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Chapitre VII. La dimension spatio-temporelle de la remémoration

7.3. L’élasticité du temps

7.3.2 La confusion des espaces-temps

Concernant le temps à l’intérieur du narrateur, la conscience de celui-ci peut remonter le temps arbitrairement grâce à sa perception temporelle. Dans ce chapitre, le « je-narrant » se remémore un autre épisode, mais dans une temporalité différente, quinze ans après la disparition de Jansen : le « moi narrateur » se souvient de sa visite rendue à Fossombrone. Son traumatisme intérieur conduit le « moi de l’action » à se rendre à l’adresse notée sur la carte des Meyendorff, mais pas tout de suite après la disparition de Jansen. Il y a une quinzaine d’années par rapport au présent du « moi narrateur », c’est-à-dire, quinzaine années après le départ de Jansen, le souvenir de Jansen et les Meyendorff reviennent chez le narrateur. Tout d’abord, il compose le numéro de téléphone de Paris. Pendant de nombreuses années, l’affliction liée à la disparition de Jansen subsistait chez le narrateur, et il la dissimulait au fond de lui-même ; mais, un jour, la mémoire lui revient et cela le conduit à se rendre à l’ancienne maison des Meyendorff. Dans le chapitre dernier, les Meyendorff lui avaient donné

leur carte et noté leur adresse au moment du « pot d’adieu » : « Docteur Henri de Meyendorff,

366 Ibid., p. 77.

367 Ibid.

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12 rue Ribera, Paris XVIe, Auteuil 28-15, et Le Moulin, à Fossombrone (Seine-et-Marne) »369 ; ces coordonnées deviennent des indices pour suivre leur trace :

« Il y a une quinzaine d’années, je feuilletais le cahier rouge et, découvrant entre les pages la carte de visite du docteur de Meyendorff, je composai son numéro de téléphone, mais

celui-ci n’était “plus attribué” »370. À cause du temps écoulé entre-temps, l’appartement à

Paris est désert, les Meyendorff n’y sont plus. Le « moi de l’action » pense donc aller à Fossombrone : « Je décidai de me rendre à l’adresse de Seine-et-Marne indiquée sur la carte du docteur. Bien sûr, j’aurais pu savoir par les renseignements si un Meyendorff habitait encore à Fossombrone et, dans ce cas, lui téléphoner, mais je préférai vérifier moi-même, sur

place »371. La volonté de trouver les témoins de la vie des gens disparus pousse le narrateur à

agir.

Il arrive près de l’adresse, et grâce à une dame voisine de la maison, le « moi de l’action » apprend que les Meyendorff n’habitent plus là, qu’ils sont partis aux États-Unis, et que la

maison est à vendre : « Le Moulin n’est plus habité depuis longtemps, m’a-t-elle dit »372, et

« Je crois qu’ils vivent en Amérique »373.

En marchant autour de la maison, il découvre l’endroit où Jansen a pris la photo de Colette et des Meyendorff, intitulée « Photo des Meyendorff-Colette Laurent à Fossombrone.

Ombrages. Printemps ou été. Puits. Date indéterminée »374. La photo prouve qu’ils sont venus

ici, même si la date exacte n’est pas mentionnée. L’arrière-plan de la photo l’aide à reconnaître cet endroit : « C’était bien là que la photo de Colette Laurent et des Meyendorff avait été prise par Jansen. J’avais reconnu les platanes et vers la droite le puits à la margelle

recouverte de lierre »375. La jouissance de l’identification du lieu donne l’impression au

narrateur qu’il se trouve dans un rêve. Nous citons ses paroles : « Je croyais rêver »376. La

description d’un même endroit dans une temporalité différente est une des techniques fondamentales de Modiano. Cette fixation sur un lieu permet de donner une dimension temporelle au récit. Grâce à ce procédé, on se représente clairement le déplacement du temps.

369 Ibid., p. 76. 370 Ibid., p. 79. 371 Ibid., p. 80. 372 Ibid., p. 84. 373 Ibid. 374 Ibid., p. 87. 375 Ibid., p. 86. 376 Ibid., p. 85.

160 La notion de topographie est très importante, parce que le temps et l’espace sont étroitement liés.

D’ailleurs, en s’approchant de la maison, le narrateur regarde à l’intérieur et reconnaît le

« portrait de Mme Meyendorff »377 et les fauteuils que les Meyendorff utilisaient :

Dans le coin de la pièce, un bureau d’acajou derrière lequel je distinguais un fauteuil de cuir. Deux autres fauteuils semblables, près de la fenêtre. […] Jansen avait dû s’asseoir souvent sur les fauteuils et je l’imaginais […]. Il était venu ici avec Colette Laurent. Et, plus tard, c’était sans doute dans ce bureau que Mme de Meyendorff faisait parler les morts.378

Cette redécouverte du lieu donne la sensation réelle de la vie de Jansen. Le « moi narrateur » imagine la scène qui s’est déroulée, cela lui permet de s’assurer que Jansen a sûrement vécu ici.

Après la remémoration de la scène de Fossombrone il y a une quinzaine d’années, le temps du récit revient au présent du « moi narrateur », le déplacement temporel se produit très souvent : « Je ne suis plus jamais revenu à Fossombrone. Et aujourd’hui, après quinze ans, je suppose que le Moulin a été vendu et que les Meyendorff finissent leur vie quelque part en

Amérique »379. Dans ce chapitre, plusieurs épisodes arrivent dans la conscience du « moi

narrateur », l’entrecroisement narratif se caractérise aussi par la description du souvenir. L’épisode du « pot d’adieu » de Jansen, le souvenir du jour de 1974 où il a croisé Jacques Besse qui avait participé à cette soirée, « Au mois de mai 1974, un après-midi, j’avais croisé

Jacques Besse boulevard Bonne Nouvelle, à la hauteur du théâtre du Gymnase »380, affleurent

à la conscience du narrateur, mais ce ne sont que de « faibles échos dans [sa] mémoire »381.

L’inter-temporalité dans la conscience du narrateur, qui peut considérer l’ordre temporel des événements, permet que le « moi narrateur » remonte le temps de nouveau. La mémoire du narrateur revient au souvenir de l’atelier de Jansen, avant son départ définitif : « La veille du jour où Jansen a quitté Paris, j’étais venu à midi à l’atelier pour ranger les photos dans les

377 Ibid., p. 87. 378 Ibid. 379 Ibid., p. 89. 380 Ibid. 381 Ibid., p. 90.

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valises. Rien ne me laissait prévoir son brusque départ »382. Jansen ne parlait pas du tout au

narrateur de son départ, et le « moi de l’action » ignorait que Jansen avait l’intention de partir bientôt.

Après que le « moi de l’action » a fini de faire les répertoires des photos, Jansen lui propose d’aller se promener dans Paris sans but précis. Devant l’hôtel où Jansen vivait au moment de sa première arrivée à Paris, qui se trouve au coin de la rue Boissonade, celui-ci prend des photos : « Il a reculé jusqu’au bord du trottoir et il a pris plusieurs photos de la façade de cet

hôtel »383. Il explique au « moi de l’action » qu’il a rencontré un médecin autrichien qui s’était

réfugié en France pendant la guerre, et que cette personne, « un certain docteur Tennent », le soignait quand il était tombé malade. Dans le répertoire des photos, le « moi de l’action » trouve la photo du docteur Tennent parmi celles rangées par ordre chronologique le soir même.

Elle est intitulée comme suit : « 1. Docteur Tennent et sa femme. Jardin du Luxembourg. Avril

1938 »384 ; cette photo prouve l’exactitude des paroles de Jansen.

En faisant un tour dans Paris, parfois la mémoire de l’enfance du narrateur revient dans sa conscience :

Il évoquait une époque si lointaine de ma vie que j’avais du mal à la relier au présent. Je finissais par me demander si c’était bien moi l’enfant qui venait ici avec mon père. Un engourdissement, une amnésie me gagnaient peu à peu, comme le sommeil le jour où j’avais été renversé par une camionnette et où l’on m’avait appliqué un tampon d’éther sur le visage. D’ici un moment, je ne saurais même plus qui j’étais et aucun de ces étrangers autour de moi ne pourrait me renseigner.385

« des trous noirs »386« la même lumière où nous marchons, ma mère et moi, dans mon

souvenir, en compagnie de Colette Laurent. »387. En continuant la promenade dans Paris, ils

arrivent au café de la rue Saint-Honoré, où Jansen a rencontré Colette Laurent : « C’est dans

ce café que j’ai connu Colette, m’a-t-il dit brusquement »388. Ce pèlerinage de Jansen, pour

qu’il puisse graver les gens importants dans sa mémoire, s’achève à la page 102 par l’arrivée à son appartement. 382 Ibid., p. 93. 383 Ibid., p. 94. 384 Ibid., p. 95. 385 Ibid., p. 97. 386 Ibid., p. 98. 387 Ibid., p. 101. 388 Ibid., p. 100.

162 À la page 102, après l’ellipse temporelle, le narrateur se rend à l’atelier de Jansen, et s’aperçoit qu’il est définitivement parti sans laisser aucune trace de vie. Jansen disparaît brusquement, ce qui étonne le narrateur : « Je me suis demandé pourquoi il ne m’avait pas

prévenu de son départ »389. Il est parti avec les doubles du cahier rouge Clairefontaine et les

photos collées au mur, de Colette Laurent et Robert Capa. Pour lui, les photos sont importantes en tant que preuves des gens partis avant lui.

À la fin du récit, à la page 108, le « moi narrateur » se souvient d’un soir de juin, trois ans après le départ de Jansen, grâce à sa perception du temps, car l’anniversaire de ce départ tombait le jour même où un éditeur acceptait la publication de son livre ; les souvenirs de Jansen se superposent à ceux de la jeunesse du narrateur lui-même. Ce soir-là, le « moi de

l’action » feuilletait Neige et Soleil, un recueil de photos dans lequel celles du jeune Jansen

figuraient. Le « moi de l’action » trouve sa photo intitulée Au 140, sur laquelle on peut voir

les « groupes d’immeubles de la périphérie parisienne, un jour d’été »390, et le « moi

narrateur » se souvient d’une histoire que Jansen lui a racontée concernant ces immeubles : Jansen m’avait expliqué que c’était là où avait habité un camarade de son âge qu’il avait connu au camp de Drancy. Celui-ci, quand le consulat d’Italie avait fait libérer Jansen du camp, lui avait demandé d’aller à cette adresse pour donner de ses nouvelles à des parents et à une amie. Jansen s’était rendu au « 140 » mais il n’y avait trouvé personne de ceux que lui avait indiqués son camarade.391

Cet épisode rappelle que Jansen a été amené à Drancy, qu’il a été libéré, mais qu’à ce moment-là, ceux de son caramade avaient déjà disparu à cause de la rafle pendant son absence, les retrouvailles n’ont donc pas eu lieu. Avec la photographie de la ville de Paris, Jansen cherchait-il une preuve de l’époque heureuse de son passé qu’il n’a jamais pu retrouver ? Pour lui, le bonheur était toujours fugace, la photographie permettait de rattraper les bribes de la mémoire heureuse qui s’échappe dans l’oubli. Cette parole du narrateur soutiendrait notre lecture : « Il était à la recherche d’une innocence perdue et de décors faits pour le bonheur et

l’insouciance, mais où, désormais, on ne pouvait plus être heureux »392. À travers le voyage

mental dans le temps subjectif, le « moi narrateur » remonte celui-ci librement, et se souvient de nombreux épisodes concernant Jansen ; cela permet de retracer la vie de Jansen, qui

389 Ibid., p. 105.

390 Ibid., p. 109.

391 Ibid., p. 110.

163 souffrait de solitude et qui espérait disparaître non seulement de la ville de Paris, mais aussi de la mémoire des autres.

Conclusion

La mémoire se réalise grâce à l’inter-temporalité du sujet de la remémoration, le « moi narrateur ». Dans la conscience du narrateur, le temps se déplace arbitrairement au gré de sa mémoire. La tristesse de la disparition d’un ami et le néant qu’il ressent le conduisent vers une rétrospection. À travers les épisodes remémorés, Modiano décrit non seulement la vie de solitude et le désespoir profond et caché de Jansen, mais aussi le vide intérieur du « moi narrateur » confronté à la fuite de son ami. Étant le jouet d’une vie malheureuse, Jansen souffrait continuellement de sa solitude. La mémoire du « je-narrant » élucide le mystère de l’origine de Jansen, nous pouvons donc connaître les différentes facettes de son existence : son enfance, sa jeunesse, sa vie sous l’Occupation… En se déplaçant dans une temporalité différente, la mémoire du narrateur met en lumière le passé de Jansen. La théorie sert à illustrer la compétence à remonter arbitrairement dans le temps de la conscience, qui est l’origine de la remémoration. Au chapitre suivant, nous approfondissons la question de la temporalité de la mémoire, surtout en remarquant le phénomène de l’ordre et du désordre des événements.

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