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Dénoncer la division inégalitaire du travail militant fait partie des tâches

Chapitre 4 Impacts et limites des pratiques visant à réduire les inégalités à l’ASSÉ

4.3. Le masculin reste la norme

4.3.2. Dénoncer la division inégalitaire du travail militant fait partie des tâches

Est-ce que la lecture faite par Alice de la situation qu’elle a observé est juste? Difficile de juger sans mieux connaître le contexte101, sans savoir, par exemple, si la question a été discutée au

cours du congrès où la situation s’est déroulée. Ce qu’il est toutefois possible d’avancer, c’est que le travail d’identifier et de dénoncer ce type d’instrumentalisation de la remise en question de la

100 Sébastien justifie la pertinence de cet effort parce qu’il juge problématique le fait qu’« il y a toujours un homme pour se porter à faire des tâches de représentation médiatique, mais quand vient le temps de faire la vaisselle pis de passer le balai, c’est une autre histoire. »

101 Il s’avère aussi impossible de savoir si cette situation est isolée ou si elle révèle une tendance plus généralisée.

division genrée du travail relève des militantes. En effet, il s’agit là d’une autre déclinaison de la division genrée du travail militant : les enjeux féministes sont vus comme « appartenant » aux femmes; les tâches qui s’y rattachent relèvent donc de ces dernières. À l’ASSÉ, les questions féministes sont en fait souvent identifiées avec le terme « femmes ». On parle du « Comité femmes », du « congrès femmes » ou encore du « point femmes », pour faire référence au point statutaire de l’ordre du jour des congrès et des réunions du Conseil de Coordination (ASSÉ, 2015 : 23). Cette désignation (par rapport par exemple à « comité féministe ») contribue probablement à renforcer l’attribution des « enjeux femmes » aux personnes qui s’identifient ainsi102.

Le résultat demeure que les femmes de l’ASSÉ se retrouvent responsables à la fois 1) de tâches relatives aux enjeux prioritaires à l’ASSÉ (lutte pour la gratuité scolaire, contre la marchandisation de l’éducation, etc.), 2) d’une large part des tâches permettant le bon fonctionnement de l’association (les tâches logistiques invisibilisées et les tâches de care) et 3) du rôle de sensibilisation par rapport aux enjeux féministes à l’interne. Cette multiplication des rôles attribués aux femmes à l’ASSÉ était déjà dénoncée en 2005 par les membres du Comité femmes. Celles-ci, devant composer avec des attentes élevées par rapport au rôle de leur comité, notamment celle de devoir combler les besoins d’expertise féministe, par exemple pour le journal l’Ultimatum, exposent leur dilemme : « Quelle est la meilleure solution : pousser pour qu’il y ait un article quand même alors que la surcharge de travail doit être assumée plus souvent qu’autrement par le comité Femmes ou tout simplement assumer collectivement qu’il n’y ait pas d’article, ce qui intensifie la pertinence de ce dit comité? » (Gariépy et coll., 2005 : 2).

De toute évidence, ce dilemme n’a pas été résolu au cours de la dernière décennie. Ainsi, à l’approche du premier congrès femmes en 2016, un des répondants explique :

On a remarqué, en fait, qu’il y avait seulement le Comité femmes qui s’en occupait. Pis c’était… C’est beaucoup de pression pour ces personnes-là. Trois personnes… Elles étaient quand même aux études aussi, pis elles travaillaient. C’est difficile, c’est beaucoup de tâches, un congrès femmes. [Un] congrès, en général… c’est gros. (Dominic)

Une femme qui était membre du Comité femmes à ce moment confirme que, face à l’ampleur de la tâche, le comité a demandé que les hommes du conseil exécutif participent à la logistique, ce qui n’a pas été sans heurts.

102 Il serait pertinent de creuser l’impact de ces choix sémantiques sur la participation des personnes trans et au genre non binaire.

Le Comité femmes est donc de facto considéré comme responsable des questions qui touchent spécifiquement les femmes. C’est à ses membres que l’on demande des articles, des formations ou des textes de réflexion autour d’enjeux féministes. Philippe, par exemple, raconte le réflexe qu’il a eu alors qu’il était membre d’un comité qui devait produire un tract féministe :

[J]'étais comme « le Comité femmes va écrire le texte. » Alors que j’aurais probablement – j’aurais dû, en fait. J’aurais pu pis j’aurais dû, moi, écrire le texte pis après, comme, le faire vérifier avec elles, etc. Pour être sûr que c’était correct. Mais c’est ça, c’était pas à elles… Parce que la plupart des autres tracts, j’avais pas demandé au comité journal d’écrire le texte […] C’est nous qui [écrivions] les trucs. (Philippe)

Ces demandes répétées qui sont faites aux femmes – et plus spécifiquement à celles qui s’identifient comme féministes – ne sont pas sans conséquence. Celles-ci risquent de consacrer la majorité, voire la totalité, du temps et de l’énergie qu’elles consacrent au militantisme à creuser les questions féministes et à transmettre les connaissances qu’elles acquièrent, ce qui limite leurs possibilités de développer une expertise sur d’autres enjeux qu’elles jugent aussi pertinents. Même si elles maîtrisent d’autres sujets, de la même manière que les personnes racisées sont vues comme ayant « un champ d’expertise militant restreint à l’antiracisme », elles risquent d’être sollicitées comme féministes plutôt que pour donner leur point de vue ou pour animer des formations sur d’autres thèmes (Comité ad-hoc antiraciste de l’ASSÉ, 2016 : 6). Cette tendance est relevée par l’un des répondants qui explique qu’après avoir colligé le genre des personnes ayant donné des ateliers dans les camps de formation (approximativement entre 2006 et 2012), son comité de travail avait réalisé que les seuls ateliers donnés par des femmes uniquement étaient les ateliers féministes. Le reste des ateliers, sur des thèmes variés, avaient été animés en majorité par des hommes ou, plus rarement, par des équipes mixtes.

C’est aussi beaucoup les femmes qui héritent de la responsabilité de dénoncer les rapports de pouvoir à l’intérieur de l’ASSÉ, de remettre en question « la répartition des tâches ou [de proposer] d’avoir des co-porte-paroles, une rotation de porte-paroles. Je sais que les femmes ont plus souvent… avaient plus tendance à mettre de l’avant ces questions-là que les hommes » (Marc). Pour plusieurs, cette répartition des tâches est perçue comme tenant à la fois à la tendance des hommes « à secondariser la plupart des enjeux féministes » (Philippe) et à une volonté de ceux-ci de laisser les femmes orienter et diriger les luttes féministes. Cette préoccupation des hommes semble présente chez l’ensemble des répondants, comme en témoigne notamment leur attention à se définir comme alliés des luttes féministes plutôt que comme féministes eux-mêmes. Les répondantes, de leur côté, ont certaines critiques à adresser à leurs alliés, mais plusieurs d’entre elles adhèrent à la vision générale portée par leurs confrères :

On pense que, ben, la lutte féministe doit plus être menée pis supportée par les femmes elles-mêmes que par les hommes. Pis les hommes ont plus – à l’ASSÉ, dans la question du féminisme – ont plus un rôle d’alliés, de supporteurs, que de meneurs. Donc c’est sûr que les intérêts plus féministes vont être davantage exprimés par des femmes. (Joëlle)

Ce « on pense » n’exprime pas forcément le point de vue de toutes les femmes qui s’impliquent à l’ASSÉ. Si aucune des répondantes ne semble s’opposer à la vision selon laquelle les femmes doivent occuper le centre des luttes féministes103, certaines témoignent d’attentes plus

élevées par rapport aux rôles que devraient jouer les hommes dans les mouvements visant à transformer véritablement les rapports de pouvoir genrés. Deux répondantes – Alice et Sasha – se montrent particulièrement critiques de l’approche proféministe développée par Francis Dupuis-Déri prônant le désempowerment des hommes. Elles jugent que cette approche, adoptée par plusieurs militants à l’ASSÉ, dont certains des répondants, permet aux hommes d’adopter une position de retrait par rapport aux enjeux féministes et que les démarches individuelles visant le

désempowerment ne contribuent pas à soutenir réellement les luttes féministes ou à libérer les

femmes des charges que le système patriarcal leur fait porter. Selon Sasha, plusieurs militants : attendent que tu leur donnes des ordres qu’ils vont accomplir. Parce qu’ils vont le faire, tu sais : « Ah, nous on est des bons proféministes, si tu nous dis de faire la vaisselle, on va faire la vaisselle. ». Mais c’est pas ça. Ce qu’on demande c’est de te désempowerer, et non seulement de te désempowerer, mais de… d’acquérir des skills. Ce qu’on veut, c’est que tu nous décharges de certaines responsabilités aussi. Fait qu’il faut que tu apprennes à les faire. (Sasha)