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L’ordre-désordre des événements

Chapitre VII. La dimension spatio-temporelle de la remémoration

7.1. Le temps subjectif et objectif selon Ricœur

7.2.3. L’ordre-désordre des événements

Après que le « moi narrateur » a raconté le souvenir de sa première rencontre avec Jansen, le temps rétroactif détourne du présent ; à la page dix-sept, le « moi narrateur » sort du souvenir d’il y a trente ans, et pense à la vie de Jansen rétrospectivement à partir du présent ; entre ce chapitre et le précédent, apparaît un décalage temporel d’à peu près trente ans. Mais cette discontinuité temporelle présuppose que les deux événements sont le fruit de la réflexion du « moi narrateur » et rend possible la description de la mémoire. Nous citons une phrase : « Il faut croire que parfois notre mémoire connaît un processus analogue à celui des photos Polaroid. Pendant trente ans, je n’ai guère pensé à Jansen. Nos rencontres avaient eu lieu dans un laps de temps très court. Il a quitté la France au mois de juin 1964, et j’écris ces lignes en

avril 1992 »333. Nous apprenons que le temps est déplacé à l’année 1992, l’instance où le

« moi narrateur » se trouve. Dans ce passage, celui-ci suggère que sa mémoire est revenue assez récemment et écrit une note en donnant l’indication précise de l’année. Ici également, la durée du temps exprime le temps à l’intérieur du narrateur. En se souvenant de Jansen, le narrateur décide de laisser les notes de ce dernier, qui a essayé de ne pas laisser de traces avant son départ définitif.

7.2.3.1. L’insertion de la biographie

Dans cette instance, en se rappelant son passé, le « moi narrateur » note la biographie de Jansen pour qu’il laisse des indices concrets de lui, de façon chronologique, en dépit de l’intention de Jansen :

Il me semble nécessaire de noter ici les quelques indications biographiques que j’ai rassemblées sur lui : il était né en 1920 à Anvers, et il avait à peine connu son père. Sa mère et lui avaient la nationalité italienne. Après quelques années d’études à Bruxelles, il quitta la Belgique pour Paris en 1938. Là, il travailla comme assistant de plusieurs photographes. Il fit la connaissance de Robert Capa. […] À la

332 Ibid., p. 16.

150 déclaration de guerre, Capa lui proposa de partir pour les États-Unis et obtint deux visas. Jansen, au dernier moment, décida de rester en France. Il passa les deux premières années de l’Occupation à Paris. Grâce à un journaliste italien, il travailla pour le service photographique du magazine Tempo. Mais cela ne lui évita pas d’être interpellé au cours d’une rafle et interné comme Juif au camp de Drancy. Il y resta jusqu’au jour où le consulat d’Italie réussit à faire libérer ses ressortissants.334

Le narrateur essaie d’écrire la note biographique de Jansen à l’aide d’indices des années exactes. Cela contraste avec le temps subjectif pour actionner l’intérieur de la conscience, et cela nous permet de connaître la vie de Jansen plus concrètement. Grâce à cette insertion de la biographie, nous comprenons que Jansen a vécu une enfance solitaire et a été mêlé à la confusion de la guerre. À l’intérieur de la conscience du « moi narrateur », grâce à la conscience du temps qui sait ressentir l’avant et l’après du temps, il est capable de remonter le temps, celui-ci devient rétrospectif. Le « moi narrateur » se souvient à nouveau d’un épisode de Jansen d’il y a trente ans, mais le temps exact n’est montré que par le terme « après-midi » : « Un après-midi je lui avais rendu visite et il m’avait donné la photo de mon

amie et moi, sur le banc »335.

7.2.3.2. L’ellipse temporelle

La perception temporelle du « moi narrateur » permet qu’il remonte le temps sans perdre l’axe temporel du « présent ». À la page vingt-deux, il raconte l’épisode de sa deuxième visite à l’atelier de Jansen, et nous pouvons savoir que dans la mémoire du « moi narrateur » succède la suite de la page seize d’il y a à peu près trente ans, grâce à l’apparition des photos de Jansen. En effet, lors de la première visite, le « moi de l’action » n’avait pas encore découvert les clichés : « Je l’avais questionné au sujet des photos qu’il avait prises depuis près

de vingt-cinq ans »336. Le « moi de l’action » trouve de nombreuses photos prises par Jansen.

Ici, le narrateur découvre trois valises remplies de photos. Le narrateur décide de ranger ces photos et de faire des répertoires par ordre chronologique afin qu’on puisse se souvenir des gens disparus : « Il s’était levé et, d’un geste nonchalant, il avait ouvert la valise du dessus. Elle était remplie à ras bord et quelques photos étaient tombées. Il ne les avait même pas

ramassées »337 ; « Je lui avais dit que c’était dommage de laisser tout en vrac, comme ça, et

334 Ibid., p. 18.

335 Ibid., p. 20.

336 Ibid., p. 22.

151

qu’il aurait fallu classer et répertorier le contenu de ces trois valises »338.

Dans cette scène, le « moi de l’action » permet d’apprendre que Jansen évite constamment d’accueillir les gens, même ses amis ; Nicole, les Meyendorff, Jacques Besse et Eugène Deckers essaient en vain de prendre contact avec lui. Le narrateur s’aperçoit finalement que la perte de ses amis proches a changé Jansen, et qu’il s’est éloigné de ses semblables : « J’avais fini par comprendre que la mort de Robert Capa et celle de Colette Laurent à quelque temps

d’intervalle avaient produit une cassure dans sa vie »339. Cet épisode évoque bien la vie

solitaire de Jansen.

7.2.3.3. Les photos et la mémoire

Dans ce récit, il existe des photos de chaque personnage prises par Jansen. Le trou de mémoire, le dysfonctionnement des souvenirs proviennent surtout de la perte du cours du temps linéaire comme du repère temporel ; l’année exacte des photos notée au verso permet de préciser quand elles ont été prises dans l’inter-temporalité du narrateur. Chaque fois que le narrateur trouve une photo, il essaie de savoir en quelle année elle a été prise, cela permet de fixer un point d’ancrage dans la mémoire. Par exemple, pendant la visite de l’atelier de Jansen, le « je-narré » retrouve les photos de gens inconnus, tout en lui demandant l’année exacte des photos collées au mur :

La plus grande, celle d’une femme, une certaine Colette Laurent comme je devais l’apprendre par la suite. Sur l’autre, deux hommes ‒ dont l’un était Jansen, plus jeune ‒ étaient assis côte à côte, dans une baignoire éventrée, parmi des ruines. […] Il m’avait répondu que c’était lui, avec son ami Robert Capa, à Berlin en août 1945.340

Ici, le narrateur voit pour la première fois Colette Laurent et Robert Capa. Afin de marquer un point de repère dans le temps passé, Modiano désigne souvent l’année exacte de la photo. Nous pouvons apprendre que ces photos ont de l’importance pour Jansen car, pour lui, ce sont les uniques traces de ses amis. En ce qui concerne les autres photos prises par Jansen, le narrateur constate leur année, et les range par ordre chronologique dans le cahier rouge

338 Ibid., p. 23.

339 Ibid., p. 27.

152

Clairefontaine : « Docteur Tennent et sa femme. Jardin du Luxembourg. Avril 1938 »341, « 325.

Palissade de la rue des Envierges. 326. Mur rue Gasnier-Guy. 327. Escalier de la rue Lauzin.

328. Passerelle de la Mare. 329. Garage de la rue Janssen […] J’avais dressé la liste des

noms de ceux dont Jansen avait fait les portraits »342 ; et la seule photo de Colette Laurent que

le « moi narrateur » possède : « Colette. 12, hameau de Daube »343. Comme le « je-narré »

qualifie Jansen sur les photos de « blond, maigre, les yeux clairs, le sourire timide et

mélancolique, ne semblait pas tout à fait à son aise »344, sa parole exprime le caractère sombre

de celui-ci.

Dans ce cahier rouge, le répertoire des photos est important ; même si dans l’univers mémoriel les événements sont racontés dans un désordre temporel, il est possible de les remettre en ordre grâce aux photos. Cela correspond au contraste entre le temps subjectif et le temps objectif. Parfois, dans la conscience du narrateur se perd la perception du temps, mais l’année exacte des photos permet de trouver un point d’ancrage, ce qui aide le « je-narrant » à percevoir le cours du temps. De plus, l’image claire de la photo contraste avec la mémoire, car l’image suscite l’immobilité et le découpage du cours du temps réel, il ne s’échappe pas dans l’oubli : « Si je m’étais engagé dans ce travail, c’est que je refusais que les gens et les choses

disparaissent sans laisser de trace »345.

7.2.3.4. La mémoire tardive

Grâce à la perception du temps, le narrateur peut distinguer l’avant et l’après des événements, donc il peut remonter le temps. À la page vingt-huit, nous observons un phénomène particulier de l’univers mémoriel. Colette Laurent, qui figure sur des photos de Jansen, et qui est décédée dans un accident de voiture à l’étranger, revient à l’esprit du « je-narrant ». Comme le narrateur le souligne, quand il a retrouvé cette photo dans l’atelier de Jansen, il n’a pas pu se souvenir de cette femme : « De Colette Laurent, je ne savais pas grand-chose. Elle figurait sur de nombreuses photos de Jansen et celui-ci ne l’évoquait qu’à

demi-mot »346. 341 Ibid., p. 95. 342 Ibid., p. 37. 343 Ibid., p. 42. 344 Ibid., p. 15. 345 Ibid., p. 35. 346 Ibid., p. 28.

153 Cependant, après qu’il a appris qu’il avait déjà rencontré Colette dans son enfance, des épisodes commencent à revenir à sa conscience plus clairement : « Vingt ans plus tard, j’ai appris que j’avais croisé cette femme dans mon enfance et que j’aurais pu en parler moi aussi

à Jansen »347. Au début, ses souvenirs ne sont qu’une vague impression, mais au fur et à

mesure, le narrateur retrouve un souvenir plus distinct d’elle. La mémoire ne revient que tardivement : « Un printemps plus lointain encore que celui où j’ai connu Jansen, j’avais une dizaine d’années et je marchais avec ma mère quand nous avions rencontré une femme, au coin de la rue Saint-Guillaume et du boulevard Saint-Germain. […] mais je m’étais souvenu

du trottoir ensoleillé et de son prénom : Colette »348. Dans ce passage, le souvenir de Colette

émerge plus clairement, tandis qu’à l’atelier de Jansen le narrateur n’a pas pu se souvenir d’elle. En même temps, dans ce passage, sa mémoire remonte vers un temps plus lointain que l’épisode de l’atelier de Jansen. D’ailleurs, le narrateur se souvient d’un autre épisode lié à Colette Laurent, lorsqu’il a passé des vacances avec elle : « Encore un souvenir qui remonte à mon enfance, concernant Colette Laurent. Mes parents louaient, l’été, un minuscule bungalow à Deauville, près de l’avenue de la République. Colette Laurent était arrivée un soir à

l’improviste. Elle paraissait très fatiguée »349. Cela explique notre fonction de la mémoire ;

comme après une amnésie, les souvenirs revivent et reviennent soudainement.

Cette reprise mémorielle de l’épisode de Colette renforce la tristesse du narrateur due à sa mort. Il regrette de ne pas l’avoir appelée et de ne pas avoir parlé d’elle avec Jansen : « Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas pris quelques photos dans la valise. […] La seule photo

que j’aie gardée, c’est justement une photo d’elle. […] La photo porte la mention : Colette. 12,

hameau du Danube »350. Le « moi narrateur » ressent du chagrin en regardant la photo de Colette :

Chaque fois que je regarde cette photo, j’éprouve une sensation douloureuse. Le matin, vous essayez de vous rappeler le rêve de la nuit, et il ne vous en reste que des lambeaux que vous voudriez rassembler mais qui se volatilisent. Moi, j’ai connu cette femme dans une autre vie et je fais des efforts pour m’en souvenir. Un jour, peut-être, parviendrai-je à briser cette couche de silence et d’amnésie.351

347 Ibid. 348 Ibid., p. 29. 349 Ibid., p. 30. 350 Ibid., p. 42. 351 Ibid., p. 43.

154 7.2.3.5. La notion de continuité temporelle et l’espace-temps

À la page trente-trois, la conscience du « je-narrant » peut se déplacer de l’intérieur de la mémoire vers l’extérieur du monde de celle-ci. Elle sort de l’instance du « moi de l’action » pour se diriger vers celle du « moi narrateur » au « présent ». Nous citons un extrait dans lequel le « moi narrateur » regarde au présent le cahier rouge qu’il a fabriqué il y a trente ans : « J’ai acheté deux cahiers rouges de marque Clairefontaine […]. Aujourd’hui, il me cause une

drôle de sensation lorsque j’en feuillette les pages »352. Dans la première phrase, la conscience

du narrateur se trouve à l’intérieur du monde de la mémoire, et dans la deuxième phrase, elle se trouve à l’extérieur de l’univers de la mémoire. Cette continuité du temps entre le passé et le présent garantit l’existence du narrateur. Celui-ci opère un va-et-vient entre le monde des souvenirs et l’extérieur de la mémoire, et cette alternance dans la scène est montrée par le changement de temps verbal. Cette technique permet de distinguer la différence entre ces deux mondes.

7.2.3.6. Le dépassement de la frontière entre la mémoire et la réalité

Dans ce chapitre, nous observons un phénomène particulier à l’intra-temporalité. Dans l’univers mémoriel, le temps peut se déplacer du passé au présent, celui du « moi de l’action » à celui du « moi narrateur ». La conscience du narrateur sort de l’intérieur de la mémoire provisoirement, ce dernier raconte son histoire à l’extérieur de la mémoire au présent. Le « je-narrant » alterne les deux temporalités au gré du mouvement de sa conscience.

Nous allons citer la scène dans laquelle il quitte l’univers mémoriel momentané ; de nouveau, le « moi narrateur » reprend le cahier au présent : « La mienne, aujourd’hui, m’a entraîné jusqu’à l’orangerie du jardin du Luxembourg. J’ai traversé la zone d’ombre sous les

marronniers, vers le tennis »353. Ici, le « moi narrateur » trouve une personne qui est

représentée sur une des photos de Jansen dans le répertoire, intitulée « Michel L. Quai de

Passy. Date indéterminée »354, et que Jansen a prise pour son travail par la présentation de Robert Capa, son ami à l’époque : « Une photo de Jansen m’est revenue en mémoire, au dos

de laquelle était écrite cette indication […] »355. Dans cette orangerie du jardin du

Luxembourg, le narrateur constate que ce « Michel L. » est en train de jouer aux boules avec

352 Ibid., p. 33.

353 Ibid., p. 37.

354 Ibid., p. 38.

155 ses amis. Ici, le monde passé et le présent se lient grâce à une photo : « Ce qui m’avait frappé sur la photo, c’étaient les yeux à fleur de peau et bridés vers les tempes, qui donnaient à “Michel L.” […] Et cet homme, là, devant moi, avait les mêmes yeux bridés vers les tempes

et la même silhouette que “Michel L.” »356. Le souvenir de l’aspect du visage de « Michel

L. » revient dans la conscience du narrateur. Agréablement étonné de rencontrer une personne qui doit connaître Jansen, le narrateur ose lui parler, pour lui demander s’il se souvient de

Jansen : « Vous avez connu le photographe Francis Jansen ? Ses yeux étranges semblaient

fixer quelque chose à l’horizon. Vous dites ? […] Maintenant j’avais l’impression qu’il

regardait de côté et qu’il ne me voyait plus »357. Mais cette personne n’arrive à identifier ni le

narrateur ni Jansen, à cause de sa perte de mémoire. Le narrateur ne peut pas partager sa tristesse due à la disparition de Jansen avec cette personne. En outre, cet épisode prouve que le narrateur passe du passé au présent.

7.2.3.7. Le retour au temps de mémoire

Dans la conscience du narrateur, grâce à la conscience du temps, « avant » et « après », celui-ci est capable de remonter le temps et de revenir au monde mémoriel du « présent ». À la page quarante-quatre, le « moi narrateur » se souvient de Jansen, qui habitait à l’hôtel du boulevard Raspail, il y a trente ans. Dans ce chapitre, la date exacte n’est pas indiquée, mais nous pouvons imaginer que cela s’est passé avant le départ définitif de Jansen : « Jansen était

de moins en moins dans l’atelier. Vers sept heures du soir, il me téléphonait »358. Le « moi de

l’action » recevait plusieurs appels de Jansen qui voulait savoir s’il y avait des visites de ses amis à son atelier. Finalement, Jansen n’y vint pas et ils ne s’étaient pas retrouvés ; ce soir-là, le « moi de l’action » rentra à son appartement.

À la page quarante-six, après une ellipse temporelle, le temps du monde mémoriel se déplace vers un autre jour ; mais il s’agit toujours de la mémoire de Jansen. Ici, Nicole, une de ses amies, arrive à son atelier, et le « moi de l’action » la reçoit même si Jansen ne l’a pas permis : « Un après-midi, elle est venue sonner à l’atelier en l’absence de Jansen et j’ai brusquement décidé de lui ouvrir. J’étais gêné de lui répondre toujours au téléphone que

Jansen n’était pas là »359. Le « moi de l’action » et Nicole parlent de Jansen, de sa vie

356 Ibid., p. 39.

357 Ibid., p. 40.

358 Ibid., p. 44.

156 mystérieuse. Ce personnage de Nicole constitue une des raisons qui donnent à Jansen l’envie de partir définitivement au Mexique ; en effet, son mari, Gil, éprouve de la rancune envers Jansen après avoir supposé que sa femme et lui étaient ensemble. Sa jalousie le poursuit obstinément, la pression et la peur de croiser Gil que Jansen ressent lui donnent envie de partir. Nicole évoque le jour où son mari a donné deux gifles à Jansen quand il les a trouvés au restaurant tous les deux. Telle est la cause de l’attitude évasive de Jansen à l’égard de Nicole et cet épisode représente le caractère jaloux de Gil ; à la fin de ce chapitre, le « moi de l’action » décide d’accompagner Nicole jusque chez elle, où son mari attend son arrivée.