont d’ailleurs ces moments en plus petit groupe, soit dans les comités de travail qui composent l’équipe nationale ou dans des tables régionales, que plusieurs participantes et participants identifient comme des tremplins pour bâtir leur confiance et leur aisance à prendre la parole dans les instances nationales. En effet, dans les termes de Florence : « Plus tu connais l’organisme dans lequel tu t’impliques, plus tu vas avoir tendance à parler, j’ai l’impression, puis plus tu es à l’aise de parler aussi. ». Un point de vue illustré par Marc qui explique comment il a développé son assurance à s’exprimer à l’ASSÉ, en tant que délégué de niveau collégial :

Ça s’est surtout fait en participant […], les endroits où j’allais c’était au CRAM, conseil régional de l’ASSÉ à Montréal, pis ça c’est un milieu nettement plus petit, dans lequel […] je me suis fait des ami.e.s. Fait que le — fait que ça a bâti ma confiance pour parler aussi, parce que là, je commençais à connaître les gens, je savais qui était qui, j’ai acquis aussi c’est quoi les arguments. (Marc)

Il ne s’agit pas d’un exemple isolé; plusieurs autres témoignent d’une aisance à géométrie variable à l’ASSÉ. Ainsi, Anna explique : « Quand tu es dans l’équipe nationale, tu crées des liens, pis c’était mes ami.e.s, fait que j’étais moins… j’étais vraiment moins stressée qu’en congrès. » Elle fait les mêmes constats par rapport à son implication au niveau régional. Par contre, cette confiance bâtie au fil des implications n’est pas gage d’une aisance dans les assemblées locales, où les normes et les défis peuvent être tout autres qu’à l’ASSÉ : « En assemblée générale, souvent il y a des gars qui sont là pis, carrément, rient de toi. Pis ça, c’est jamais le fun » (Anna).

Gagner en assurance n’est donc pas un parcours linéaire et dépend en grande partie du contexte et des expériences accumulées – et cela peut tenir à bien peu. L’ASSÉ, comme d’autres organisations du même type, se présente comme une organisation ouverte, où toutes et tous ont leur place. Les décisions y sont prises à la suite de débats entre délégué.e.s choisi.e.s par leurs associations étudiantes pour en défendre les positions. En principe, toutes et tous peuvent prendre la parole et ont la même possibilité de présenter les positions que leur assemblée générale locale a adoptées. En pratique, l’ensemble des répondantes et répondants reconnaît que certaines personnes ont plus d’influence sur ces discussions et que des mécanismes subtils peuvent avoir un impact important sur leur aisance à s’exprimer. L’expérience vécue par Philippe est révélatrice du type de dynamiques qui peuvent avoir pour effet de décourager une prise de parole libre :

J’avais défendu cette position-là. Mais, j’avais pas été particulièrement, ben, fier de mon intervention, pis à l’aise de ce qui s’était passé. Mais… tu sais, c’est ça, c’est pas… Comment dire? Il y avait rien de… Les gens ont pas ri, ou il n’y avait pas de clash formel, mais j’avais l’impression que c’était un peu… finalement, il y avait quelques – des gens qui étaient des bons orateurs, oratrices, que tu vois qu’ils sont capables de susciter la réaction de la foule, etc., pis là, quand toi tu parles, ça pas l’air – ça a l’air de passer au-dessus de la tête de tout le monde. Tu fais « Ah OK ». C’est pas encourageant… – ouin – satisfaisant, disons, comme sentiment. (Philippe)