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La découverte de la personnalité originelle

Chapitre V. La mémoire et l'oubli

5.2. Deuxième partie ; le recouvrement de la mémoire et l’apparition de la personnalité originelle

5.2.6. La découverte de la personnalité originelle

pressentiment. Je lui ai tendu les liasses de billets. Puis il s’est retourné vers nous et m’a souri. […] Il souriait toujours. Étrange sourire que je revois encore dans mes rêves.274

En dépit du pressentiment négatif, le narrateur et Denise acceptent la proposition de Wrédé et Bob Besson sans deviner leur but. Le narrateur et Denise partent avec eux pour la frontière suisse en voiture. En descendant de la voiture et en marchant vers la frontière, Bob Besson et Wrédé laissent le narrateur dans la neige. Le premier lui déclare brusquement qu’il part en éclaireur. Le « moi narrateur » se souvient du moment où il s’est égaré dans la neige :

J’ai commencé à marcher, derrière Besson. J’observais son dos et la trace de ses pas dans la neige. Brusquement, il m’a dit qu’il partait en éclaireur, car nous approchions de la frontière. Il me demandait de l’attendre. Au bout d’une dizaine de minutes, j’ai compris qu’il ne reviendrait pas. Pourquoi avais-je entraîné Denise dans ce guet-apens ? […] Il neigeait toujours. Je continuais de marcher, en cherchant vainement un point de repère. J’ai marché pendant des heures et des heures. Et puis, j’ai fini par me coucher dans la neige. Tout autour de moi, il n’y avait plus que du blanc.275

Peu à peu, le narrateur prend conscience des raisons de sa perte de mémoire : quand il a repris connaissance, ses souvenirs avaient disparu. Il est facile d’imaginer que Denise, laissée toute seule, a été tuée par Bob Besson et Wrédé. Le projet du narrateur de fuir à l’étranger a échoué. Avec la reprise de sa mémoire, sa conscience de soi change, par conséquent, le « je » qui apparaît n’est plus le même qu’au début du récit.

À travers le dénouement du récit, le narrateur homodiégétique commence à détruire sa première image de Guy Roland selon le dévoilement de sa mémoire, sa confession de la scène de l’accident dans laquelle il a perdu sa mémoire elle-même devient la négation définitive de sa première personnalité amnésique. Grâce à la reprise de la mémoire, la vérité se révèle, cette autodestruction amène la création d’une nouvelle figure du narrateur homodiégétique.

5.2.6. La découverte de la personnalité originelle

Après la révélation de la scène de l’accident, l’image du soi du narrateur se précise. La confusion mémorielle se convertit en identification. L’incomplétude et les troubles de la mémoire s’expriment dans les paroles du narrateur lui-même. Avec la mémoire, le chagrin lié

274 Ibid., p. 230.

126 à la perte des proches se manifeste chez le « moi narrateur ». Plusieurs de ses meilleurs amis étant décédés, il éprouve un sentiment de néant et de solitude. Par ailleurs, sa personnalité originelle n’était pas innocente, il vivait avec une fausse identité et avec l’argent obtenu par le marché noir. Son passé louche pèse lourdement sur lui avec la reprise de sa mémoire.

Comme la confession de son passé, en profitant de son monologue intérieur, est devenue l’autodestruction de sa propre première image amnésique, sa poursuite de la reprise mémorielle nie l’immobilité de son image de soi ; dans le cours de conscience du narrateur, l’image de soi change jusqu’à la fin du récit.

À la fin du récit, le « moi narrateur » obtient des renseignements sur Freddie par Bernardy. Dans sa lettre, il est noté que Freddie est parti de France pour se fixer « en Polynésie sur l’île

de Padipi »276 en 1950. C’était juste après le suicide de sa femme Gay Orlow ; le chagrin a

conduit Freddie à quitter la France comme s’il espérait oublier un événement triste. Pour revoir Freddie, en espérant que ce seul ami soit encore vivant, le « moi narrateur » se rend

dans une île du Pacifique.

Nous citons une phrase dans laquelle il exprime un sentiment complexe avant le départ ; l’espérance de retrouver son ami et l’anxiété se mélangent dans son cœur. Sur le chemin vers l’île, il ressent de l’inquiétude en regardant la photo de ses amis : « J’ai regardé une à une les photos de nous tous, de Denise, de Freddie, de Gay Orlow, et ils perdaient peu à peu de leur réalité à mesure que le bateau poursuivait son périple. Avaient-ils jamais existé ? Me revenait

en mémoire ce qu’on m’avait dit des activités de Freddie en Amérique »277.

La joie d’avoir recouvré la mémoire est éphémère, l’absence de ses amis l’attriste et il doute de la fiabilité de ses souvenirs.

En arrivant sur l’île du Pacifique, le « moi narrateur » retrouve la chambre de Freddie. Il apprend que celui-ci a disparu seulement deux semaines avant son arrivée :

Il y avait une quinzaine de jours, le schooner sur lequel Freddie voulait faire un tour jusqu’aux Marquises était revenu s’échouer contre les récifs de corail de l’île, et Freddie n’était plus à bord. Il nous a demandé si nous voulions voir le bateau et nous a emmenés au bord du lagon. Le bateau était là, le mât brisé, et sur ses flancs, pour les protéger, on avait accroché de vieux pneus de camion.278

276 Ibid., p. 237.

277 Ibid., p. 224.

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La référence au mât brisé rend compte de l’accident grave qui s’est produit pendant la croisière. La disparition de Freddie reste un mystère et personne ne connaît la vérité sur son décès en mer.

À cause du chagrin lié à la disparition de son meilleur ami et à cause du désespoir dû à l’absence d’indices pour le retrouver, le narrateur ressent un choc profond. Finalement, il décide de suivre la trace du disparu :

Je ne sais pas combien de temps je suis resté au bord de ce lagon. Je pensais à Freddie. Non, il n’avait certainement pas disparu en mer. Il avait décidé, sans doute, de couper les dernières amarres et devait se cacher dans un atoll. Et puis, il me fallait tenter une dernière démarche : me rendre à mon ancienne adresse à Rome, rue des Boutiques Obscures, 2.279

Le narrateur refuse de croire au décès de son ami, l’idée lui vient que Freddie continue à vivre dans une petite île corallienne. En plein désarroi, en se raccrochant au faible espoir de retrouver la trace de son ami, il décide de se rendre à Rome, où il pourrait obtenir un dernier indice.

Étant en face de la dure réalité, le narrateur exprime sa tristesse en établissant une comparaison avec une petite fille qui fait l’enfant gâtée devant lui : « nos vies ne sont-elles

pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ? »280.

La vie est éphémère, tous ses proches ont disparu devant lui pendant qu’il vivait sous l’autre personnalité. Finalement, en retrouvant la mémoire et sa personnalité originelle, l’affliction causée par la perte des proches revient chez le narrateur.

En laissant ouverte la possibilité que d’autres souvenirs refassent surface chez le narrateur, ce récit se termine sur quelques énigmes irrésolues, comme l’identité des narrateurs hétérodiégétiques. La reprise de la mémoire change la personnalité du narrateur. Le soi innocent de Guy Roland a disparu, la vraie personnalité de Pedro, qui vivait clandestinement en possédant une identité double se met à vivre dans son esprit. En suivant la trace de la mémoire du narrateur, la conscience de soi s’est modifiée. Nous tirons une conclusion : la mémoire du « moi de l’action » donne l’identification et la personnalité au « moi narrateur », la mémoire du passé forme la personnalité du narrateur. Dans les œuvres de Modiano, le

279 Ibid., p. 251.

128 changement de soi est un des thèmes importants ; avec le cours du temps, le « moi » peut varier. Quand il recouvre la mémoire, il n’y a plus personne qui puisse partager la jouissance du « retour » du narrateur. Le chagrin de la perte des êtres chers et la désespérance de la vie l’affectent.

Conclusion

En profitant de la dissociation entre le « moi narrateur » et le « moi de l’action », Modiano décrit finement l’état amnésique et la reprise de la mémoire. Avec le retour de la mémoire, la personnalité du narrateur change. La mémoire du passé crée la personnalité : l’amnésie a dissimulé sa personnalité originelle, et a créé une deuxième personnalité. Notre démonstration illustre le procédé de l’intégration des deux « moi » en une seule personne ; en oscillant entre les deux personnalités, le « moi narrateur » retrouve son nouveau soi, ni tout à fait identique à la personnalité originelle ni tout à fait identique à son soi amnésique. L’acceptation de son soi imparfait lui offre une nouvelle vie, et laisse suggérer que de nouvelles expériences changeront encore sa personnalité.

Au chapitre suivant, nous entreprenons l’analyse des personnages dans les œuvres romanesques de Modiano. Ils sont importants pour la mise en scène de la mémoire du narrateur.

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