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Les instances narratives du récit ; « narrateur et narrataire »

Chapitre IV. Les traits de la narration mémorielle chez Modiano

4.1. Métalepse narrative ; la question du destinataire

4.1.1. Les instances narratives du récit ; « narrateur et narrataire »

Afin de comprendre la notion de narrataire, il est tout d’abord nécessaire de comprendre les

instances narratives. Dans Essai de typologie narrative, Lintvelt distingue chaque instance

clairement, il schématise les instances du texte narratif littéraire. Il classe ces différentes instances en quatre plans selon leurs interactions dynamiques : 1. Auteur concret-Lecteur concret 2. Auteur abstrait-Lecteur abstrait 3. Narrateur-Narrataire 4. Acteur-Acteur.

Auteur concret lecteur concret Auteur abstrait lecteur abstrait

Narrateur fictif Narrataire fictif acteur [monde cité] acteur

En premier lieu, cette schématisation distingue les instances entre auteur et lecteur concrets et celles entre auteur et lecteur abstraits. Dans la théorie de Lintvelt, l’auteur concret est « le créateur de l’œuvre littéraire, adressant en tant que destinataire un message littéraire au

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lecteur concret, qui fonctionne comme destinataire / récepteur »175. Le rapport entre auteur et

lecteur est dialectique, cette instance d’auteur et lecteur concrets se trouve dans le monde réel,

qui est distinct « du texte littéraire, une vie autonome »176.

En ce qui concerne l’instance d’auteur et lecteur abstraits, la notion d’Auteur abstrait est le

second moi de l’auteur réel dans la terminologie de Tillotson, il n’est qu’une « projection

littéraire »177 de l’auteur réel. Le lecteur abstrait est le lecteur supposé chez l’auteur réel,

selon Lintvelt, il est « comme image du destinataire présupposé et postulé par l’œuvre

littéraire et d’autre part comme image du récepteur idéal »178. Cette instance d’auteur-lecteur

abstraits est l’intermédiaire entre le monde romanesque et celui du réel, elle s’inscrit dans le

monde de « l’œuvre littéraire »179.

L’instance des Narrateur-Narrataire s’inscrit dans le monde fictif, elle se distingue clairement du monde réel. Le narrateur est indispensable dans le monde romanesque, c’est lui qui raconte un récit, et Lintvelt détermine sa fonction comme « intermédiaire entre l’auteur et

l’histoire romanesque »180. Nous précisons la notion de narrataire qui est définie dans La

Poétique du roman. Jouve l’explique en citant la théorie de Todorov : « Dès l’instance où l’on identifie le narrateur (au sens large) d’un livre, il faut reconnaître aussi l’existence de son “partenaire”, celui à qui s’adresse le discours énoncé et qu’on appelle aujourd’hui le

narrataire »181. Il est donc nécessaire d’avoir l’existence d’un narrataire dans les œuvres romanesques. Cette notion de narrataire est distincte de celle de lecteur réel, et Jouve fait lui

aussi remarquer cette différence : « Les théoriciens du récit distinguent les personnes réelles

qui participent à la communication littéraire (l’auteur et le lecteur) des instances fictives qui

les représentent dans le texte »182.

Dans Figures III, Genette mentionne l’instance des narrateurs extradiégétique et

intradiégétique, en même temps qu’il suggère la possibilité de transgression de l’instance du narrataire. Selon lui, l’instance du narrataire est aussi soit extradiégétique soit intradiégétique.

Dans La Poétique du roman, V. Jouve classe l’instance du narrataire dans le récit en trois

175 Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "point de vue". Théorie et analyse, Paris, Éditions José Corti, p. 16. 176 Ibid. 177 Ibid., p. 17. 178 Ibid., p. 18. 179 Ibid., p. 17. 180 Ibid., p. 22.

181 Vincent Jouve, La Poétique du roman, Paris, Armand Colin, 2001, p. 24.

90 catégories : le narrataire-personnage, le narrataire invoqué, et le narrataire effacé.

Premièrement, en ce qui concerne la notion de « narrataire-personnage », Jouve explique qu’un narrataire se trouve à l’intérieur du récit, il est un personnage du récit à qui le narrateur parle : « narrataire-personnage (celui qui joue un rôle dans l’histoire)… son rôle est

d’accréditer la fiction, de la vraisemblabiliser »183. Autrement dit, ce narrataire-personnage est

un protagoniste à qui le narrateur parle, cette notion équivalant à celle de narrataire intradiégétique dans la théorie de Lintvelt.

Deuxièmement, Jouve explique le narrataire invoqué : « il s’agit de ce lecteur anonyme,

sans identité véritable, apostrophé par le narrateur dans le cours du récit »184 ; par ce procédé,

le narrateur interpelle le lecteur directement dans le récit, comme dans les œuvres de Balzac notamment ; en fait, le narrateur s’adresse au lecteur abstrait dans un récit arbitrairement, autrement dit, le narrateur interpelle le narrataire extradiégétique qui se trouve hors du monde romanesque.

La troisième notion est le narrataire effacé, elle signifie que le narrataire n’est pas montré

explicitement dans un récit. Jouve le définit comme « consubstantiel à l’acte

d’énonciation »185, « Le narrataire effacé n’est ni décrit ni nommé, mais implicitement présent

à travers le savoir et les valeurs que le narrateur suppose chez le destinataire de son texte »186.

De nombreux auteurs emploient cette technique, surtout dans les œuvres du XIXe siècle. Dans la théorie de Lintvelt, il s’agit de l’instance du narrataire supposé et de sa dissimulation.

Dans Vestiaire de l’enfance, Modiano utilise ce procédé ; le locuteur raconte son histoire

mémorielle à l’interlocuteur qui se trouve dans son esprit, cependant, son existence n’est pas montrée explicitement.

La schématisation chez Lintvelt présente la relation déictique entre le narrateur et le narrataire. Les paroles du narrateur s’adressent-elles toujours à quelqu’un ? Est-il possible qu’un narrateur se charge de ces deux rôles ?

Cohn traite la variabilité du destinataire du monologue intérieur dans La Transparence

intérieure ; comme la théorie du narrateur effacé de Jouve, Cohn fait remarquer la dissimulation du narrataire dans le monologue intérieur : « Quand un texte à la première

183 Ibid., p. 181.

184 Ibid.

185 Ibid.

91 personne ne manifeste aucune trace d’activité scripturale, ou de la présence en scène d’auditeurs fictifs, sans pour autant renoncer à la forme caractéristique de l’adresse orale,

c’est le statut narratif lui-même qui est […] laissé dans l’ombre »187. Cohn admet également la

possibilité de l’effacement du narrataire dans un récit, à l’instar de la théorie de Jouve. Modiano adopte ces techniques dans certaines œuvres. Leurs narrations prennent la forme de monologue, les narrateurs racontent des histoires d’un souvenir comme si leurs destinataires étaient eux-mêmes ; leur ton nous donne l’impression qu’ils fouillent dans leur mémoire pour qu’ils aient la conscience souveraine plus claire ; leur voix intervient dans leur conscience, et nous écoutons cette voix interne afin de repérer leur subjectivité, distincte

d’autrui. Nous citons une phrase de Des inconnues ; quand la narratrice remémore sa jeunesse

solitaire, il n’y a pas de destinataire précis. Elle raconte les scènes revenues à son esprit au gré de la mémoire. Dans la scène que nous évoquons, la narratrice parle d’un des personnages, Guy Vincent, seule personne à faire partie de sa vie. Mais sa personnalité est mystérieuse, il emploie un faux nom, et exerce un métier suspect. Elle raconte le moment où il lui a confié que « Guy Vincent » était un faux nom :

Je me souviens du soir où il m’a confié qu’il ne s’appelait pas Guy Vincent. Il m’avait emmenée dans un restaurant, tout près de son hôtel. Il ne quittait jamais le quartier. Il avait été surpris que je sois originaire de Lyon. Juste après la guerre, il avait passé trop peu de temps dans cette ville pour me dire où se trouvait exactement le pensionnat qui les avait recueillis, lui et ses camarades.188

Ces propos sont prononcés intérieurement dans l’esprit de la narratrice pour qu’elle fouille dans sa mémoire.

Afin de comprendre la dissimulation de l’interlocuteur et l’énonciation adressée au locuteur lui-même, nous consultons les œuvres d’autres écrivains pour comparer leurs narrataires. Au

contraire de la narration souveraine chez Modiano, dans La Folie du jour de Maurice

Blanchot, le narrateur raconte son histoire à travers la forme du monologue intérieur, en prenant conscience de l’existence du narrataire. Le narrateur parle de l’intérieur avec un ton emphatique à son narrataire et à lui-même. L’identité du narrataire n’est pas explicitement

dévoilée, mais le narrataire existe clairement dans les paroles du narrateur. Dans Du côté de

chez Swann de Proust également, le narrateur raconte ses souvenirs sous la forme du

187 Dorrit Cohn, La Transparence intérieure : Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 203.

92 monologue ; mais la description de ces souvenirs s’adresse à son partenaire de la narration, à son narrataire, le destinataire de son énonciation n’est pas le narrateur lui-même. Nous relevons une phrase où il parle de son enfance avec le ton rétrospectif : « Et quand il n’y avait plus de monde là, maman qui savait que Françoise pleurait encore ses parents morts depuis

des années

,

lui parlait d'eux avec douceur, lui demandait mille détails sur ce qu'avait été leur

vie »189.