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Chapitre V. La mémoire et l'oubli

5.2. Deuxième partie ; le recouvrement de la mémoire et l’apparition de la personnalité originelle

5.2.1. La double identité

La vraie identité est élucidée grâce aux renseignements de Hutte et son ami, et grâce au retour de la mémoire. À mesure que l’enquête de Hutte évolue, la vraie nature de l’« ancien moi » du narrateur se révèle aussi ; lui-même possédait une identité double, il vivait avec une fausse identité pendant la guerre. Le nom de son « ancien soi », Pedro McEvoy, était faux, il lui a été donné par Rubirosa, un diplomate dominicain qui était son collègue à la légation d’Amérique du Sud pour cacher sa vraie identité. Nous citons une partie du rapport de Hutte :

Objet : STERNE, Jimmy, Pedro. Né à : Salonique (Grèce), le 30 septembre 1912, de Georges STERNE et de Giuvia SARANO. Nationalité : grecque. Marié le 3 avril 1939 à la mairie du XVIIe arrondissement à Denise Yvette Coudreuse, de nationalité française. On ignore où M. Sterne résidait en France. Une seule fiche datant de février 1939 indique qu’un M. Jimmy Pedro Sterne habitait à

259 Ibid., p. 159.

260 Ibid., p. 162.

118 cette époque : Hôtel Lincoln 24, rue Bayard, Paris 8e.C’est d’ailleurs l’adresse qui figure à la mairie du XVIIe arrondissement sur l’acte de mariage. L’hôtel Lincoln n’existe plus. La fiche de l’hôtel Lincoln portait la mention suivante :

Nom : STERNE, Jimmy, Pedro. Adresse : Rue des Boutiques Obscures, 2, Rome (Italie) Profession : courtier. M. Jimmy Sterne aurait disparu en 1940.262

Le vrai nom du narrateur était Sterne, Jimmy Pedro. Selon le rapport de Hutte, il s’est marié avec Denise Coudreuse en 1939 et à l’époque il habitait à l’hôtel Lincoln à Paris. Cela est le seul indice pour retrouver sa trace, sur la fiche de cet hôtel, son adresse était notée ainsi : « Rue des Boutiques Obscures, 2, Rome (Italie) ». De plus, il est signalé qu’il a disparu en 1940.

Après la disparition de Sterne, Jimmy Pedro, à partir de 1940, sa deuxième personnalité apparaît, celle de Pedro McEvoy ; c’est ainsi que son identité est notée dans le rapport de Hutte :

Objet : McEvoy, Pedro. Il a été très difficile de recueillir des indications sur M. Pedro McEvoy, tant à la préfecture de Police qu’aux Renseignements généraux.On a signalé qu’un M. Pedro McEvoy, sujet dominicain et travaillant à la légation dominicaine à Paris, était domicilié, en décembre 1940, 9, boulevard Julien-Potin à Neuilly (Seine). Depuis, on perd ses traces. Selon toutes vraisemblances, M. Pedro McEvoy a quitté la France depuis la dernière guerre. Il peut s’agir d’un individu ayant usé d’un nom d’emprunt et de faux papiers, comme il était courant à l’époque.263

Selon le rapport de Hutte, il vivait sous une fausse identité, et ses traces sont perdues en 1940. Cette année coïncide avec l’année où le narrateur a perdu la mémoire.

Tel était le secret de sa vraie identité ; cette double identité de son ancien soi rend confus le narrateur. À mesure que les enquêtes évoluent, les souvenirs reviennent chez le « moi narrateur », mais il n’arrive que rarement à distinguer les bribes du passé, que ce soit l’époque où il se nommait Pedro McEvoy ou que ce soit l’époque où il se nommait Sterne Jimmy Pedro.

Nous relevons un paragraphe dans lequel le narrateur ne peut pas distinguer si ses souvenirs datent de l’époque de McEvoy ou de celle de Sterne ; le « moi narrateur » raconte un

262 Ibid., p. 180.

119 événement du passé, l’épisode de l’anniversaire de Denise :

C’était l’anniversaire de Denise. Un soir d’hiver où la neige qui tombait sur Paris se transformait en boue. Les gens s’engouffraient dans les entrées du métro et marchaient en se hâtant. Les vitrines du faubourg Saint-Honoré brillaient. Noël approchait. Je suis entré chez un bijoutier, et je revois la tête de cet homme. […] J’ai acheté une bague pour Denise. Quand j’ai quitté le magasin, la neige tombait toujours. J’ai eu peur que Denise ne soit pas au rendez-vous et j’ai pensé pour la première fois que nous pouvions nous perdre dans cette ville, parmi toutes ces ombres qui marchaient d’un pas pressé. Et je ne me souviens plus si, ce soir-là, je m’appelais Jimmy ou Pedro, Sterne ou McEvoy.264

Comme la fin de cette citation le démontre, la complexité de ce récit est que le recouvrement de la mémoire n’est pas complet, il est fragmentaire. Les souvenirs du narrateur homodiégétique se restreignent à l’époque où il vivait avec Denise avant qu’il ne devienne amnésique.

Cette incomplétude du retour mémoriel est manifestée par le narrateur lui-même ; au chapitre XL, ce narrateur convertit en intra-diégétique une lettre adressée à Hutte, et sa confession montre qu’il est troublé par les bribes mémorielles. Dans cette lettre, le « moi narrateur » apprend à Hutte qu’il va partir pour une île du Pacifique afin de chercher des indices de son propre passé et afin de suivre la trace de son ami Freddie disparu dans le Pacifique :

Mon cher Hutte, je vais quitter Paris la semaine prochaine pour une île du Pacifique où j’ai quelque chance de retrouver un homme qui me donnera des renseignements sur ce qu’a été ma vie. Il s’agirait d’un ami de jeunesse. Jusque-là, tout m’a semblé si chaotique, si morcelé… Des lambeaux, des bribes de quelque chose, me revenaient brusquement au fil de mes recherches… Mais après tout, c’est peut-être ça, une vie… Est-ce qu’il s’agit bien de la mienne ? Ou de celle d’un autre dans laquelle je me suis glissé ? Je vous écrirai de là-bas. J’espère que tout va bien pour vous à Nice et que vous avez obtenu cette place de bibliothécaire que vous convoitiez, dans ce lieu qui vous rappelle votre enfance.265

Ses souvenirs sont déterminés, il ne possède ni les souvenirs de l’enfance ni ceux de l’adolescence. Ce manque de cohérence mémorielle en tant qu’ensemble de la personnalité donne au narrateur une identification spéciale.

264 Ibid., p. 182.

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5.2.2. L’intervention des narrateurs hétérodiégétiques

Dans ce chapitre, nous constatons comment la reprise mémorielle du narrateur est décrite par Modiano. Afin de soutenir la véracité de la mémoire du narrateur, Modiano introduit de nombreux témoignages par le biais de narrateurs hétérodiégétiques anonymes. Ils racontent son expérience à travers leurs points de vue, la coïncidence de leurs témoignages garantit la véridicité des souvenirs du narrateur.

Dans la première partie de ce récit, c’est-à-dire jusqu’à ce que le « moi narrateur » reprenne sa mémoire, le narrateur hétérodiégétique inséré est Hutte à titre d’expéditeur des lettres aux chapitres V et VI. Dans la seconde partie de ce récit, plusieurs narrateurs hétérodiégétiques apparaissent et racontent leurs histoires. Par exemple, au chapitre vingt-quatre, un narrateur hétérodiégétique anonyme apparaît et raconte une histoire dans laquelle il rencontre Pedro : « L’homme était allongé sur le lit, une cigarette aux lèvres. […] Un grand brun, qui s’était présenté la veille, avenue Hoche, comme l’ancien attaché commercial d’une légation

d’Amérique du Sud. Il ne lui avait indiqué que son prénom : Pedro »266. Le témoignage

coïncide avec l’identité du narrateur ; ce procédé permet de souligner les facettes de la personnalité du narrateur homodiégétique.

Au chapitre trente-deux, le narrateur hétérodiégétique anonyme réapparaît, pour raconter un souvenir de Denise d’une jeune dame émigrée à Valparaiso. Cette jeune dame se rappelle que Denise était sa marraine dans son enfance et venait souvent pour voir celle-là avec Pedro. Dans ce passage, Modiano suggère que Denise est identique à une fille qui était déjà apparue dans un autre chapitre, comme un des personnages présent dans la mémoire du narrateur homodiégétique, Pedro McEvoy :

Elle ne sait rien de cette femme, sauf son prénom : Denise. Elle avait une voiture décapotable. Ce dimanche-là, un homme brun l’accompagnait. Ils étaient allés manger une glace tous les trois et ils avaient fait du canot et le soir, en quittant Versailles pour la ramener à Jouy-en-Josas, ils s’étaient arrêtés devant une fête foraine. Elle était montée avec cette Denise, sa marraine, sur une auto-tamponneuse tandis que l’homme brun les regardait.