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L’apparition du narrateur hétérodiégétique ; l’élargissement de

Chapitre II. Le dispositif narratif complexe chez Modiano

2.1. La richesse de la modalité narrative dans les œuvres de Modiano

2.2.3. Le changement de point de vue chez un même narrateur

2.2.3.2. L’apparition du narrateur hétérodiégétique ; l’élargissement de

2.2.3.2. L’apparition du narrateur hétérodiégétique ; l’élargissement de

l’optique narrative

Au chapitre suivant, à la page cinquante, le narrateur poursuit d’emblée le chapitre précédent ; nous pouvons distinguer cette continuité à travers cette phrase : « À mon retour, vers minuit, les fontaines de la place étaient toujours illuminées et quelques groupes, parmi

lesquels je remarquais des enfants, se dirigeaient vers l’entrée du zoo… »101. Dans ce chapitre

également, le narrateur pénètre dans ses pensées, il commence à raconter son introspection. Dans cette séquence, jusqu’à la page cinquante-cinq, le narrateur apparaît en utilisant le pronom « je » : « Mais j’ai préféré rentrer à l’hôtel Dodds et m’allonger sur le petit lit… J’ai relu les feuilles que contenait la chemise vert sombre. Des notes et même de courts chapitres que j’avais rédigés il y a dix ans, l’ébauche d’un projet caressé à cette époque-là : écrire une

biographie d’Ingrid »102.

Dans ce passage, le narrateur retrouve les notes qu’il avait écrites dix ans auparavant, pour faire la biographie d’Ingrid. Mais les informations qu’il avait obtenues étaient fragmentaires :

Le souvenir d’Ingrid m’occupait l’esprit de manière lancinante, et j’avais passé les journées précédant mon départ à noter tout ce que je savais d’elle, c’est-à-dire pas grand-chose… Après la guerre, pendant cinq ou six ans, Rigaud et Ingrid avaient vécu dans le Midi, mais je ne possédais aucun renseignement sur cette période. Puis Ingrid était partie en Amérique sans Rigaud. Elle y avait suivi un producteur de cinéma. Là-bas, ce producteur avait voulu lui faire jouer quelques rôles de figuration dans des films sans importance. Rigaud était venu la rejoindre, elle avait abandonné le producteur et le cinéma. Elle s’était de nouveau séparée de Rigaud qui était retourné en France et elle était restée encore de longues années en Amérique ‒ années dont j’ignorais tout. Puis elle avait retrouvé la France et Paris. Et, quelque temps plus tard, Rigaud. Et nous en arrivions à l’époque où je les avais rencontrés sur la route de Saint-Raphaël.103

101 Ibid., p. 50.

102 Ibid., p. 50.

59 Le seul indice est la photo d’Ingrid prise en 1951 quand elle travaillait aux États-Unis avant de rentrer en France. Le manque d’informations sur Ingrid nous amène à nous demander comment le narrateur peut écrire la biographie de celle-ci. Cette contradiction nous conduit à formuler des hypothèses, notamment celle selon laquelle cette biographie supposerait un mélange de vérité et d’imagination.

Il s’agit d’une translation de la diégésis et en instance narrative. Dans le paragraphe cité, nous observons une digression de l’autonomie narrative. Le narrateur déclare son identification à l’auteur de la biographie d’Ingrid. Quant à l’identification entre ce narrateur-personnage, l’auteur et le narrateur de la biographie, pouvons-nous considérer que les trois portent la même fonction narrative ?

Nous citons un paragraphe dans lequel le narrateur à la première personne qui se remémore son propre passé se convertit en narrateur à la troisième personne dans la biographie d’Ingrid. Au début, le récit prend la forme de la remémoration du narrateur au présent, mais la scène commence à se déplacer dans celle de la fiction, dans laquelle Ingrid et Rigaud se réfugient à Saint-Raphaël en faisant croire qu’ils sont venus au voyage de noces :

Je n’ai pas besoin de consulter mes notes, ce soir, dans la chambre de l’hôtel Dodds. Je me souviens de tout comme si c’était hier… Ils étaient arrivés sur la Côte d’Azur, au printemps de 1942. Elle avait seize ans et lui vingt et un. Ils ne sont pas descendus, comme moi, à la gare de Saint-Raphaël, mais à celle de Juan-les-Pins. Ils venaient de Paris et ils avaient franchi la ligne de démarcation en fraude. Ingrid portait sur elle une fausse carte d’identité au nom de Teyrsen Ingrid, épouse Rigaud, qui la vieillissait de trois ans. Rigaud avait caché dans les doublures de ses vestes et au fond de sa valise plusieurs centaines de milliers de francs.104

Dans cette biographie insérée, le narrateur possède plus d’informations que le premier narrateur ; son point de vue est omniscient. Dans la description précédente, le narrateur fait allusion au manque d’informations sur Ingrid. Il est impossible que ce premier narrateur possède une connaissance omnisciente d’Ingrid. Dans la description de la « biographie »

60 d’Ingrid, Modiano donne l’impression que le premier narrateur raconte ce récit biographique, mais il n’y a pas d’adéquation complète entre lui et le narrateur de la biographie d’Ingrid. Apparemment, il existe une superposition entre les souvenirs d’Ingrid chez le premier narrateur et l’histoire inventée ; ces deux partagent la même connaissance d’Ingrid. L’identité ambiguë du narrateur nous conduit à identifier sa nature. Mais il est clair que cette hétérogénéité du narrateur est vérifiée par l’utilisation des sujets ; dans le chapitre précédent, le narrateur narre en utilisant la première personne, cependant, dans ce passage, l’utilisation de la première personne a disparu. Le narrateur raconte à la troisième personne seulement, l’instance narrative se déplace vers l’hétérodiégétique. L’effet de réel, dû au fait que le narrateur raconte son expérience vécue, est dissipé. Cette contradiction nous montre la transgression de la fonction narrative dans un seul récit. Voici un passage qui démontre clairement le changement de la fonction narrative :

On faisait, à Juan-les-Pins, comme si la guerre n’existait pas. Les hommes portaient des pantalons de plage et les femmes des paréos aux couleurs claires. Tous les gens avaient une vingtaine d’années de plus qu’Ingrid et Rigaud, mais cela se remarquait à peine. […] Là-bas, on serait à l’abri. Une angoisse fictive se lisait sous le hâle des visages : dire qu’il faudrait sans trêve partir à la recherche d’un endroit que la guerre avait épargné et que ces oasis deviendraient de plus en plus rares…105

Cette phrase exprime l’hétérogénéité de la narration par rapport aux chapitres précédents. Nous remarquons que l’optique de la narration devient objective, le ton rétrospectif se dissipe.

De surcroît, dans cette partie, le point de vue du narrateur hétérodiégétique devient plus vaste ; il peut se focaliser sur le monde intérieur de Rigaud et Ingrid. Souvent, l’angoisse et l’inquiétude les étreignent, à cause de leur vie passée dans un lieu inconnu au moment de la guerre ; leur désarroi s’exprime par le biais de l’optique omnisciente du narrateur :

Ils retournaient à l’hôtel, et les nuits sans lune l’inquiétude les envahissait tous les deux. Pas un lampadaire, ni une fenêtre allumée. Le restaurant de la princesse de Bourbon brillait encore comme si elle restait la dernière à oser braver le couvre-feu. Mais au bout de quelques pas, cette lumière disparaissait et ils marchaient dans le noir. Le murmure des conversations s’éteignait, lui aussi. Tous ces gens, dont la présence les rassurait autour des tables et qu’ils voyaient à la plage pendant la journée, leur semblaient irréels […] Et chaque fois qu’ils traversaient cette pinède obscure, Ingrid était secouée d’une crise de larmes.106

105 Ibid., p. 58.

61 Dans ce paragraphe, rien n’empêche d’accéder à la vie intérieure du couple. Le narrateur transmet leur inquiétude telle qu’elle se manifeste. La route qui permet d’accéder au domicile de Rigaud et Ingrid est sombre à cause du couvre-feu, et l’obscurité funèbre perturbe cette dernière.

Dans ce paragraphe, la vie d’Ingrid et de Rigaud à l’époque de la Seconde Guerre mondiale est racontée. Ils se réfugient à Juan-les-Pins, où Rigaud a passé son enfance avec sa mère froide. En entremêlant les durs souvenirs d’enfance de Rigaud, le narrateur hétérodiégétique raconte l’histoire du couple. Celui-ci rencontre des difficultés : à cause des faux papiers d’Ingrid, ils sont surveillés par la police et vivent constamment dans la peur. Pour échapper à la police, ils errent et changent souvent de logement à Juan-les-Pins, à l’aide du concierge de l’hôtel qui était l’ancien ami de la mère de Rigaud. Dans ce chapitre, ils se marient religieusement à l’église de Juan-les-Pins : « Pour plus de prudence, il avait décidé de se marier religieusement avec Ingrid. La seule preuve de leur mariage civil était les faux papiers d’Ingrid au nom de “Madame Rigaud”. Mais il n’y avait jamais eu de mariage civil. Le

mariage religieux fut célébré un samedi d’hiver dans l’église de Juan-les-Pins »107. Ils

attendent la fin de la guerre en se cachant, mais ce chapitre se termine sur l’arrivée des bersagliers et puis sur celle, quelques mois plus tard, des Allemands. Ce chapitre finit par

cette phrase : « Il fallait éteindre les lumières et faire semblant d’être mort »108. La ville a été

assiégée par les Allemands, Ingrid et Rigaud doivent vivre sous l’Occupation.

2.2.3.3. La clôture dans le monde de la fiction et le retour vers le temps du récit principal

Afin de démontrer qu’une biographie insérée est racontée par le narrateur hétérodiégétique, distinct du narrateur homodiégétique à la première personne, nous pouvons commenter un ultime exemple ; à la page soixante-quatre, le passé simple apparaît, et le mode de la narration change subitement. En ce qui concerne l’utilisation du passé simple dans le récit, nous nous référons à la théorie de Reuter : « Si l’imparfait n’implique pas de “bornes” quant au procès mentionné par le verbe, le passé simple en revanche le délimite tendanciellement, le clôt. Le

107 Ibid., p. 83.

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passé simple est donc fréquemment employé pour les événements principaux »109. Autrement

dit, le passé simple crée une diégésis distincte du récit premier. Dans ce récit, le monde que le passé simple ébauche est irréel et détaché du cours temporel connu.

Nous citons le passage dans lequel le passé simple apparaît pour la première fois. Dans cette scène, Rigaud s’aperçoit qu’Ingrid et lui sont poursuivis par un homme inconnu : « Jusque-là, ils ne distinguaient pas très bien les traits de son visage. Ce fut le même soir, dans le restaurant de la Princesse de Bourbon, qu’il eut tout loisir de le faire. L’homme était assis à une table voisine de la leur, au fond de la salle. Un visage osseux. Des cheveux blonds aux

reflets roux ramenés en arrière »110.

Les lecteurs sont confrontés à une diégésis imaginaire et ne retrouvent pas le reflet temporel du monde « réel ». Le temps se déroule linéairement, la chronologie des événements est garantie. Dans ce monde clos, le narrateur doit raconter les événements linéairement, l’autorité de la narration dépend de l’ordre syntaxique.

L’éloignement de l’instance narrative initiale (celle du récit principal) permet-il d’insérer un autre narrateur dans le récit, ou le même narrateur dépourvu de recul sur ses pensées ? En principe, nous ne pouvons pas identifier ce narrateur hétérodiégétique au narrateur homodiégétique qui apparaît dans le récit. Cependant, dans cette relation interactive entre les deux instances narratives, le narrateur homodiégétique reflète le narrateur hétérodiégétique ; il provoque une illusion, comme si ces deux narrateurs étaient le même. Citons l’incipit de ce chapitre encore une fois : « Je n’ai pas besoin de consulter mes notes, ce soir, dans la chambre de l’hôtel Dodds. Je me souviens de tout comme si c’était hier… Ils étaient arrivés sur la Côte

d’Azur, au printemps de 1942 »111. Au tout début de ce chapitre, le narrateur homodiégétique

se met à raconter l’histoire d’Ingrid et Rigaud. Le déplacement de la narration à la première personne vers la narration à la troisième personne s’est fait discrètement. La formule d’incipit « Je me souviens de » démontre le désaccord narratif, car même si le mariage de Rigaud et Ingrid a eu lieu avant la naissance du narrateur homodiégétique, celui-ci est au courant de ce qui s’est passé à ce moment-là. Cela fait croire que les deux narrateurs ne font qu’un. À travers ce brouillage des repères dans la description fictionnelle, nous sommes renvoyée à un problème de contrat et à la question de la vraisemblance dans la rédaction de la biographie.

109 Yves Reuter, L’analyse du récit, Paris, Armand Colin, 2007, p. 66.

110 Patrick Modiano, Voyage de noces, Paris, Éditions Gallimard, 1992, p. 64.

63 Après l’insertion du récit de la biographie d’Ingrid, le narrateur, revenu de cette rétrospection, reprend la narration et réapparaît à titre de narrateur homodiégétique. C’est l’accomplissement du premier cycle. En suivant la trace vécue d’Ingrid et Rigaud, ce récit répète la même procédure constructive à des temporalités différentes. À vrai dire, en répétant les allées et venues entre le monde de la mémoire et le monde « réel » du narrateur homodiégétique, la temporalité du récit s’éloigne de nouveau de son temps « vécu ».

À mesure qu’il se met à raconter la biographie d’Ingrid encore une fois, le narrateur hétérodiégétique réapparaît. Cela coïncide avec le changement de la temporalité, passant de « réelle » à fictionnelle.

Analysons le deuxième cycle ; à la page quatre-vingt-six, le narrateur homodiégétique reprend la narration, le temps du récit redevient identique à celui de la page cinquante-six, à la suite de la quête sur Ingrid à Paris. Dans ce deuxième cycle, comment le décrochage narratif se produit-il ?