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L’échec d’une vie erratique

Chapitre VIII. L'évocation du passé et l'ordre des événements

8.1. L’ordre et le désordre du récit

8.2.6. L’échec d’une vie erratique

À la page cent cinquante-trois, la diégèse du récit se déplace vers celle de la pharmacienne. En sachant qu’elle revient de ses vacances de trois jours, la solitude conduit à l’appeler. « Le mercredi, la pharmacienne était revenue de Bar-sur-Aube. Je lui ai téléphoné, et elle m’a dit que nous pourrions nous voir dans la soirée. Elle m’a proposé de la rejoindre dans son quartier, mais de nouveau j’avais peur de prendre le métro et de me déplacer toute seule à travers Paris.

466 Ibid., p. 135-136.

467 Ibid., p. 144.

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Alors, je l’ai invitée à dîner dans le café de la place Blanche »469.

L’appréhension de traverser la ville de Paris, est causée par la crainte que la mémoire triste de son enfance revienne. Cette peur l’empêche d’aller au travail à Neuilly pour s’occuper de la petite fille. Les souvenirs du chien, avec qui elle se promenait souvent près de jardin d’Acclimatation, dans lequel il y avait le Luna Park ; la scène traumatisante d’enfance lui revient de nouveau, cela la décourage énormément, elle décide de ne pas aller à son travail. Le souvenir dans lequel sa mère lui a ordonné d’y aller pour la débarrasser avec un grand billet de banque de son appartement pour y amener un homme. L’existence de la narratrice n’est qu’embarrassante pour la mère, la narratrice elle-même le comprend. Dans la scène qu’on va citer la mère la met dehors, et elle erre dans ce parc toute seule. « Elle a ouvert la porte encastrée dans le mur du salon, elle m’a tendu un grand billet de banque et elle m’a dit : “ Va t’amuser à Luna Park. ” Je ne comprenais pas pourquoi elle me donnait tout cet argent. […] Quand j’ai acheté le ticket, à l’entrée, le monsieur a paru surpris que je paye avec un aussi gros billet. Il m’a rendu la monnaie et il m’a laissée passer. Une journée d’hiver. On aurait dit qu’il faisait nuit. Au milieu de cette fête foraine, j’ai eu l’impression d’être dans un

mauvais rêve »470. À l’intérieur de ce parc elle rencontrait des garçons pauvres, et leur donnait

le reste de l’argent, elle en est sortie.

Se souvenant de cet épisode, elle décide de ne pas aller chez Valadier, elle écrit et envoie une lettre adressée à Véra, la mère de la petite en expliquant que la souffrance l’avait saisie. Au moment du rendez-vous avec la pharmacienne, au café, en s’inquiétant de la narratrice, la pharmacienne lui donne les médicaments pour bien dormir et contre la toux ce dont elle souffrirait un autre jour ; mais le somnifère devient parfois dangereux, si on l’utilise sans ordonnance. Voilà un conseil dangereux dissimulé sous l’attitude généreuse de la pharmacienne ; nous citons cette scène. « Ça, c’est du sirop pour votre toux…Il faut en prendre quatre fois par jour…Ça, ce sont des comprimés pour dormir…Vous en prenez un le

soir, et chaque fois que vous vous sentez un peu bizarre… »471. À cause de l’ignorance

relative à la gentillesse sinistre de la pharmacienne, la narratrice accepte de recevoir ces médicaments sans avoir un doute.

En plus elle accepte que la pharmacienne l’accompagne jusqu’à son appartement. Dans sa chambre, en soignant la narratrice toute pâle à cause du symptôme névrotique, la

469 Ibid., p. 153.

470 Ibid., p. 154.

189 pharmacienne lui propose de venir à sa maison de campagne, Bar-sur-Aube ; « Vous êtes très pâle…Je crois que cela vous fera du bien de passer trois jours hors de Paris. Il y a une forêt

près de la maison où l’on peut faire de belles promenades »472. Dans sa solitude, pour la

narratrice, la pharmacienne est unique pour la consoler, mais elle n’arrive pas à déjouer la vraie intention de la pharmacienne. Nous citons un passage qui exprime la gentillesse étrangère de celle-ci. « Elle restait assise au bord du lit et de nouveau elle me fixait de ses

yeux verts »473. Avec le regard de ses yeux verts adressée à la narratrice qui s’allonge sur le lit,

cette attitude fait penser que cette dame cache une idée perverse, mais le désarroi de la narratrice ne lui permet pas de le comprendre, comme si dans les yeux de la narratrice cela correspondait à une saveur.

À la fin du récit, les trois diégèses se terminent de façon curieuse ; l’histoire de Badmaev n’est plus racontée, en plus quand la narratrice revisite chez Véra Valadier à la page cent soixante six, elle s’aperçoit que les Valadier ont disparus ; car personne n’a répondu au coup de sonnette, d’ailleurs la lettre envoyée par la narratrice se trouve encore sous la porte. « Au moment où j’allais sonner, j’ai remarqué une lettre, glissé sous la porte. Je l’ai ramassée. C’était la lettre que j’avais envoyée, mercredi, à la poste des Abbesses. J’ai sonné. Personne

ne répondait »474. Cette disparition, prévue depuis la dernière rencontre, perturbe la

narratrice ; cela suscite le symptôme de nervosité qui la tourmente depuis son enfance. Je tenais la lettre dans ma main. Et j’ai senti revenir le vertige. Je le connaissais depuis longtemps, depuis l’époque de Fossombronne où je m’exerçais à traverser le pont. La première fois, en courant, une seconde fois, à grands pas, la troisième fois, je m’efforçais de marcher le plus lentement possible, au milieu du pont. Et maintenant aussi, il fallait essayer de marcher lentement, loin du parapet, en répétant des mots rassurants. Bar-sur-Aube. La pharmacienne. […] Je marchais dans l’allée, le long du jardin d’Acclimatation, je m’éloignais de la maison aux volets fermés. Le vertige était de plus en plus fort. C’était à cause de cette lettre qu’on avait glissée pour rien sous la porte et que personne n’ouvrirait jamais.475

La forte souffrance la conduit à prendre le somnifère donné par la pharmacienne ; en rentrant à son appartement, elle prend ce médicament mystérieux pour calmer sa panique ;

472 Ibid., p. 165.

473 Ibid., p. 165.

474 Ibid., p. 166-167.

190 « J’ai ouvert l’une des boîtes que m’avait données la pharmacienne, et j’ai versé une partie de son contenu dans la paume de ma main. De petits comprimés blancs. Je les ai mis dans ma bouche et je les ai avalés en buvant une gorgée au goulot de la bouteille. Ensuite, j’ai croqué un morceau du chocolat. Puis j’ai recommencé plusieurs fois. Ça passait mieux avec le

chocolat. »476. Pour échapper à l’inquiétude de la solitude, ignorant la dose pertinente, elle a

perdu son calme, alors la narratrice prend les comprimés à haute dose. Réveillée de ce sommeil profond, elle s’aperçoit qu’elle a été transportée dans un endroit mystérieux, à cause de l’excès de la dose de somnifère, donnée exprès, par la pharmacienne.

Au début, je ne savais pas où j’étais. Des murs blancs et une lumière électrique. Je me trouvais allongée sur un lit qui n’était pas celui de la rue Coustou. […] Une infirmière brune est venue m’apporter un yaourt. Elle l’a posé à une certaine distance, derrière ma tête, sur le drap. Elle restait debout, à m’observer. Je lui ai dit : « Je ne peux pas l’attraper. » Elle m’a dit : « Débrouillez-vous. Vous devez faire un effort. » Elle est partie. J’ai fondu en larmes. J’étais dans une grande cage de verre. J’ai regardé autour de moi. D’autres cages de verre contenaient des aquariums. C’était sans doute la pharmacienne qui m’avait emmenée là. Nous avions rendez-vous à 6 heures du soir pour partir à Bar-sur-Aube. Dans les aquariums, il me semblait que des ombres s’agitaient, peut-être des poissons. J’entendais un bruit de plus en plus fort de cascades. J’avais été prise dans les glaces, il y a longtemps, et maintenant elles fondaient avec un bruit d’eau. Je me demandais quelles pouvaient bien être ces ombres dans les acquariums. Plus tard, on m’a expliqué qu’il n’y avait plus de place et qu’on m’avait mise dans la salle des bébés prématurés. […] à partir de ce jour-là, c’était le début de la vie.477

Dans ce passage, on peut savoir que la pharmacienne l’a découverte en premier et la jeune narratrice a été emmenée à l’hôpital psychiatrique. L’intérêt de la pharmacienne était de la conduire en ce lieu, considérant que la narratrice était psychotique. Mais cet endroit est sinistre, car on met la narratrice dans une grande cage de verre et autour d’elle existent plusieurs cages de verre qui contenaient des aquariums. D’ailleurs, on apprend que cet endroit était une salle des bébés prématurés, cela souligne l’étrangeté de cet hôpital. Dans cette scène, en même temps, cet hôpital particulier souligne la folie de la narratrice, sa vulnérabilité. On l’a considère comme quelqu’un d’inquiétant, on l’a met dans une cage en verre, le verre la protège de sa vulnérabilité.

La tendresse de la pharmacienne était superficielle dès le début, elle s’occupait de la narratrice par déontologie médicale. Espérant la sauver, elle avait deviné l’anormalité

476 Ibid., p. 168.

191 psychologique de la narratrice dès le début. La pharmacienne cachait la froideur qui permet de traiter la narratrice comme folle ; mais l’immaturité et le manque d’expérience de la narratrice l’empêchent de la comprendre.

Que devient-elle après ? On ne peut pas prévoir l’avenir de la narratrice ; seulement on peut savoir que ce jour, serait le début de la vie pour elle. Le récit se clôt sans qu’il ait pu répondre à plusieurs questions.

Conclusion

Nous remarquons la durée du passé dans ce récit ; les contenus des discours des narrateurs ne désignent donc pas la même temporalité. Dans ce récit la fonction du passé est intense et variable ; sous le masque du monologue, le temps variable se dissimule derrière le temps de surface, la distance temporelle entre le « je-narrant » et le « je-narré » est extensible ; le récit raconté par le flash-back enferme toute la variation du temps discursif dans la temporalité homogène du passé, bien que cela soit une fonction réelle dans les contextes. A travers cette maîtrise temporelle de la mémoire dans ses discours, les paroles de la narratrice réussissent à garder la tonalité rétrospective de sa narration. Modiano crée le discours souverain qui est la juxtaposition de ces différentes fonctionnalités du temps dans le même passé.

L’actualité devient les souvenirs passés, cette technique provoque une « subtile “confusion”

temporelle »478 comme Genette le dit. La narratrice manipule ce jeu du temps de la narration

afin de créer sa propre mémoire. Chaque épisode est inscrit dans le champ conscient mémoriel de la narratrice : les diégéses sont enfermées dans la conscience de la narratrice, l'usage du passé signifie la fermeture des diégésis dans son champ conscient, cette procédure aussi est une technique de pseudo-diégétique chez Modiano.

À travers cette technique, la maîtrise temporelle de la mémoire sur la microstructure du récit, autrement dit, élargit la construction d’une phrase, elle donne l’influence sur la macrostructure temporelle également ; cette dissimulation de transition diégétique s’étend sur la totalité du récit, l’insertion des souvenirs anachroniques entre les événements chronologiques, l’aller-retour entre le passé mémorisé et l’état actuel, ce passage est camouflé par la maitrise du temps passé grammatical. Au contraire de la manière de Proust, dans la

narration de La Petite Bijou, le temps des événements actuels recule vers l’arrière, en le

racontant, l’énonciation de narratrice devient la description mémorielle, en connotant sa compétence souveraine. A travers ce renvoi au passé, pour le caractère statique de la mémoire,

192 l’effet dynamique d’énonciation est enlevé. Les événements s’effectuent statiquement dans la mémoire de la narratrice.

Cet usage technique de pseudo-diégétique, l’estompage des diégèses différentes contribuent

donc à la création de la conscience du narrateur. Pour la description mémorielle de ce récit, la transition diégétique a besoin de s’effectuer dans le même champ restreint de la conscience ; à travers l’usage du passé et le décalage entre le « je-narrant » et le « je-narré », l’autonomie du temps diégétique est renvoyée à la conscience de cette narratrice, chaque diégèse indépendante appartient à l’intérieur conscient d’une seule narratrice. En conséquence, la conscience de la narratrice se déplace entre ces diégèses arbitrairement. Tel est le but de l’usage de pseudo-diégétique de Modiano, cette création du champ conscient de narrateur permet la narration souveraine.

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