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L’utilisation de l’imparfait dans le monologue intérieur

Chapitre III. Le regard tourné vers le passé

3.1.8. L’utilisation de l’imparfait dans le monologue intérieur

3.1.7. Une question de point de vue

Dans la narration à la première personne, dans certains cas, la superposition de deux optiques provoque une ambigüité positionnelle du temps et de l’espace ; comme nous avons déjà traité une question sur la dissociation temporelle dans la description du narrateur, cette question du double point de vue détermine l’instance du narrateur. Au cas où le double point de vue existerait dans le récit, la détermination de l’instance des deux perspectives est-elle possible ?

Il est vrai que, parfois, la diégésis du narrateur auctoriel existe en dehors de celle du

narrateur actoriel. Dans les propos du narrateur homodiégétique de Voyage de noces, nous

trouvons des phrases dont les perspectives du narrateur auctoriel ont une instance indéterminée. Dans l’incipit du récit, quand le narrateur raconte l’épisode de sa deuxième visite à Milan rétrospectivement, nous ne parvenons pas à identifier l’instance utilisée : « Je ne crois pas avoir pensé, sur le moment, que le spectacle de cette ville déserte ait pu l’amener à prendre sa décision. Au contraire, si je cherche un terme qui traduise l’impression que me

faisait Milan ce 16 août, il me vient aussitôt à l’esprit celui de : Ville ouverte »163.

Dans cette citation, nous ne pouvons pas savoir exactement d’où le « moi narrateur » raconte. L’indétermination de l’instance est une des caractéristiques de la narration de la mémoire chez Modiano.

3.1.8. L’utilisation de l’imparfait dans le monologue intérieur

Relativement à l’indétermination de l’instance narrative du « moi narrateur », nous traitons la question de l’incertitude du temps de l’instance du « moi de l’action ». Dans une certaine partie de son discours, le « moi narrateur » raconte son histoire en utilisant l’imparfait, cela nous suggère sa fonction particulière ; la temporalité de sa narration évoque-t-elle le « vrai » passé ? Cette question renvoie à la détermination de l’instance narrative dans la séparation du

162 Ibid., p. 27.

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« moi narrateur » et du « moi de l’action ». Nous remarquons que quelques extraits de Voyage

de noces sont racontés par le monologue intérieur du narrateur.

Cette utilisation particulière de l’imparfait qui surpasse la fonction grammaticale, comment la décrire ? Alors que Cohn a insisté sur l’utilisation de l’imparfait comme effet de simultanéité dans le monologue à la première personne, dans les œuvres de Modiano

également nous trouvons cette fonction. Dans quelques passages de Voyage de noces,

Modiano n’emploie pas l’imparfait seulement pour le mode rétrospectif. Dans les paragraphes de la rétrospection du narrateur, l’imparfait sert à la description des événements souverains, mais dans les propos du narrateur monologique, nous trouvons des phrases dont la frontière entre le passé et le présent est ambiguë. En ce qui concerne ce risque de simultanéité dans le monologue auto-rapporté, Cohn mentionne qu’« un narrateur qui cite ses pensées anciennes

court le risque de laisser croire au lecteur qu’il s’agit de ses pensées présentes »164.

Ce procédé de la narration nous donne donc l’impression que les événements se déroulent au présent.

Autrement dit, en suivant la théorie de Cohn, dans les paroles du narrateur homodiégétique, les lecteurs ne peuvent pas distinguer entre « les pensées actuelles » et « les pensées anciennes » à travers les signes grammaticaux. À la page quatre-vingt-six, citons les phrases : « Je me trompais. Hier, au début de l’après-midi, j’avais décidé de visiter l’ancien musée des

Colonies »165 et « Je me suis demandé si Annette, la semaine prochaine, accueillerait tous nos

amis, ainsi que nous le faisions chaque année le 14 juillet… »166. Dans ce cas, même si une

phrase est écrite au passé, il est difficile de distinguer si la pensée du narrateur appartient au passé ou pas. Le passé fonctionne comme le présent narratif.

Cohn insiste sur l’existence de « la fusion des pensées anciennes et présentes »167, en citant

un paragraphe du Loup des Steppes, de Hermann Hesse. Cohn explique cette œuvre ainsi : « Il

y a en revanche des romanciers qui exploitent délibérément l’ambigüité inhérente à l’auto-citation […] en omettant tout signal de citation explicite, il superpose les pensées

actuelles et les pensées anciennes de leur narrateur… »168. Dans Voyage de noces, en ce qui

concerne cette ambigüité du temps, le narrateur homodiégétique lui-même déclare que « Le

164 Dorrit Cohn, La Transparence intérieure : Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 186.

165 Patrick Modiano, Voyage de noces, Paris, Éditions Gallimard, 1992.

166 Ibid., p. 25.

167 Dorrit Cohn, La Transparence intérieure : Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 189.

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passé et le présent se mêlent dans [son] esprit par un phénomène de surimpression »169. Après

les retrouvailles avec sa connaissance Ben Smidane au cours de sa fuite, le narrateur fait part de son sentiment désagréable en ces termes : « J’éprouvais un dégoût soudain à entendre

évoquer ma vie privée, et une gêne envers Ben Smidane de la voir mêlée à cela »170. Cette

parole, contenant la double voix du « moi de l’action » et du « moi narrateur », nous renvoie à l’ambigüité temporelle ; le narrateur fait l’expérience de cet événement deux fois, au moment de cette expérience et dans sa rétrospection, mais l’ambivalence temporelle provoque l’illusion que ce sentiment se manifeste au présent et que le narrateur le transmet à ce moment-là. Dans cette utilisation du passé, la pensée du passé du « moi de l’action » donne un effet de simultanéité, et l’instance du « moi narrateur » reste en suspens ; si le double point de vue existe dans une phrase, le temps grammatical ne peut définir l’instance des deux points de vue ; à la page cinquante, le « moi narrateur » apporte une information sur l’espace-temps du « moi de l’action » ainsi : « À mon retour, vers minuit, les fontaines de la place étaient toujours illuminées et quelques groupes, parmi lesquels je remarquais des enfants, se

dirigeaient vers l’entrée du zoo »171 ; la phrase « Mais j’ai préféré rentrer à l’hôtel Dodds et

m’allonger sur le petit lit en bois de merisier de ma chambre »172 produit un effet de

simultanéité avec la pensée passée du « moi de l’action », mais n’indique pas d’où ce « moi narrateur » raconte. Nous pouvons donc observer les deux fonctions particulières de cette phrase : l’une est l’effet de simultanéité avec le passé, et l’autre est l’incertitude de l’instance du « moi narrateur ». Le décalage entre le temps grammatical et le temps effectif dans un récit renvoie à la question de la dissociation entre la perspective du « moi narrateur » et celle du « moi de l’action » ; dans ce segment, l’instance du « moi narrateur » est poussée hors du temps de l’histoire, l’instance du « moi de l’action » s’occupe du temps de l’histoire.

L’utilisation du passé simple et de l’imparfait provoque un risque d’ambigüité temporelle chez les lecteurs, avec l’intervention du narrateur au présent, et ce procédé révèle

l’indétermination de l’instance du narrateur auctoriel. Dans Voyage de noces, Modiano

profite de l’effet de l’insertion de phrases au présent dans plusieurs buts ; afin de le constater, nous donnons quelques exemples où le narrateur homodiégétique raconte son état psychologique ou ses pensées au présent, et où il est difficile de distinguer sa position

169 Patrick Modiano, Voyage de noces, Paris, Éditions Gallimard, 1992, p. 26.

170 Ibid., p. 94.

171 Ibid.

86 spatio-temporelle. Voici un autre exemple, dans le paragraphe qui commence par cette phrase : « C’est en me souvenant aujourd’hui des rues désertes sous le soleil et de cette

chaleur étouffante… »173 ; l’instance du narrateur auctoriel n’est pas montrée explicitement,

en conséquence, la distinction de la temporalité n’est pas claire. En ce qui concerne cette

intervention, nous convoquons une idée importante de Cohn : dans La Transparence

intérieure, elle mentionne le « présent atemporel » dans la description du discours et le monologue intérieur ; cette théorie dévoile une possibilité de comprendre l’indétermination diégétique du narrateur auctoriel au présent. Dans la description du monologue intérieur, lorsque les paroles prononcées par le narrateur ne participent pas à la temporalité du récit, elles appartiennent au temps atemporel, ce temps n’existant que dans la conscience du narrateur. Quant aux œuvres de Modiano, cette notion nous suggère que si des informations spatio-temporelles en ce qui concerne la diégèse du narrateur auctoriel sont montrées imparfaitement, cette diégèse est renvoyée à l’instance indéterminée et elle devient atemporelle ; l’espace-temps d’où la voix du narrateur vient n’appartient pas à celui du récit, cette temporalité permettant que le narrateur lui-même sorte de sa propre histoire

provisoirement. L’utilisation du présent dans le monologue du narrateur de Voyage de noces

indique que ce dernier sort de l’espace-temps de sa propre narration arbitrairement. Le paragraphe du monologue intérieur du narrateur commence par la phrase « Je connais de

nombreux hôtels dans les quartiers périphériques de Paris… »174, qui souligne que sa

conscience est revenue de son introspection passée pour atteindre la perception présente. De ces argumentations sur les phénomènes de la narration de la mémoire chez Modiano émergent plusieurs questionnements à élucider aux chapitres suivants. Premièrement, dans la

dissociation entre le « moi narrateur » et le « moi de l’action », le soi passé est-il presque un

autre ? Le « moi passé » qui vit dans l’univers mémoriel n’est pas tout à fait semblable au

« moi présent ». L’identification ambiguë du soi passé apparaît dans la narration, parfois le soi

présent et le soi passé concordent, mais souvent le soi passé se rapproche d’un autre :

l’identité du soi passé est parfois indéterminée.

Deuxièmement, il sera aussi nécessaire de poser la question du temps de la narration ; dans l’univers mémoriel, le temps rend le dispositif complexe à cause de la dissociation entre le « moi narrateur » et le « moi de l’action ». L’instance du moi présent est souvent indéterminée, ce qui engendre un cours du temps particulier dans le récit.

173 Ibid., p. 26.

87 En laissant les thèmes importants à développer ultérieurement, au chapitre suivant, nous abordons l’étude du destinataire de la narration mémorielle de Modiano. Cela nous donne des indices pour comprendre ses œuvres.

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