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Chapitre II. Le dispositif narratif complexe chez Modiano

2.3. La figure du présent dans l'univers mémoriel

2.4.3. Les instances unifiées

Comment le deuxième cycle se termine-t-il ? Dans ce deuxième cycle, à la page cent

cinquante-deux, le narrateur homodiégétique se met à repenser à Ingrid ; les souvenirs de plusieurs épisodes affluent à sa conscience. Par conséquent, le temps redevient celui du « vécu » du narrateur : « Dans ma chambre, j’ai de nouveau consulté mes notes. L’été qui avait précédé la guerre et quelquefois encore pendant la première année de l’Occupation,

137 Ibid., p. 147.

73 Ingrid, à la sortie du lycée Jules-Ferry, prenait le métro jusqu’à l’église d’Auteuil et venait

chercher son père à la clinique du docteur Jougan »139.

Le narrateur se souvient également de la dernière rencontre avec Ingrid en raison d’une coupure de journal qu’elle lui avait donnée. Cette annonce de journal venait du père d’Ingrid, qui souhaitait retrouver sa fille, installée chez Rigaud sans le prévenir :

Je suis tombé sur la vieille coupure de journal qui datait de l’hiver où Ingrid me l’avait donnée la dernière fois que je l’avais vue. Pendant le dîner, elle avait commencé à me parler de toute cette époque, et elle avait sorti de son sac un portefeuille en crocodile, et de ce portefeuille la coupure de journal soigneusement pliée, qu’elle avait gardée sur elle pendant toutes ces années.140

Cette annonce permettait au père de rechercher Ingrid, car elle ne rentrait plus à l’hôtel du boulevard Ornano. Sur cette annonce étaient indiqués le nom, l’âge, la taille, la couleur des yeux d’Ingrid, et les coordonnées de son père… Cette coupure de journal renvoie le narrateur homodiégétique à la vie d’Ingrid à cette époque, à l’inquiétude du père, et à l’étonnement d’Ingrid quand elle a retrouvé cet article. À la page cent cinquante-quatre, l’imagination du passé d’Ingrid fait provisoirement intervenir le narrateur hétérodiégétique. Dans ce paragraphe, Ingrid retourne à l’hôtel dans lequel elle habitait avec son père immédiatement après qu’elle a appris que celui-ci la cherchait. Cependant, à son retour, elle découvre que son père a été arrêté par la police et emmené vers une destination inconnue, sûrement au camp. Le patron de l’hôtel lui annonce qu’ils sont partis très tôt un matin et qu’elle est arrivée trop tard : « Il lui a expliqué que des agents de police un matin, très tôt, vers le milieu du mois de décembre, étaient montés chercher son père dans sa chambre et l’avaient emmené pour une

destination inconnue »141.

Cet épisode fait comprendre la séparation définitive entre le père et la fille.

La dernière réapparition du narrateur hétérodiégétique est ainsi accomplie. Après le narrateur redevient homodiégétique, le temps n’est autre que le présent du narrateur, et le deuxième cycle achève son déroulement.

139 Ibid., p. 152.

140 Ibid., p. 153.

74 À la fin du chapitre, le narrateur homodiégétique souhaite visiter l’hôtel où Ingrid et son père se trouvaient, mais il n’existe plus. Un sentiment de vide étreint le narrateur, et il imagine l’amertume d’Ingrid, son sentiment de vide quand elle a appris la mort de son père : « Un soir, elle était retournée elle aussi dans ce quartier et, pour la première fois, elle avait éprouvé un sentiment de vide. […] Ce sentiment de vide et de remords vous submerge, un jour. Puis, comme une marée il se retire et disparaît. Mais il finit par revenir en force et elle ne pouvait

pas s’en débarrasser. Moi non plus »142.

Nous comprenons qu’Ingrid ressentait une profonde tristesse face à sa propre vie. Les événements étaient blessants pour elle, et les souvenirs malheureux s’obstinaient.

Le pèlerinage du narrateur et la biographie permettent de graver la vie d’Ingrid dans la

mémoire. Ingrid menait une vie solitaire et s’est suicidée dans sa solitude.

Dans ce chapitre, nous avons entrepris l’analyse d’un va-et-vient relativement linéaire entre la narration homodiégétique et la narration hétérodiégétique au gré de la mémoire de l’auteur. En suivant les deux cycles, le narrateur modifie souvent les modalités de la narration. Dans le temps « vécu » du narrateur, le narrateur homodiégétique apparaît, et dans le temps fictif, c’est le narrateur hétérodiégétique qui se manifeste. Par ailleurs, la perspective du narrateur homodiégétique change fréquemment. La temporalité et la modalité narrative ont un rapport

étroit dans Voyage de noces.

Ce récit rend compte du chagrin du narrateur à cause de la disparition d’Ingrid, qui menait une vie ruinée et solitaire ; son enfance heureuse s’est envolée à cause de la guerre. La séparation définitive d’avec son père et la rupture avec Rigaud ont jeté une ombre sur l’existence d’Ingrid. À la fin de sa vie, elle s’est mise à errer dans la ville, puis elle a choisi le suicide. Le regret du narrateur de ne pas avoir pu sauver cette vie l’attriste ; son souhait de connaître la raison de ce suicide l’a conduit à écrire la biographie d’Ingrid, pour ne pas oublier leur existence, leur rencontre, leur amitié, et pour croire encore aux souvenirs agréables. Au chapitre suivant, nous approfondissons la question de la narration homodiégétique dans

la narration de la mémoire, surtout en remarquant la dissociation du soi du narrateur, laissant

place à un moi qui vit dans l’univers « réel », nommé « moi narrateur », et à un moi qui vit

75 dans l’univers de la mémoire, nommé « moi de l’action ».

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