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Transgression de la personnalité originelle

Chapitre V. La mémoire et l'oubli

5.1.1.4. Transgression de la personnalité originelle

- Attendez… son prénom, c’était… Pedro… Nous restions debout au bord du talus. De nouveau, il avait sorti sa pipe, et la nettoyait à l’aide d’un petit instrument mystérieux. Je me répétais à moi-même ce prénom qu’on m’avait donné à ma naissance, ce prénom avec lequel on m’avait appelé pendant toute une partie de ma vie et qui avait évoqué mon visage pour quelques personnes. Pedro.246

Grâce aux renseignements de ce jardinier, le narrateur essaie de saisir sa mémoire dispersée dans son inconscient, et de considérer ce Pedro comme son ancien soi.

5.1.1.4. Transgression de la personnalité originelle

Notre conscience cherche toujours à être identifiée par des indices concrets. Si on ne savait pas qui on était, on plongerait dans la tristesse. Modiano exprime subtilement le désir d’être identifié du « je-narrant ». Dans la quête sur sa propre vie, le « je-narrant » arrive à retrouver le fait qu’il était un ami de Freddie. Au fur et à mesure qu’il réussit à obtenir des informations sur son passé et qu’il se rapproche des indices qui permettent de connaître sa vraie identité, le « je » commence à changer de posture.

Au chapitre douze, sachant qu’il se trouve sur la photo avec Freddie, le narrateur

245 Ibid., p. 92.

112 commence à considérer son aspect comme son ancien soi. Le changement de la conscience de soi provient alors de la coïncidence des deux. Pour le démontrer, nous citons ce paragraphe :

Je figure sur deux d’entre elles. Aucun doute, c’est le même homme que celui que l’on voit à côté de Gay Orlow et du vieux Giorgiadzé. Un brun de haute taille, moi, à cette seule différence près que je n’ai pas de moustache. Sur l’une des photos, je me trouve en compagnie d’un autre homme aussi jeune que moi, aussi grand, mais aux cheveux plus clairs. Freddie ? Oui, car au dos de la photo quelqu’un a écrit au crayon : “Pedro-Freddie-La Baule.” Nous sommes au bord de la mer et nous portons chacun un peignoir de plage. Une photo apparemment très ancienne.247

Guy Roland retrouve ainsi son nom passé, Pedro McEvoy. La personne sur les photos est convertie en « soi » du narrateur, et les deux se mettent à coïncider. Cependant, avant qu’il recouvre la mémoire, il n’arrive pas à se persuader définitivement que ce prénom était le sien. Sa conscience de soi oscille entre le soi et l’altérité, et quelques descriptions à la première personne apparaissent.

Tant que le narrateur s’imagine qu’il était Pedro, il désigne Pedro en disant tantôt « je » et tantôt « il ». Nous mettons en évidence une scène dans laquelle le narrateur évoque son ancien soi à la troisième personne. En dépit des documents donnés, il raconte son ancien soi en utilisant « il » : « Un homme dont le prénom était Pedro. ANJou 15-28. […] Il travaillait dans

une légation d’Amérique du Sud paraît-il… »248. Sa façon de parler exprime sa conscience

aléatoire. À cause d’une lacune mémorielle, il n’est pas encore totalement convaincu que son prénom était Pedro.

Cela prouve que la mémoire du narrateur forme un « soi » qui lui donne une identité. Modiano insiste sur le fait que la fonction mémorielle définit le narrateur. Afin de montrer l’importance de la mémoire pour créer la personnalité, nous citons une phrase de ce narrateur : « Vous aviez raison de me dire que dans la vie, ce n’est pas l’avenir qui compte,

c’est le passé »249.

À ce stade où le narrateur se prend pour Pedro, la transition de la personnalité de Guy Roland, qui vit dans l’amnésie, à la personnalité originelle, n’est pas encore accomplie

247 Ibid., p. 98.

248 Ibid., p. 104.

113 totalement. Sa conscience est labile entre la mémoire et l’amnésie, cette ambigüité se reflétant dans ses paroles : « Un sentiment de désolation m’a envahi : je me trouvais peut-être devant le

château où j’avais vécu mon enfance »250 ; à la page cent six, le narrateur ignore qui il est :

« Les lettres dansent. Qui suis-je ? »251 ; au chapitre XI : « Alors une sorte de déclic s’est

produit en moi. La vue qui s’offrait de cette chambre me causait un sentiment d’inquiétude,

une appréhension que j’avais déjà connus »252.

Nous faisons remarquer la particularité descriptive en comparant les chapitres où le narrateur ne se souvient de rien (jusqu’au chapitre XVII) aux chapitres où lui reviennent des bribes de souvenirs (du chapitre XVIII au chapitre XLVII). Jusqu’au chapitre XVIII, ce sont les autres personnages qui lui fournissent des informations identiques à travers un dialogue interrogatif ou à travers la recherche des données des documents. Cette technique narrative apparaît dans la deuxième partie également, à partir du chapitre XVIII, mais elle est plus fréquente dans la première partie. Afin de souligner le manque de compétence mémorielle de ce narrateur dans la première partie, nous voyons que le narrateur lui-même participe au discours comme un des personnages.

Voici une scène dans laquelle le « moi narrateur » interroge un personnage ; pour obtenir les informations sur son propre passé, Guy Roland interroge Hélène Pilgram au chapitre XV. Dans ce passage, il se rend à son ancien appartement et s’approche de ce personnage en cachant son ignorance sur son identité ; nous montrons sa conduite implicite. Dans cette scène, le narrateur participe à la conversation à titre de personnage : « Votre ancien numéro n’était pas ANJou 15-28 ? Elle a froncé les sourcils. – Si. Pourquoi ? Elle a ouvert la porte. […] – Pourquoi me demandez-vous ça ? – Parce que j’ai habité ici… […] Elle a écarquillé les yeux. – Mais… vous êtes… Monsieur McEvoy ? – Oui, lui dis-je à tout hasard. […] Elle paraissait

vraiment émue. »253; ensuite, il l’interroge en ce qui concerne le départ ; « […] D’ailleurs elle

m’avait dit, avant son départ, que je pouvais reprendre l’appartement… – Avant son départ ? –

Mais oui… Avant que vous partiez à Megève… »254. Dans ce paragraphe, le narrateur sonde

la réaction d’Hélène Pilgram pour obtenir l’information. Pour lui, la réaction d’autrui n’est que le reflet de son soi. À travers ce personnage, il essaie de construire sa propre image, les

250 Ibid, p. 83. 251 Ibid. 252 Ibid, p. 122. 253 Ibid, p. 108. 254 Ibid., p. 113.

114 autres ne sont qu’un miroir à qui il montre sa figure.

Grâce à Hélène Pilgram, le « moi narrateur » obtient des renseignements importants : son ancien nom de famille, McEvoy, et le fait que son « moi de l’action » oublié par l’amnésie habitait avec Denise Coudreuse dans le même appartement qu’Hélène. D’ailleurs, Hélène lui montre une carte envoyée par Denise à cette époque-là. Il s’agissait de ses dernières nouvelles et elle annonçait qu’elle passait la frontière à Megève avec Pedro McEvoy. L’adresse que Denise avait laissée à Hélène était AUTeuil 54-73, au nom de Oleg de Wrédé.

Le narrateur essaie de se souvenir de la vie dans son ancien appartement : « Du temps où je

m’appelais Pedro McEvoy et où je rentrais ici chaque soir ? »255.

Ce narrateur est homodiégétique car il participe lui-même au récit à titre de personnage, et la dissimulation intentionnelle de sa vraie nature dans l’oubli mémoriel construit la stratégie du récit ; cela provoque la curiosité du lecteur. En faisant croire à son ignorance aux lecteurs, il est présent aux conversations afin de retirer les témoignages sur son passé, et en même temps il oblige ses interlocuteurs à raconter le passé en faisant semblant de l’ignorer ; ainsi, ce narrateur contrôle les données de l’information qui induisent le dénouement du récit stratégiquement. Il connote l’autonymie énonciative implicitement.

5.2. Deuxième partie ; le recouvrement de la mémoire et l’apparition de la personnalité