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Chapitre VII. La dimension spatio-temporelle de la remémoration

7.1. Le temps subjectif et objectif selon Ricœur

7.1.1. Le temps et la mémoire

Pour ébaucher la mémoire du narrateur, le temps est un élément important car le « je-narrant » possède une perception du temps, le cours du temps du récit est manipulé par sa perception temporelle. Selon Ricœur, il existe une âme qui crée l’intra-temporalité, sa

306 Béatrice Desgranges, Francis Eustache, « Les conceptions de la mémoire déclarative d'Endel Tulving et leurs conséquences actuelles », Revue de neuropsychologie 2011/2 (Volume 3), p. 94-103

307 Paul Ricœur, Temps et récit III, Paris, Seuil, 1985, p. 146.

140 capacité à reconnaître la séparation entre le « je-narrant » et le « je-narré » crée le temps spécifique de l’univers de la mémoire. La conscience du « je-narrant » dans cette division signifie que lui-même perçoit la temporalité. Ricœur définit l’âme comme une existence qui peut percevoir l’avant et l’après du temps, « à savoir la distinction par la pensée de deux

extrémités et d’un intervalle »309.

La remémoration du « je-narrant » provoque le désordre événementiel dans un récit, mais

sa distinction cognitive sur l’avant et l’après des événements prouve la conscience du temps

du narrateur. Ordinairement, le temps est un élément « cosmique »310 pour Ricœur, le temps

est une existence indépendante et se caractérise par le mouvement ; cependant, dans la narration mémorielle de Modiano, nous observons la mise en relation entre le temps et la conscience du narrateur, ce rapport étroit permet que le temps se convertisse en temps expérimenté.

La séparation entre le « je-narrant » et le « je-narré » est indispensable pour la représentation de la mémoire. Le « je-narrant » peut arbitrairement remonter le temps dans la mémoire grâce à la perception du temps. Ricœur distingue le temps qui simplement passe et le temps expérimenté, le temps qui s’écoule dans la conscience du narrateur est celui des expériences de ce dernier. La temporalité de la mémoire est le temps déformé dans la conscience, à cause de la remémoration, la linéarité du temps est brisée. Autrement dit,

Modiano représente le « temps qui simplement passe » converti en temps défait par la

cognition du narrateur.

Dans la remémoration, le « je-narrant » ne prend pas soin de l’ordre événementiel, en conséquence, elle apporte le désordre événementiel dans un récit, et cela rend possible la description de la mémoire. Dans ce chapitre, nous examinons une question de la temporalité dans les œuvres de Modiano : comment le narrateur perçoit-il et sent-il le temps objectif ?

Dans la remémoration du narrateur, il est important que nous partagions une sensibilité du temps avec lui. La représentation de la conscience intime du temps chez le narrateur nous permet de ressentir le temps comme lui. Le lecteur et le narrateur partagent la même sensation temporelle. La perception de la continuité du temps est capitale pour l’intra-temporalité ; dans

son œuvre Temps et récit III, Ricœur remarque le signe grammatical du temps qui exprime la

309 Ibid., p. 29.

141 continuité temporelle. Le cours du temps est représenté par les verbes « commencer »,

« continuer », « finir », « demeurer », et quelques « adverbes et conjonctions du temps »311,

« encore », « tant que », « maintenant », « pendant »312, etc. Nous observons ce phénomène

dans les œuvres de Modiano également ; parfois, le « je-narrant » insère ces mots afin de démontrer sa propre perception de la continuité du temps. Nous citons une phrase pour montrer le procédé : « J’ai connu Francis Jansen quand j’avais dix-huit ans, au printemps de

1964, et je veux dire aujourd’hui le peu de choses que je sais de lui »313. Dans cette phrase, est

important le contraste entre le temps où le « je-narré » existait et celui où le « je-narrant » se trouve. Ce décalage entre « aujourd’hui » et « quand j’avais dix-huit ans, au printemps de 1964 » révèle que le temps s’est écoulé pour le narrateur. L’expérience du temps s’exprime par cette continuité temporelle entre le « je-narré » en 1964 et le « je-narrant » présent. Comme Ricœur mentionne que « tout être temporel ‘apparaît’ dans un certain mode

d’écoulement continuellement changeant »314, ce « moi » qui change dans le cours du temps

est une preuve de son existence.

Voici un autre exemple pour démontrer la continuité temporelle dans la conscience du « je-narrant ». À la page dix-sept, celui-ci dévoile l’année où il existe clairement. En se rappelant Jansen, il affirme : « Il a quitté la France au mois de juin 1964, et j’écris ces lignes

en avril 1992 »315, cette parole prouve que le temps s’est écoulé dans la conscience du

narrateur ; il est important que le « je-narrant » et le « je-narré » partagent le même corps. Le « je-narrant » est le résultat de la continuité existentielle du « je-narré ». Cette profondeur temporelle d’une seule personne certifie l’expérience du narrateur.

En ce qui concerne la continuité temporelle, Ricœur cite les propos de Husserl : « La discontinuité présupposée de la continuité, que ce soit sous la forme de la durée sans

changement ou celle du changement continu »316, quoi qu’il en soit, le laps de temps, la

présupposition de continuité du temps dans une même personne rend possible la description de la mémoire.

Cette indication exacte des années permet de donner une identité objective à la mémoire. D’un côté, le temps est une existence absolue, et en même temps il est perçu par la conscience

311 Ibid., p. 52.

312 Ibid.

313 Patrick Modiano, Chien de printemps, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 11.

314 Paul Ricœur, Temps et récit III, Paris, Seuil, 1991, p. 54.

315 Patrick Modiano, Chien de printemps, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 17.

142 humaine. Chez Modiano, il s’agit de l’interaction des deux temps, l’un est le temps absolu et cosmique, et l’autre est celui du narrateur, le temps perçu, expérimenté et subjectif. Dans sa remémoration, le « je-narrant » emploie parfois le mot « point de repère » pour indiquer l’année exacte d’un événement, et cet usage procure à sa mémoire une identité objective. Par cet usage, l’ampleur du temps est indiquée, est conduite la cognition du lecteur également, car ce procédé garantit la réalité historique des événements. L’introduction de l’année exacte permet de mettre en rapport le monde réel où le lecteur se trouve et celui du narrateur. À travers cette procédure, le lecteur appréhende le temps du récit comme un passé de son monde, le monde du réel. Cette manière de faire prouve que les événements remémorés se sont passés réellement, et que cette remémoration n’est ni illusion ni hallucination.

La temporalité des récits de Modiano représente le temps expérimenté. Parfois, Modiano souligne un décalage du temps entre le « présent » et le « passé ». Nous prenons un exemple

dans Chien de printemps : « J’avais acheté deux cahiers rouges de marque Clairefontaine, l’un

pour moi, l’autre pour Jansen, afin que le répertoire des photos fût établi en double exemplaire. […] Aujourd’hui, il me cause une drôle de sensation, lorsque j’en feuillette les

pages : celle de consulter un catalogue très détaillé de photos imaginaires »317. Dans ce

paragraphe, la première phrase correspond à un épisode d’il y a trente ans, tandis que la deuxième se situe dans le « présent ».

L’orientation cognitive du narrateur détourne de façon rétroactive le présent, ce mouvement conscient implique celui du lecteur. Comme Ricœur déclare que « le présent est à la fois ce

que nous vivons et ce qui réalise les anticipations d’un passé remémoré »318, l’assimilation du

point de vue de la part du lecteur permet de partager la sensation du temps avec le narrateur.

Dans Temps et récit III, Ricœur considère l’intra-temporalité comme « la considération du

laps de temps : de l’intervalle entre un “depuis que”, et un “jusqu’à ce que”, engendré par les

rapports entre “maintenant” et “alors” »319, cette nature durable étant une caractéristique du

temps intérieur ; dans la remémoration du narrateur, Modiano souligne toujours ce caractère durable du temps ; dans les paroles du narrateur, nous observons très souvent des mots qui désignent l’intervalle temporel.

Nous citons un autre exemple dans lequel Modiano représente le laps de temps à l’intérieur

317 Patrick Modiano, Chien de printemps, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 33.

318 Paul Ricœur, Temps et récit III, Paris, Seuil, 1991, p. 68.

143 du narrateur. Dans cette scène de la première rencontre, Jansen prend une photo du « je-narré » et de son amie avec son appareil Rolleiflex. Après la remémoration de cette scène, le « je-narrant » regarde au présent cette photo prise par Jansen, et la commente rétrospectivement : « Il nous a fait asseoir sur un banc, et ensuite il nous a placés devant un mur qu’ombrageait une rangée d’arbres, avenue Denfert-Rochereau. J’ai gardé l’une des photos. Nous sommes assis sur le banc, mon amie et moi. J’ai l’impression qu’il s’agit d’autres personnes que nous, à cause du temps qui s’est écoulé ou bien de ce qu’avait vu

Jansen dans son objectif […] »320.

Le début décrit la scène du passé où Jansen a pris leur photo, et à la fin il s’agit de la rétrospection du narrateur sur cette photo que Jansen lui a laissée. Ce passage montre le temps écoulé à l’intérieur du narrateur ; entre le « moi narrateur » et le « moi de l’action » il existe un laps de temps, mais tous les deux renvoient à une même personne, le narrateur. Le « moi narrateur » perçoit ce cours du temps, et cette continuité du temps à l’intérieur du narrateur garantit l’existence de celui-ci.

Comme Ricœur le mentionne, la mémoire est une « reconstruction du passé »321. Cette

reconstruction du passé crée le temps subjectivisé.

Dans les œuvres de Modiano également, les souvenirs sont un passé reconstruit par l’esprit

du narrateur. Autrement dit, quand le « je-narrant » raconte ses souvenirs, il s’agit d’un passé déformé et reconstruit par la subjectivité du narrateur. Afin de montrer ce passé déconstruit,

nous évoquons une parole du narrateur dans Remise de peine. À la page soixante-sept, le

« je-narrant » raconte un épisode de son enfance où il se rendait à Paris avec son frère et un des personnages, Annie. En se rappelant le trajet aboutissant à Paris, le « je-narrant » mentionne que son histoire est une reconstitution de la mémoire : « Le trajet était toujours le

même et, grâce à quelques efforts de mémoire, j’ai réussi à le reconstituer »322.

L’intra-temporalité produit d’autres phénomènes temporels dans un récit. La remémoration du narrateur engendre un cours du temps dépourvu d’uniformité. Nous nous focalisons sur une progression du temps dans le passé remémoré. Genette étudie les notions du temps

« durée » et « vitesse » dans Figures III. Dans son œuvre, il distingue en premier le temps de

l’histoire et le temps du récit en prenant un exemple de La Recherche de Proust. Genette

320 Patrick Modiano, Chien de printemps, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 13.

321 Paul Ricœur, Temps et récit III, Paris, Seuil, 1991, p. 62.

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définit le temps de l’histoire comme le temps qu’on peut mesurer objectivement, à la façon du

monde réel, tandis que le temps du récit est le temps propre à l’univers romanesque. La

remémoration arbitraire du « je-narrant » consiste à se souvenir d’un épisode. Une des caractéristiques de la remémoration est que le « je-narrant » contrôle le cours du temps arbitrairement. Quand le « je-narrant » plonge dans sa propre mémoire, la scène est décrite en détail, dans ce cas, la durée d’une scène se prolonge ; il s’adonne à se remémorer, une scène attirant son intérêt est racontée plus en détail. Le manque d’équilibre au niveau de la durée du temps est remarquable. Son attachement aux détails de l’histoire est une des caractéristiques des souvenirs.

7.1.2. La vitesse temporelle dans le monde mémoriel

Une différence entre le temps cosmique et celui de la conscience provient aussi du manque d’homogénéité de la vitesse du temps. Nous avons mentionné que quand le « je-narrant » raconte une scène en détail, la vitesse de la narration ralentit ; nous citons un exemple : « Blanche-Neige allait s’asseoir sur le banc, au pied des pins, à sa place habituelle. Mon père s’approchait du château, il contemplait la façade et les hautes fenêtres murées. Il poussait la porte d’entrée et nous pénétrions dans un hall dont le dallage disparaissait sous les graves et

les feuilles mortes »323. Cependant, tandis que dans ces phrases, dont les descriptions

détaillées représentent la vitesse du temps presque aussi rapidement que celle du « réel », nous pouvons nous apercevoir que le temps passe plus vite que dans les phrases suivantes : « En automne, nous ramassions les châtaignes. Le boulanger des Mets était le père de mon camarade de classe, et chaque fois que nous entrions dans sa boutique, la sœur de mon ami

était là, et j’admirais ses cheveux blonds bouclés qui lui tombaient jusqu’aux chevilles »324.

Ici, la description est sommaire, selon le terme de Genette. Le cours du temps n’est pas

homogène, cette hétérogénéité de la vitesse du temps est masquée par le ton rétroactif. Dans l’univers mémoriel, le temps et l’espace peuvent se déplacer fréquemment, selon l’intérêt du « je-narrant », qui permet ce mouvement arbitraire.

323 Ibid., p. 37.