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La superposition de la mémoire de Modiano et de celle du narrateur

Chapitre I. Figure de Patrick Modiano

1.1. Quelques pistes sur sa famille

1.2.4. La superposition de la mémoire de Modiano et de celle du narrateur

L’Occupation : dans les œuvres de Modiano, la période de l’Occupation occupe parfois une place importante. Le fait qu’il soit né l’année de la fin de la Seconde Guerre mondiale a eu une influence sur le choix des motifs du récit. De surcroît, le fait que ses parents aient vécu en France pendant la guerre avec la nationalité étrangère, et l’origine juive de son père ont placé la famille de Modiano dans une situation des plus complexes. Le contexte historique est également une source de malaise dans sa jeunesse ; même s’il obtient la nationalité française, sa judaïté et l’antisémitisme du gouvernement de Vichy l’empêchent de s’approprier vraiment son identité française.

Quand on évoque la question de l’Occupation chez Modiano, il est nécessaire de comprendre que lui-même n’expérimente pas la guerre ; il s’agit de l’expérience de ses parents, et son attitude envers les guerres s’assimile à celle des gens qui entendent parler

d’elles ultérieurement49. L’atmosphère de l’Occupation a poussé Modiano à écrire contre

l’oubli des gens qui ont vécu à cette époque, et il en explique la raison dans son discours à Stockholm en 2014 :

Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation. Les personnes qui ont vécu dans ce Paris-là ont voulu très vite l’oublier, ou bien ne se souvenir que de détails quotidiens, de ceux

47 Patrick Modiano, Des inconnues, Paris, Gallimard, 2000, p. 19.

48 Ibid.

49 Dominique Viart, L’impossible narration de l’Histoire dans Modiano ou les Intermittences de la mémoire sous la direction d’Anne-Yvonne Julien,Paris, Éditions Hermann, 2010, p.47.

37 qui donnaient l’illusion qu’après tout la vie de chaque jour n’avait pas été si différente de celle qu’ils menaient en temps normal. Un mauvais rêve et aussi une vague de remords d’avoir été en quelque sorte des survivants. Et lorsque leurs enfants les interrogeaient plus tard sur cette période et sur ce Paris-là, leurs réponses étaient évasives. Ou bien ils gardaient le silence comme s’ils voulaient rayer de leur mémoire ces années sombres et nous cacher quelques choses. Mais devant les silences de nos parents, nous avons tout deviné, comme si nous l’avions vécu.50

Les vies broyées par l’histoire mènent Modiano à adopter le point de vue des plus faibles. Il

décrit souvent la vie des gens sous l’Occupation, surtout dans La Ronde de nuit, en inventant

un narrateur-personnage juif qui fait partie de la Gestapo française, et en racontant la vie

soumise à la surveillance des Allemands. Dans Voyage de noces,Ingrid, qui se suicide à Milan,

a elle aussi passé sa jeunesse pendant la guerre. Modiano crée très souvent des personnages

dont l’existence a été perturbée par la guerre. La vie de Jansen, dans Chien de printemps,

dépend également de l’Occupation : « À la déclaration de guerre, Capa lui proposa de partir pour les États-Unis, et obtint deux visas. Jansen, au dernier moment, décida de rester en

France. Il passa les deux premières années de l’Occupation à Paris »51. Dans Dora Bruder,

Modiano décrit l’existence d’une fille juive qui a été envoyée à la prison des Tourelles en 1943.

Dans les œuvres de Modiano, la liste des noms des disparus qui ont vécu à l’époque des

guerres apparaît dans Chien de printemps, Villa Triste, Dora Bruder. Ce procédé sert à

honorer la mémoire des gens disparus. Il s’agit parfois de listes véritables, et à ce sujet, Dominique Viart mentionne que « (Le trajet de Modiano) qui mêle délibérément la fiction à la remémoration, s’empare d’archives dont on ne sait si l’accumulation ne finit pas par être

mensongère, s’inquiète des disparus, dresse dans Villa Triste, des listes de noms »52, grâce

auxquelles il essaie de laisser les traces des gens disparus dans notre mémoire.

Ces sujets importants chez Modiano sont abordés par l’intermédiaire de la mémoire. Les dures expériences du passé le conduisent à effectuer une rétrospection. Notons son point de vue sur la mémoire dans le discours à Stockholm :

50 Le Monde, Verbatim : le discours de réception du prix Nobel de Patrick Modiano, Paris, http://www.lemonde.fr/prix-nobel/article/2014/12/07/verbatim-le-discours-de-reception-du-prix-nobel-de-patrick -modiano_4536162_1772031.html#sUZL3O3UOzV0uBR8.99.

51 Patrick Modiano, Chien de printemps, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 19.

52 Dominique Viart, « L’impossible narration de l’Histoire », dans Modiano ou Les Intermittences de la mémoire / sous la direction de Anne-Yvonne Julien,Paris, Hermann, 2010, p. 50.

38 Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société qu’il décrivait était encore stable, une société du XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J’ai l’impression qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre d’elle-même et qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnésie et contre l’oubli. À cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.53

La mémoire est décousue et morcelée pour Modiano, elle équivaut à retenir les épisodes qui sont en train de s’effacer dans l’oubli. Parfois, la notion de point de repère, c’est-à-dire un mot ou un lieu clé qui aide la remémoration, apparaît souvent, et elle contraste avec l’oubli, qui

tente d’effacer les souvenirs importants. Par exemple, à la page vingt-sept de L’Herbe des

nuits, le « moi narrateur » essaie de se souvenir de son ancienne amie disparue trente ans avant ; à l’aide d’un carnet noir où sont consignées des informations, il arrive à fouiller dans sa mémoire. Ainsi, il estime que « Sans doute, pour avoir un point de repère plus tard - le plus

de petits détails possible concernant cette courte et trouble période de (sa) vie »54, les indices

laissés aident la remémoration et se dressent contre l’oubli.

Dans ce chapitre, nous avons ébauché le lien entre la vie de Modiano même et celle des narrateurs de ses œuvres. Cela constitue la base de notre recherche, et cette entreprise nous aidera à comprendre la poétique. Au chapitre suivant, nous entamons l’analyse de la construction complexe de la narration. Il s’agit de notre première démarche pour étudier le mécanisme de mémoire chez Modiano.

53 Le Monde, Verbatim : le discours de réception du prix Nobel de Patrick Modiano, Paris, http://www.lemonde.fr/prix-nobel/article/2014/12/07/verbatim-le-discours-de-reception-du-prix-nobel-de-patrick -modiano_4536162_1772031.html#sUZL3O3UOzV0uBR8.99.

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