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Chapitre 1 Problématique et question de recherche

1.3. L’ASSÉ

1.3.3. Se faire entendre dans l’ASSÉ

Si, comme le suggèrent Zimmerman et West, l’étude des interactions verbales entre hommes et femmes permet d’observer à la fois des conséquences du sexisme systémique de nos sociétés et des modes de reproduction de ces inégalités, on peut tenir pour acquis que c’est aussi le cas pour les interactions observables au sein de groupes militants, ceux-ci étant non seulement affectés par la nature patriarcale de la société dans laquelle ils s’inscrivent, mais contribuant aussi à la reproduire même lorsqu’ils tentent de la combattre. À l’ASSÉ, ces phénomènes a priori paradoxaux sont assez documentés. En principe, il est indéniable que la question des inégalités de genre est vue comme un enjeu d’importance par l’ASSÉ comme organisation. Mais ce que les Statuts et règlements et les positions annoncées ne précisent pas, ce sont l’adhésion réelle des délégué.e.s à l’approche féministe et la mise en application concrète des pratiques adoptées. De même, ces positions officielles masquent les tensions qui peuvent exister dans le processus visant à adopter ces principes et qui impliquent de défendre leur pertinence. Il peut sembler prometteur, par exemple, que l’ordre du jour des instances nationales de l’ASSÉ comprenne un point « Femmes » statutaire, mais il importe de confronter le principe avec le vécu des militantes de l’ASSÉ : ce point est peu priorisé, il est même parfois abandonné, et il est souvent source de tensions dans les assemblées. C’est du moins l’une des observations formulées par d’anciennes membres du Comité femmes de l’ASSÉ dans le cadre de l’atelier mentionné plus haut.

Les textes produits par l’ASSÉ comme organisation ou par des militants (et militantes?) contribuent parfois à gommer ce type de tensions. Notons par exemple la réaction de plusieurs femmes actives au sein de la CLASSE (Coalition large de l’ASSÉ) durant le mouvement de grève du printemps 2012 suite à la publication du livre De l’école à la rue : dans les coulisses de la grève

étudiante, de Philippe Éthier et Renaud Poirier-Saint-Pierre, tous deux ayant occupé des postes

importants au sein de la CLASSE. Plusieurs d’entre elles ont signé un texte qui fait état de leurs critiques par rapport à l’effacement des femmes et des enjeux féministes dans le récit de la grève fait par les deux auteurs. Elles y remarquent : « Une page seulement de ce livre est consacrée aux principes féministes de l’ASSÉ-CLASSE, page qui n’a guère le temps d’aborder les démissions en bloc largement documentées de deux comités dont le principal motif était la reproduction de rapports de pouvoir. […] Ne sont pas présentées non plus les critiques féministes qui ont été adressées à leur équipe exécutive. À vrai dire, la section “féminisme” est si consensuelle qu’elle n’a

presque plus rien à voir avec les expériences des militantes féministes de la grève. » (Allard et coll., 2013)

Des constats analogues semblent ressortir par rapport aux pratiques visant à réduire les inégalités de genre dans les prises de parole. Dès 2005, les membres du Comité femmes et du Comité recherche et réflexion de l’ASSÉ soulevaient la question de l’asymétrie de genre dans les prises de parole. Les auteures d’un « Mémoire sur la place des femmes à l’ASSÉ » présenté lors du congrès d’orientation la même année soulevaient alors la faible participation des femmes aux instances de l’ASSÉ alors que celles-ci formaient en moyenne « un peu plus du tiers » des délégué.e.s aux congrès, et notaient qu’elles prenaient peu la parole (Gariépy et coll., 2005 : 1-2). C’est lors de ce congrès tenu en novembre 2005 que sera ajouté à l’arsenal antisexiste de l’ASSÉ le poste de gardien ou gardienne du senti, qui fait partie du praesidium du congrès et a pour mission de « veiller à éviter les rapports de domination de toutes sortes qui pourraient survenir pendant celui-ci » (ASSÉ, 2013 : 3).

Encore une fois, entre les positions adoptées par l’organisation et le « senti » des militantes, il peut y avoir un fossé, comme on le constate à la lecture de plusieurs des mémoires déposés en préparation du congrès d’orientation subséquent, tenu en 2013. Dans un texte portant sur « Les rapports de domination en et hors instances », deux militantes font le constat que certaines pratiques des délégué.e.s et de membres du conseil exécutif national « peuvent favoriser [l’usage du pouvoir symbolique] tel qu’un temps de parole long, souvent mené par des hommes, cherchant à influencer le vote d’autres associations » (Beaudet Guillemette et Riznar, 2013 : 57). Inversement, certaines personnes font face à une multitude d’obstacles pour réussir à se faire entendre. Dans le même document, une militante de l’ASSÉ part de son expérience du manque d’écoute dans les congrès pour appeler l’Association à tenir compte des multiples axes d’oppression qui traversent la lutte pour l’accès à l’éducation. Au-delà de son propos plus large, l’expérience personnelle qui lui sert d’introduction démontre bien que les outils dont s’est dotée l’ASSÉ ne garantissent pas l’adéquation entre principes (l’importance des prises de parole libres dans le fonctionnement démocratique, la valeur égale de la parole de chacun et chacune) et pratiques concrètes :

Un camarade de l’UQAM m’a mentionné il y a quelques [sic] temps que pendant les congrès de l’ASSÉ (et la CLASSE) les gens ne m’écoutaient pas quand je parlais au micro : « chaque fois que Rushdia parlait au micro, c’était une “pause-congrès” ». Et pourquoi donc? Bien que ce soit le cas pour plusieurs femmes comme moi, j’imagine, j’ai une particularité, je suis d’origine indienne donc le français n’est pas ma langue première. J’espère que ce texte de réflexion aura plus de résonnances [sic] (sera plus « écouté ») que mes interventions en congrès. (Mehreen, 2013 : 29)

Le niveau d’études est un autre facteur qui peut avoir une influence sur la portée des prises de parole dans les instances de l’ASSÉ. Même s’il s’agit d’un indicateur qui peut avoir un impact en dehors des structures d’un syndicat étudiant, les dynamiques inégalitaires entre personnes ayant différents niveaux d’études sont particulièrement saillantes à l’ASSÉ, qui représente des étudiants et étudiantes du collégial et des trois cycles universitaires. Dans un mémoire publié en vue du congrès d’orientation de 2013, les membres du Comité femmes font état des statistiques compilées dans les congrès de la CLASSE et de l’ASSÉ au cours de l’année et qui révèlent que les déléguées femmes et ceux et celles de niveau collégial interviennent trois fois moins fréquemment que les hommes et les délégué.e.s des associations universitaires (Comité femmes, 2013 : 99). Pour les membres du Comité femmes, ces disparités ne peuvent être réduites à des choix personnels ou au fait que des délégué.e.s aient tout simplement plus de choses à dire. Elles relèvent des mécanismes concrets qui contribuent à maintenir une partie des militantes et militants en position subordonnée : « On note, entre autres, que des délégué-es plus expérimenté-es peuvent soupirer ou rouler les yeux au ciel lorsqu’un nouveau ou une nouvelle délégué-e intervient pour questionner les procédures ou ne fait pas une proposition quelconque au bon moment dans le processus délibérant » (Comité femmes, 2013 : 99). Ce type de dynamique est repris dans « Le Petit livre mauve » (ASSÉ, 2013), outil de référence développé par l’ASSÉ pour débusquer et limiter les rapports de domination dans les instances. On y invite les délégué.e.s à éviter de « monopoliser le micro » en précisant que les hommes tendent à intervenir plus souvent dans les plénières et les moments de délibération que les femmes (ASSÉ, 2013 : 4). D’autres exemples de rubriques témoignent des rapports de domination de genre identifiés dans les instances de l’Association : « N’écouter que soi », « Parler en majuscules », « Parler pour les autres / reformuler » et « Être paternaliste ». La dernière section de ce document offre des pistes de solutions pour remédier aux inégalités et aux rapports de domination dans les prises de parole, un indicateur de l’importance de ces enjeux pour l’ASSÉ. On y lit ainsi des explications pour chacune de ces suggestions :

1. Ne pas interrompre; 2. Offrir une bonne écoute; 3. Recevoir et donner du soutien;

4. Cesser de parler en réponses/solutions et de donner son opinion sur tous les sujets; 5. Interrompre les comportements dominants;

6. Éviter de s’offenser ou de nier lorsque nos camarades nous font remarquer nos attitudes dominantes. (ASSÉ, 2013).

Il reste certainement du travail à faire pour que ces principes soient véritablement incarnés, comme en témoigne l’introduction de l’ouvrage collectif Les femmes changent la lutte, centrée sur la question des limites à la prise de parole des femmes pendant et après la grève étudiante de 2012

(Surprenant, 2013). Rappelant le peu de visibilité médiatique accordé aux femmes engagées dans le mouvement du printemps 2012, leurs préoccupations spécifiques ayant été enterrées par le concert des revendications des « étudiants », Surprenant trace des pistes d’explication :

Plusieurs [femmes] se sentent inconfortables avec les façons de faire dans les instances et avec les façons d’exercer la parole publique. Elles doivent à la fois se battre pour prendre la parole et mettre de l’avant leurs idées, et lutter contre les stéréotypes qui accordent toujours plus de valeur à la parole masculine. La politique est encore perçue et orchestrée par et pour des hommes et le mouvement étudiant, lieu d’action politique, n’échappe pas à cet état de fait (Surprenant, 2013 : 18).