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Chapitre I. Figure de Patrick Modiano

1.1. Quelques pistes sur sa famille

1.1.1. La figure de sa mère

Afin de retrouver la matrice des œuvres de Modiano, il est nécessaire de connaître également la biographie de sa mère. Luisa Colpeyn est née à Anvers en Belgique, en 1918.

24 C. W. Nettelbeck et P. Hueston, Patrick Modiano pièce d’identité, Paris, Lettres Modernes, 1986, p. 5.

25 Thierry Laurent, L’œuvre de Patrick Modiano : une autofiction, Lyon, 1997, p. 94.

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Comme le mentionne Un Pedigree, son grand-père maternel était docker, son père était

ouvrier et aide-géomètre27. Elle était issue d’une famille modeste. Comme Thierry Laurent

l’indique dans L’œuvre de Patrick Modiano : une autofiction,elle était comédienne et actrice.

Sa carrière professionnelle a commencé vers 1938 à Anvers.

Ses débuts professionnels ont échoué à cause de la guerre ; l’invasion par la Wehrmacht en mai 1940 a fait immigrer Luisa en France. Après cette rupture, à Paris, elle a trouvé du travail

comme traductrice de films allemands en néerlandais à la Continental28. Même si elle

travaillait dans le domaine du cinéma, elle accordait sa préférence au théâtre. Après la guerre, elle a repris son travail de comédienne et actrice à Paris ; dans des pièces théâtrales, et

également dans des films, La Mort de Belle de Molinaro, Rendez-vous de juillet de Becker et

Méfiez-vous des blondes de Hunebelle, on peut la trouver dans des seconds rôles. Dans la lettre que Modiano adresse à Thierry Laurent pour lui donner son avis après la lecture de

L’œuvre de Patrick Modiano : une autofiction, il témoigne que sa mère n’était pas vraiment attirée par le théâtre : « Je crois qu’elle a exercé ce métier de manière un peu casanière, sans

ambition dévorante »29. Cependant, il est certain que le métier de sa mère a influencé

Modiano, le théâtre attirant profondément son attention : « j’ai toujours été sensible au monde des comédiens, des coulisses de théâtres et des loges, où ma mère m’a introduit dès mon

enfance »30. Parfois, les personnages secondaires apparaissent dans ses récits, comme dans De

si braves garçons et Quartier perdu.

En ce qui concerne la vie conjugale des parents de Modiano, Luisa Colpeyn a rencontré

Albert Modiano vers 194231. Plusieurs documents montrent qu’ils se sont installés ensemble

vers 1942-1943 au quai Conti. Colpeyn l’a épousé en 1944 à Megève, juste un an avant la naissance de Patrick Modiano. Cependant, ce mariage commence à échouer très vite ; avec l’absence du père, leur vie conjugale est malmenée. Cette recherche permet d’imaginer l’enfance isolée de Modiano ; sa mère le laisse fréquemment tout seul : « la mère voyage, le fils ignore où elle est et il se sent terriblement seul. […] Du fait de ses déplacements professionnels incessants, la mère de Modiano ne revoyait pas souvent son fils durant des

27 Patrick Modiano, Un Pedigree, Paris, Gallimard, 2006, p. 7.

28 Thierry Laurent, L’œuvre de Patrick Modiano : une autofiction, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 108.

29 Ibid., p. 6.

30 Ibid., p. 9.

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semaines ou même quelquefois des mois »32. Dans Lectures de Modiano, Stéphane Chaudier

remarque également l’enfance malheureuse d’un être « mal-aimé », celle de Modiano, qui

connaît ainsi « les affres des affections non réciproques »33. C’était les grands-parents

maternels qui soutenaient Modiano au niveau financier et qui lui donnaient de l’affection. 1.1.2. La rencontre avec la solitude

Cosnard met en évidence un espace particulier, 15 quai Conti, à Paris, adresse où se

trouvait l’appartement d’Albert Modiano et Luisa Colpeyn. Patrick Modiano y a passé son enfance et son adolescence, malgré de nombreux déménagements. Dans la chambre de cet appartement, Modiano a appris la solitude à travers le délaissement de ses parents et la séparation définitive d’avec son frère Rudy, en février 1957, quand il avait neuf ans. Il apparaît que l’existence de Modiano était faite de solitude à cause du délaissement parental ; aussi mentionne-t-il dans l’entretien avec P. Assouline : « Le choc de sa mort (de Rudy) a été déterminant. Ma recherche perpétuelle de quelque chose de perdu, la quête d’un passé brouillé qu’on ne peut élucider. L’enfance brusquement casse, tout cela participe d’une même névrose

qui est devenue mon état d’esprit »34.

Jeune, Modiano a passé beaucoup de temps tout seul dans cet appartement. Son état névrotique, le vide sombre dans son esprit, ces dures expériences conduisent Modiano à ruminer son passé. Ces moments difficiles de sa jeunesse sont à l’origine de la naissance de sa rétrospection ; l’intensité de la solitude et le chagrin pèsent lourdement sur son cœur, et les douloureux souvenirs s’obstinent dans sa conscience. L’attachement à son propre passé fait naître une division entre le « moi actuel » et le « moi passé », et cette dissociation du « moi » dans sa conscience se lie à son style d’écriture. La narration à la première personne dans laquelle un narrateur raconte sa propre mémoire est similaire à la réflexion de l’auteur adressée à son soi passé. La remémoration des lieux de son enfance paraît souvent dans ses récits, cette relation entre l’espace physique et l’espace mental caractérisant les œuvres de Modiano, notamment pour ce qui est de l’errance mentale dans les souvenirs et de l’attachement à la mémoire douloureuse.

32 Ibid., p. 111.

33 Stéphane Chaudier, « MODIANO BELGE », in ROCHE Roger-Yves, Lectures de Modiano, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2009, p. 67.

32 Modiano poursuit la question du judaïsme dans de nombreuses œuvres, et surtout celle de l’identité judaïque du narrateur qui s’appuie sur la généalogie paternelle.

Dans la période trouble de la Guerre mondiale, la mère de Modiano a été impliquée dans la confusion sociale ; son exil de la Belgique à Paris sous la pression allemande en 1942, le mariage avec un Juif en France dans l’époque de l’Occupation… Ce fait nous révèle la perte de son identité nationale. En ce qui la concerne, Chaudier explique la réversibilité étrangère de sa situation : « au printemps, la nationalité belge de la mère servait de paravent protecteur au père juif ; en automne, c’est cette judéité qui tente de dissimuler la qualité d’étrangère de la mère, devenue suspecte : elle n’est plus ni belge ni flamande, mais “arrivée

en 1942 sous la protection des Allemands” »35.

La situation autour de Colpeyn change souvent. Par le biais de ce changement social et politique, la perte de la nationalité belge a conduit Colpeyn à se glisser dans un autre mode de vie et à se considérer tout autre dans cette nouvelle condition sociale. Son destin erratique a également placé Modiano dans la difficulté d’identification de son origine. Comment peut-on identifier un fils entre un juif et une réfugiée belge en France ? Ce fait perturbe nécessairement Modiano. Sa mère n’arrive pas à devenir un soutien à cause de la perte de sa nationalité belge. Nous observons le malaise et le complexe de Modiano dans les paroles de ses narrateurs et les thématiques de ses récits. Comme Schlemilovitch, qui représente la

judaïté dans La Place de l’étoile, Modiano a eu du mal à se sentir assimilé en France. Dans

cette œuvre, Modiano s’obstine à poursuivre la question du judaïsme, ce qui nous permet de

trouver des traces de la confusion au niveau de l’identité chez le jeune Modiano. Dans La

Ronde de nuit, Modiano décrit un narrateur-personnage juif qui appartient à la Gestapo française.

Sur le silence de la question flamande, Chaudier fait remarquer que « si l’identité juive est, on le comprend, superlativement problématique et douloureuse, l’identité flamande, elle, est

curieusement non interrogée »36. Modiano ne considère pas l’identité flamande comme

problématique. Pour Modiano, c’est la judaïté paternelle qui a déterminé sa conscience de soi, l’origine belge est plutôt un problème insensible et foncier. Nous observons le fait que la question flamande possède certaines affinités avec Modiano ; Chaudier fait remarquer que la langue maternelle de Modiano est flamande, et qu’il existe quelques indices flamands dans la

dénomination des personnages, comme dans Les Boulevards de ceinture, où le nom

35 Ibid., p. 74.

33 Deyckecaire s’inspire de l’homophone flamand.

1.2. La jeunesse

Liée à une situation familiale tourmentée, la jeunesse de Modiano a elle aussi été perturbée. À ce sujet, Thierry Laurent avance que « La scolarité du jeune Patrick fut particulièrement instable ; au gré des hasards ou de l’arbitraire des décisions paternelles, il changeait d’établissement. Une reconstitution est impossible, mais l’œuvre évoque pêle-mêle collèges et

lycées de la rive gauche de la capitale, rigides “boîtes à sac” en banlieue, écoles d’Annecy »37.

Modiano passait parfois sa scolarité loin de ses parents. Ses souvenirs d’auteur trouvent un écho dans ceux du narrateur dans ses récits : les séjours en l’absence de ses parents en 1949-1950 à Biarritz, et en 1952-1953 à Jouy-en-Josas, deviennent des thèmes importants

dans Remise de peine et Accident nocturne.

Si Bruno Blanckeman définit les événements romanesques chez Modiano comme « des

événements vécus sur ceux des situations imaginaires »38, c’est parce que Modiano reproduit

parfois ses propres expériences dans une situation fictionnelle. Certains détails changent, par exemple le lieu et l’âge, mais l’auteur crée un événement similaire à son enfance, comme s’il l’inventait en s’appuyant sur sa mémoire. L’expérience d’être pensionnaire dans divers établissements pendant 1956-1962 transforme en motifs des récits.