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L’image de soi dans l’inconscient du narrateur homodiégétique

Chapitre V. La mémoire et l'oubli

5.1.1.1. L’image de soi dans l’inconscient du narrateur homodiégétique

derrière la photo. Freddie n’était donc pas le narrateur.

Les nombreux renseignements donnés par Hutte au narrateur sur les personnes qui s’appelaient Pedro lui permettent de comprendre que celui qui travaillait à la légation de la république Dominicaine était lui-même. Le narrateur fait une enquête sur son propre passé, et à travers les témoins, il apprend qu’il vivait avec une jeune femme, Denise, ancien mannequin. Au moment d’une visite du narrateur à l’ancien appartement de Pedro, 10 bis, rue Cambacérès, huitième arrondissement, Hélène Pilgram, l’habitante actuelle de cet appartement, donne des informations sur le narrateur et l’état civil de l’ancienne amie Denise à travers une lettre et un document. Le narrateur réussit à obtenir des informations, son nom de famille, McEvoy, et le nom de l’hôtel où il habitait avec Denise : l’hôtel Castille.

Au fur et à mesure que le narrateur reçoit les informations sur son passé oublié, il commence à retrouver ses souvenirs ; à partir du chapitre dix-huit, la mémoire lui revient peu à peu. Cependant, à ce stade, sa mémoire reste partielle. Au chapitre vint-cinq, les souvenirs du passé commencent à réapparaître plus clairement et, à partir de ce moment-là, le « moi » ancien commence à revenir dans l’esprit du « moi narrateur ». Le remplacement de la personnalité se produit ainsi.

5.1.1.1. L’image de soi dans l’inconscient du narrateur homodiégétique

Quant à Rue des Boutiques obscures, dans une première étape le narrateur homodiégétique

établit sa personnalité particulière qui est dépourvue de son image de soi ; dans la confession de son ignorance sur son propre passé, c’est lui-même qui exprime son état amnésique : « Je

ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café »234. Il ne possède

aucun souvenir de son propre passé depuis qu’il a été « frappé d’amnésie » il y a dix ans, l’absence de mémoire étant signifiée par « Rien qu’une silhouette claire ».

Dans un autre passage, le « je-narrant » lui-même proclame qu’il vivait dans le brouillard de la mémoire : « Il [Hutte] est sorti du café d’une seule enjambée, en évitant de se retourner, et j’ai éprouvé une sensation de vide. Cet homme avait beaucoup compté pour moi. Sans lui, sans son aide, je me demande ce que je serais devenu, voilà dix ans, quand j’avais

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brusquement été frappé d’amnésie et que je tâtonnais dans le brouillard »235.

Il a oublié son nom, dans sa conscience il n’existe pas de trace mémorielle qui permette de suivre son image rémanente. Ce narrateur perd toutes les identifications sociales également, elles sont données par Hutte. Sinon, le narrateur ne peut pas avoir conscience de son soi identifié. Hutte lui attribue un pseudonyme et prépare ses pièces d’identité, cela permet au narrateur de commencer une deuxième vie. Voici le paragraphe dans lequel Hutte donne un nouveau nom au narrateur : « Tenez, m’avait-il dit en ouvrant une grande enveloppe qui contenait une carte d’identité et un passeport. Vous vous appelez maintenant “Guy

Roland” »236. Cette nomination par une tierce personne a donné naissance à la nouvelle

personnalité du narrateur, Guy Roland, caractérisée par l’amnésie totale. 5.1.1.2. Un souvenir vague du passé

Modiano représente l’état amnésique dans cette œuvre avec finesse. Il exprime l’anxiété de vivre sans mémoire. Des bribes de souvenirs effleurent souvent l’esprit du narrateur, mais à chaque fois elles s’enfuient et il n’arrive pas à se rappeler son passé. Au chapitre II, avant un rendez-vous avec Paul Sonachitzé, un des personnages qui lui donne des informations importantes, le narrateur exprime son inquiétude d’avoir perdu la mémoire : « Pourquoi une chose aussi anodine que de composer sur un cadran un numéro de téléphone me cause, à moi,

tant de peine et d’appréhension ? »237.

Ce narrateur réussit à exprimer ses pensées mais il ne peut déterminer la raison de son anxiété. Lorsqu’une information lui évoque une bribe de souvenir dans sa conversation avec Blunt, il mentionne ainsi : « Oui, ces syllabes réveillaient quelque chose en moi, quelque

chose d’aussi fugitif qu’un reflet de lune sur un objet »238. Mais, à ce moment-là, il ne

parvient pas à fouiller dans sa mémoire au moyen de cet indice. Dans cette scène, l’amnésie est représentée implicitement.

235 Ibid., p. 15.

236 Ibid.

237 Ibid., p. 17.

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5.1.1.3. Le moi et l’autre

Dans l’amnésie, le « moi ancien », dont le « moi présent » ne peut se rappeler, est un étranger pour le narrateur. À cause de l’amnésie, il a oublié son aspect même. Nous convoquons une scène où le « je-narrant » ne reconnaît pas son apparence dans le miroir ; ce narrateur a perdu sa conscience de soi, il ne peut donc plus qualifier son image comme étant lui-même. Dans la scène où il rencontre Stioppa, le miroir sert à refléter son ignorance sur son propre aspect, et c’est la parole de l’autre qui lui donne ses caractéristiques. Pour ce narrateur, l’aspect de son soi n’est que celui d’un étranger. Même le visage dans le miroir n’est que son

alter ego, et il ne peut pas croire que celui-ci soit lui-même. Dans la conversation entre Stioppa et lui, l’adjectif « jeune » employé par Stioppa pour qualifier l’aspect du narrateur étonne ce dernier : « Mais pourtant, vous êtes encore jeune… Jeune ? Je n’avais jamais pensé que je pouvais être jeune. Un grand miroir avec un cadre doré était accroché au mur, tout près

de moi. J’ai regardé mon visage. Jeune ? »239. L’intervention de la voix du narrateur souligne

sa surprise. Son image le renvoie à une telle altérité qu’il n’a aucune certitude sur son identité. Ce narrateur homodiégétique ne possède aucune image du personnage qu’il est. Ce mot « jeune », qui s’appuie sur le point de vue de Stioppa, permet au narrateur de définir son apparence, qui est restée à un niveau inconscient pour lui.

L’incertitude de ce narrateur sur sa propre image est décrite également dans une autre scène. Normalement, dans la narration à la première personne, le narrateur est capable de décrire son propre aspect, et sa conscience de soi et son apparence coïncident dans son esprit. Cependant, dans ce récit, le narrateur interprète son visage comme celui d’un autre. Grâce à la photo de Stioppa, le narrateur connaît enfin son aspect, et comprend que la personne qui figure sur la photo est lui-même : « Il me passait les photos […] Et vers la gauche, le bras droit coupé de la jeune femme blonde, un homme très grand, […] environ trente ans, les cheveux noirs, une

moustache fine. Je crois vraiment que c’était moi »240. L’absence de l’image de soi lui permet

de compter sur cette information pour son identification. Cette photo lie la personne à sa propre apparence, l’image extérieure donne enfin une identification au narrateur.

L’incertitude cognitive est convertie en certitude sur son identité par cette photo qui représente le « moi ancien » du narrateur. Celui-ci emploie le « je » pour désigner la personne

239 Ibid., p. 41.

110 qui figure sur la photo : « la photo où je figurais près de Gay Orlow et du vieux Giorgiadzé et

celle de Gay Orlow enfant, à Yalta […] »241. La photo dans ce récit a servi à l’acquisition de

l’identité et à la définition de son image par le narrateur lui-même.

Les épisodes relatifs à son image (le reflet dans le miroir et les photos) nous révèlent le questionnement sur « soi ». Le « moi passé » n’est pas tout à fait semblable au « moi présent ». L’existence du « moi présent » ne cesse de se modifier, au fur et à mesure que le « moi passé » est détaché du « moi présent ». D’un côté, l’ancien moi est identifié au moi présent, mais, de l’autre côté, il reste un autre pour le moi présent. Dans l’état d’amnésie, c’est-à-dire quand le soi ancien n’est plus déterminé, il est possible que le « moi présent » considère un autre comme son soi ancien. Dans ce récit, l’ambivalence du soi s’exprime à travers l’amnésie du narrateur.

Afin de montrer la proximité entre l’autre et le « moi ancien » dans l’amnésie, nous donnons un exemple : après l’acquisition de l’information en ce qui concerne Howard de Luz Freddie, disparu sans prévenir, le narrateur croit que cette personne est lui-même. Ce changement cognitif, c’est-à-dire dans la pensée du narrateur, apparaît après qu’il ait visité la maison de Howard de Luz, le grand-père de Freddie. Même si ce n’est qu’une présupposition, il commence à penser que Howard de Luz est son grand-père : « Mon grand-père Howard de Luz venait me chercher au train de Paris ou bien était-ce le contraire ? Les soirs d’été, j’allais

l’attendre sur le quai de la gare en compagnie de ma grand-mère, née Mabel Donahue »242.

Cette ambigüité apparaît dans la conversation avec un des membres de cette famille également : « J’avais lancé “Freddie” d’une voix altérée, comme si c’était mon prénom que je

prononçais après des années d’oubli »243. Progressivement, le narrateur commence à avoir la

fausse certitude qu’il est Howard de Luz Freddie lui-même. Notons son assertion : « Ainsi j’avais été élevé par mes grands-parents. Après la mort de mon grand-père, nous vivions seuls

ici, avec ma grand-mère, née Mabel Donahue, et cet homme »244. Il considère ce Howard de

Luz Freddie comme son « ancien moi ».

Cependant, cette certitude s’évanouit rapidement. En effet, quand le « je-narrant » montre la photo sur laquelle il figure à l’ancien jardinier de Valbreuse, celui-ci indique que la

241 Ibid., p. 46.

242 Ibid., p. 82.

243 Ibid., p. 84.

111 personne photographiée était un ami de Howard de Luz. Finalement, le narrateur n’était pas Freddie. Citons un extrait où le narrateur demande à Claude Howard de l’identifier à son « ancien moi » sur la photo : « Mon cœur battait fort. – Mais oui… C’était un ami de Freddie… Il venait ici avec Freddie, avec la Russe et une autre fille… […] – Vous ne trouvez pas qu’il me ressemble ? – Oui… Pourquoi pas ? me dit-il sans conviction. Voilà, c’était clair,

je ne m’appelais pas Freddie Howard de Luz »245. Dans ce chapitre, ce passage montre que la

connaissance du narrateur sur son identification est incertaine et changeant. Dans son état amnésique elle provoque un quiproquo sur son identité.

À la fin de ce chapitre, le jardinier de l’ancienne maison de Freddie lui annonce que l’homme sur la photo venait d’Amérique du Sud et que son prénom était « Pedro ». Il était un ami d’enfance de Freddie. Le narrateur commence à croire que ce prénom était le sien. Nous voyons ainsi comment s’exprime cette labilité de la conscience du soi.

- Attendez… son prénom, c’était… Pedro… Nous restions debout au bord du talus. De nouveau, il avait sorti sa pipe, et la nettoyait à l’aide d’un petit instrument mystérieux. Je me répétais à moi-même ce prénom qu’on m’avait donné à ma naissance, ce prénom avec lequel on m’avait appelé pendant toute une partie de ma vie et qui avait évoqué mon visage pour quelques personnes. Pedro.246

Grâce aux renseignements de ce jardinier, le narrateur essaie de saisir sa mémoire dispersée dans son inconscient, et de considérer ce Pedro comme son ancien soi.