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Manipulation du niveau narratif des narrateurs chez Modiano à travers le

Chapitre VIII. L'évocation du passé et l'ordre des événements

8.1. L’ordre et le désordre du récit

8.1.4. Manipulation du niveau narratif des narrateurs chez Modiano à travers le

Ce qui suscite le déplacement d’instances ne se borne pas au déclenchement d’un nouvel épisode mais à l’imagination du narrateur. Non seulement la frontière s’articule entre des diégèses différentes, mais aussi entre les instances. Dans le cas des œuvres de Modiano, parfois le passage entre l’instance où le « moi narrateur » raconte et l’instance où le « moi de l’action » raconte, c’est-à-dire celle d’histoire racontée, n’est pas remarquable. Dans les œuvres de Modiano, le « moi narrateur » insère souvent ses paroles au présent. Genette fait

remarquer l’usage de cette technique surtout dans la description mémorielle de La Recherche

du temps perdu de Proust. Pour créer la mémoire du narrateur, le récit se transforme en expérience individuelle, les paroles du « moi narrateur » insérées, s’assimilent à l’histoire racontée. De plus, la réflexion du « moi narrateur » est capable d’ébaucher plusieurs épisodes en même temps, le passage d’un épisode à un autre est souvent masqué ; cette technique donne aux lecteurs une illusion narrative, comme si le récit se constituait en une seule instance narrative. « Des lecteurs ne remarquent pas le détour spatio-temporel qui lui avait donné naissance, et croient à un simple “ retour en arrière ” isodiégétique, sans changement de

niveau narratif ».397 Comme cette citation le démontre, la dissimulation du passage entre les

instances différentes se caractérise par la description de la mémoire.

8.1.4. Manipulation du niveau narratif des narrateurs chez Modiano à travers le

temps du récit

La théorie de Genette nous suggère une possibilité : dans les œuvres de Modiano, il est

possible que le narrateur raconte plusieurs histoires dont l’espace-temps varie de l’une à l’autre. Dans sa théorie, il est important que puissent exister plusieurs histoires dont les diégèses différentes, grâce à la remémoration du narrateur. Celui-ci est capable de se rappeler plusieurs épisodes qui s’interpénètrent. En effet, il existe une histoire dans l’histoire, et dans l’univers de la mémoire, parfois la distinction entre chaque épisode est ambiguë et invisible, en conséquence, le déplacement entre chaque diégèse s’effectue discrètement. Nous avons donc l’impression que même le narrateur raconte une seule histoire, alors que plusieurs histoires sont racontées.

Dans les œuvres de Modiano, il existe de nombreux narrateurs qui possèdent une

167 compétence mémorielle ; les uns ne connaissent que certaines bribes de mémoires sur leur propre vie, les autres savent se rappeler leur passé clairement ; la distribution de la compétence souveraine est différente pour chaque narrateur ; cette différenciation lui donne une identité et détermine la temporalité du récit.

8.2. Le temps et la mémoire dans La Petite Bijou : les histoires racontées par

« flash-back »

La théorie de Genette nous donne un indice pour comprendre un récit raconté par le flash-back du narrateur. En rappelant l’histoire du passé, les bribes des souvenirs arrivent très souvent à sa conscience. Par conséquent, chaque histoire est racontée morceau par morceau, il existe plusieurs diégèses dans un seul récit. Dans la mémoire personnelle du narrateur, il y a un rapport entre elles. Le flash-back empêche l’avancement du récit, et engendre une construction compliquée, ainsi qu’un cours du temps complexe. L’expérience douloureuse du passé, l’événement traumatisant reviennent soudainement à l’esprit, au cours de la remémoration d’un autre épisode. Ainsi, plusieurs diégèses existent dans un seul récit, en plus

des bribes de diégèses racontées dans le désordre. Nous prenons pour exemple La Petite Bijou,

œuvre dans laquelle la mémoire de la narratrice a conservé le souvenir d’une jeunesse

solitaire. Au début, elle raconte de mémoire la scène où elle a croisé une dame qui ressemble à sa mère, dont elle avait été séparée dans son enfance et qui devait sans doute être décédée au Maroc. Étonnée qu’elle soit vivante, la narratrice commence à poursuivre cette dame. En suivant sa trace, plusieurs souvenirs enfouis dans la mémoire de sa jeunesse et de son enfance reviennent dans son esprit, la souffrance passée qu’elle a expérimentée revit intérieurement, ce qui la plonge souvent dans un état névrotique.

Elle se souvient en même temps d’autres diégèses, par exemple, sa rencontre avec un jeune homme mystérieux qui s’appelle Moreau-Badmaev, et l’histoire de son travail de baby-sitting, au cours duquel elle a rencontré une petite fille laissée souvent toute seule, comme elle dans son enfance ; ces épisodes traversent sa conscience de narratrice, ils sont aussi racontés alternativement. Comme il existe de nombreuses diégèses dans son esprit, la narratrice les raconte les unes après les autres.

168 8.2.1. Du présent à la mémoire lointaine

La narratrice se souvient des épisodes de sa jeunesse, et sa narration fait des « aller-retour » dans ses souvenirs et dans le récit qu’elle raconte, technique également utilisée par le

narrateur de Proust dans Du côté de chez Swann. Genette explique ce procédé dans Figures

III : « le récit prend un départ difficile, comme hésitant, et coupe d’incessants aller-retour

entre la position mémorielle du “sujet intermédiaire” et diverses positions diégétiques, parfois

redoublées, avant la succession chronologique »398. Dans La Petite Bijou, Modiano introduit

cette technique. La narratrice raconte les souvenirs de sa jeunesse, quand elle avait à peu près vingt ans. Au début du récit, elle confie : « Une dizaine d’années avait passé depuis que l’on

ne m’appelait plus “la Petite Bijou” »399, et : « “Quand j’avais sept ans, on m’appelait La

Petite Bijou” »400. Dans la mesure où elle avait sept ans lorsqu’on l’appelait La Petite Bijou,

nous pouvons aisément deviner son âge.

De plus, nous trouvons plusieurs phrases qui montrent que les histoires racontées proviennent de sa mémoire ; par exemple, à la page cent trente, quand la narratrice raconte une scène rétrospectivement, dans laquelle Badmaev écrit des poèmes sur un papier et le lui

donne : « Badmaev m’a tendu le papier que j’ai gardé précieusement jusqu’à aujourd’hui »401.

Le groupe de mots « jusqu’à aujourd’hui » révèle la distance temporelle entre l’instance où le « moi narrateur » se trouve et celle de l’histoire remémorée, il démontre que l’histoire racontée est tirée de sa mémoire. Voici un autre exemple : dans le passage que nous allons citer, la narratrice parle d’un épisode de son enfance, et grâce à la phrase insérée, nous pouvons nous apercevoir que cet épisode due à sa remémoration : « Un chien. Un caniche noir. Dès le début, il a dormi dans ma chambre. Ma mère ne s’occupait jamais de lui, et d’ailleurs, quand j’y pense aujourd’hui, elle aurait été incapable de s’occuper d’un chien, pas plus que

d’un enfant »402. La bribe de phrase « quand j’y pense aujourd’hui » démontre que le « moi

narrateur » se trouve dans une instance différente de celle de l’univers mémoriel, c’est-à-dire au présent, et qu’il raconte rétrospectivement.

Non seulement les douloureux souvenirs d’enfance éclatent dans la conscience, mais aussi la narratrice se souvient des épisodes qui se sont passés à la même période, la linéarité temporelle des événements est cassée. Par exemple, quand la narratrice se souvient de

398 Ibid., p. 179.

399 Patrick Modiano, La Petite Bijou, Paris, Éditions Gallimard, 2002, p. 9.

400 Ibid., p. 132.

401

169 l’épisode où elle poursuivait sa mère, les souvenirs d’enfance traversent la conscience du « moi narrateur » provisoirement. La rétrospection s’interrompt à cause de l’insertion d’une diégèse différente. Cet aller-retour entre plusieurs positions d’instance et les différentes diégèses est une caractéristique de la description de la mémoire chez Modiano.

Nous montrons ici comment la mémoire en flash-back s’exprime dans l’œuvre. Le récit commence par les retrouvailles de la narratrice avec sa mère, à la station de métro Châtelet. À l’heure de pointe, elle croise une dame portant un manteau jaune, dont le visage lui rappelle celui de sa mère : « Une dizaine d’années avait passé depuis que l’on ne m’appelait plus “la Petite Bijou” et je me trouvais à la station de métro Châtelet à l’heure de pointe. […] La ressemblance de ce visage avec celui de ma mère était si frappante que j’ai pensé que c’était

elle »403. Ses retrouvailles avec sa mère qu’elle croyait morte depuis longtemps provoquent un

choc et de l’étonnement, et elle se met à poursuivre sa mère. La narratrice l’observe de loin en prenant le même métro qu’elle. En la suivant, elle plonge dans le désarroi ; au début, elle n’arrive pas à croire totalement qu’elle est encore vivante :

Elle restait impassible, à se regarder dans le poudrier. […] Elle avait eu le temps de ranger son poudrier avant que les autres affluent dans le wagon. À quelle station allait-elle descendre ? La suivrais-je jusqu’au bout ? Était-ce vraiment nécessaire ? Il faudrait s’habituer à l’idée qu’elle habitait dans la même ville que moi. On m’avait dit qu’elle était morte, il y a longtemps, au Maroc, et je n’ai jamais essayé d’en savoir plus. “Elle était morte au Maroc”, l’une de ces phrases qui datent de l’enfance, et dont on ne comprend pas tout à fait la signification. De ces phrases, seule leur sonorité vous reste dans la mémoire comme certaines paroles de chansons qui me faisaient peur.404

Dans cet extrait, la narratrice observe sa mère de loin ; l’étonnement, la peur l’empêchent de lui parler mais, en même temps, les souvenirs de son enfance traversent son esprit. À l’intérieur de la narratrice, le désarroi et l’envie de savoir la vérité se mélangent. Cette répétition dure dans le récit entier en insérant l’énonciation souveraine dans sa narration. Ces retrouvailles imprévues avec sa mère conduisent la narratrice à la poursuivre pour connaître son adresse exacte, et elle retourne à la station de Châtelet pendant plusieurs

403 Ibid., p. 9.

170 semaines. Au bout de la cinquième semaine, « la mère portant le manteau jaune » réapparaît devant elle, la narratrice recommence sa poursuite : « Et pourtant, elle a fini par réapparaître la cinquième semaine. Au moment où je sortais de la bouche du métro, je l’ai vue dans la

cabine téléphonique »405. En la poursuivant, elle arrive à l’appartement près de la station de

Château-de-Vincennes, cette fois-ci, avec l’aide du voisin, elle apprend qu’elle réside dans la rue de Quartier-de-Cavalerie, au quatrième étage, sous le nom de Boré. Constatant l’usage du faux nom de sa mère, en rentrant dans sa chambre, la narratrice commence à réfléchir à son enfance, en consultant les indices laissés, comme l’acte de naissance de sa mère, et les photos d’enfance dans la vieille boîte à biscuits, qu’elle a toujours gardée. Pour être sûre que c’est sa mère qui habite dans cet appartement, elle cherche son nom sur son acte de naissance : « Pourtant, le nom de famille de ma mère qui figurait sur mon acte de naissance était Cardères. Et O’Dauyé le nom qu’elle avait pris, son nom d’artiste en quelque sorte. Ça, c’était du temps

où je m’appelais moi-même la Petite Bijou… »406. En fouillant dans la boîte, la narratrice

trouve un morceau de papier sur lequel était noté le vrai nom de sa mère, « Sonia Cardères » ; finalement, elle s’aperçoit que le nom « Boré » est une invention de sa mère inspirée du nom de son oncle, Jean Borand.

En découvrant la vérité selon laquelle sa mère n’est ni décédée, ni partie définitivement au Maroc ‒ ce n’était qu’un voyage ‒, la narratrice comprend la véritable intention de celle-ci : lui mentir pour la laisser dans la maison de campagne et s’en débarrasser ; les mystères passés s’élucident avec le temps. Le désarroi et la surprise réveillent le souvenir des épisodes traumatisants de l’enfance, cela suscite la mémoire en flash-back de la narratrice : « C’était depuis le soir où j’avais vu la femme en manteau jaune dans le métro. Avant, j’y pensais à

peine »407.

Avant que la narratrice commence à habiter toute seule à Paris, du côté de la place de Clichy, elle avait été amenée d’un endroit à l’autre depuis son enfance. Elle a été pensionnaire à l’âge de cinq ans, puis avec le déménagement de sa mère à l’appartement près du bois de Boulogne, elle s’est retrouvée au cours Saint-André, avant d’être envoyée dans la maison de Fossombronne-la-Forêt, où une amie de sa mère s’est occupée d’elle. Parmi les autres diégèses, nombre de scènes de l’enfance de la narratrice éclatent dans un désordre temporel ; par exemple, le passage suivant décrit le souvenir qu’a la narratrice de sa mère avant son

405 Ibid., p. 26.

406 Ibid., p. 29.

171 départ définitif ; ce passage démontre la froideur et l’attitude désinvolte de cette dernière, ce qui permet de prévoir sa disparition : « Il ne restait d’elle que ce regard, le matin, et aussi le soir, quand j’étais malade. Au bout d’un moment, je m’apercevais que le regard n’était pas

vraiment fixé sur moi, mais qu’il se perdait dans le vague »408. À quoi pensait-elle ? Non

concentrée sur son enfant, la mère ne pouvait que penser à elle-même.

8.2.2. La mémoire en flash-back et le désordre du temps des événements ;