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Chapitre II. Le dispositif narratif complexe chez Modiano

2.3. La figure du présent dans l'univers mémoriel

2.3.2. Une mémoire récente

Dans ce deuxième cycle, le point de vue du narrateur correspond à des allées et venues entre le monde mémoriel et le monde présent. Comme dans le premier cycle, à la fin le narrateur hétérodiégétique apparaît, le temps du « vécu » du narrateur se modifie en temps de l’imagination.

Dans ce chapitre, le point de vue du narrateur redevient rétrospectif. Il commence à reconstruire la figure d’Ingrid, en comblant le manque d’informations par son imagination et son « expérience ».

De la page cent onze à la page cent vingt, le narrateur raconte rétrospectivement un épisode où il a revu Ingrid par hasard trois ans après leur première rencontre, en utilisant la première personne. La fonction narrative est homodiégétique et l’identification entre la personne qui possède les souvenirs et le narrateur est garantie : « C’est la même année, un soir de la fin de juillet, que j’ai rencontré Ingrid pour la dernière fois. J’avais accompagné Cavanaugh à la

gare des Invalides. Il s’envolait pour le Brésil où je devais le rejoindre un mois plus tard »123.

Cette phrase introductive nous signale le changement du point de vue, et nous pouvons nous apercevoir que nous sommes dans le monde de la mémoire du narrateur. Il regarde son ancien soi passant par la perspective du narrateur, son soi ancien n’est qu’un des personnages.

Dans cette scène remémorée, le narrateur rapporte qu’il a aperçu quelques changements chez Ingrid ; il a notamment constaté l’impact de la solitude sur elle.

121 Ibid.

122 Ibid., p. 109.

67 Le narrateur essaie de se rappeler les détails de ses retrouvailles avec Ingrid. Après qu’il a accompagné Cavanaugh à la gare, le narrateur marche dans un quartier à Paris sans savoir très bien où : « Je marchais au hasard dans un quartier que je connaissais mal. Je ferme les yeux et je tente de reconstituer mon itinéraire. J’ai traversé l’Esplanade et contourné les Invalides pour atteindre une zone qui me semble, avec le recul des années, encore plus déserte que le

boulevard Soult, dimanche dernier. De larges avenues ombragées […] »124.

À ce moment-là, le narrateur s’aperçoit qu’une dame marche devant lui, en titubant. Cette femme n’est autre qu’Ingrid, qui erre en état d’ébriété dans un quartier. Nous notons un passage qui dévoile l’aspect anormal d’Ingrid : « Quelqu’un marche à une dizaine de mètres devant moi. Il n’y a personne d’autre sur le trottoir de cette avenue qui borde l’École militaire. Les murs de celle-ci donnent au quartier l’apparence d’une très lointaine et très ancienne ville de garnison à travers laquelle cette silhouette de femme avance d’un pas hésitant, comme si

elle était ivre… »125.

Au début, le narrateur n’arrive pas à reconnaître cette personne, mais en s’approchant d’elle, il se rend compte qu’il s’agit d’Ingrid. Il comprend tout de suite qu’elle mène une vie dissolue, étant devenue alcoolique, et ce changement bouleverse. Il espère quand même discuter avec elle, et décide de la suivre pour tenter de lui parler. Voici un extrait dans lequel il retrouve Ingrid :

Elle ne m’a pas prêté la moindre attention. Elle continuait de marcher, le regard absent, la démarche incertaine et je me suis demandé si elle savait vraiment où elle allait. […] Nous avons marché côte à côte quelques instants sans que j’ose lui adresser la parole. Elle a fini par tourner la tête vers moi. “Je crois que nous nous connaissons”, ai-je dit. […] “Nous nous connaissons ?” Elle fronçait les sourcils et me considérait de ses yeux gris. “Vous m’avez pris sur la route de Saint-Raphaël… Je faisais de l’auto-stop… - La route de Saint-Raphaël… ?” C’était comme si, des profondeurs, elle remontait peu à peu à la surface. “Mais oui… Je m’en souviens…”126

C’est ainsi qu’ils se sont retrouvés, trois ans après leur première rencontre. Ils se sont installés dans un café pour discuter. Le narrateur a alors appris qu’elle ne vivait plus avec Rigaud.

Nous citons les propos d’Ingrid qui sous-entendent sa séparation d’avec Rigaud : « “Comment va votre mari ?” À peine l’avais-je formulée, que cette phrase m’a paru

124 Ibid., p. 112.

125 Ibid.

68 saugrenue. “Il est en voyage…” Elle m’avait répondu d’un ton sec, et j’ai compris que je ne devais plus aborder ce sujet. “J’ai quitté le Midi… J’habite depuis quelques mois dans ce

quartier…”»127.

Le fait qu’elle a quitté le Midi et qu’elle habite toute seule à Paris lève le voile sur sa vie perturbée et solitaire ; le narrateur le déduit, et ne l’interroge plus sur ce sujet.

Il accompagne Ingrid jusqu’à son appartement, qui se trouve dans une petite rue sombre à Paris. Au moment de la séparation, Ingrid donne son numéro au narrateur, mais plus tard il lui a été impossible de la joindre, ce qui l’a profondément attristé.

Après la rétrospection de la scène des retrouvailles avec Ingrid, le temps revient au présent du narrateur, à la page cent vingt-et-un. Le narrateur se trouve dans l’ancien appartement de Rigaud au présent, sa perspective n’est plus rétrospective, il raconte ses pensées et son ressenti immédiats. Par ailleurs, il continue à chercher les objets laissés par Rigaud comme preuves de sa vie : « J’ai pris la lampe à huile sur la table de nuit et j’ai exploré encore une fois l’intérieur de l’armoire à glace. Rien. J’ai glissé dans ma poche l’enveloppe adressée à Rigaud, 3, rue de Tilsitt et qu’on avait fait suivre au 20, boulevard Soult. Puis, la lampe à la

main, j’ai emprunté le couloir et je suis entré dans l’autre chambre de l’appartement »128.

Dans un placard d’une autre chambre, le narrateur trouve une paire de skis de Rigaud, ses photos et un magazine : « Sur deux photos, j’ai reconnu Rigaud, à vingt ans. L’une le montrait au départ d’une piste, appuyé sur ses bâtons de ski, l’autre, au balcon d’un chalet en

compagnie d’une dame et d’un homme qui portait de grosses lunettes de soleil »129.

Ces objets excitent l’imagination du narrateur : « J’ai imaginé que de chez lui, rue de Tilsitt, il avait transporté, boulevard Soult, les skis, les chaussures et la page du magazine de luxe qui

datait de la Drôle de Guerre »130.

Cela lui donne l’envie de consulter les notes concernant la vie d’Ingrid qu’il a laissées à l’hôtel où il séjournait, et il y retourne pour les récupérer ; dans ces notes, il vérifie que l’appartement de la rue de Tilsitt était à la mère de Rigaud et que ce dernier a déménagé dans celui du boulevard de Soult avec Ingrid. Cela lui fait penser à la vie du couple à l’époque. À mesure qu’il l’imagine, la temporalité du récit s’éloigne de celle du « vécu » du narrateur.

127 Ibid., p. 114.

128 Ibid., p. 121.

129 Ibid., p. 122.

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2.4. La narration hétérodiégétique

À la page cent vingt-cinq, le narrateur homodiégétique redevient le narrateur hétérodiégétique afin de raconter l’enfance d’Ingrid. Comme pour la biographie d’Ingrid, la transition diégétique et celle de la fonction du narrateur suivent le même processus qu’aux chapitres précédents, de façon cyclique.

Nous relevons une phrase dans laquelle le narrateur homodiégétique est converti en narrateur hétérodiégétique. Ici, le narrateur suggère que ce narrateur à la troisième personne est son double, puis s’appuie sur le fruit de son imagination : « Les eaux des fontaines scintillent sous le soleil, et je n’éprouve aucune difficulté à me transporter, de ce paisible après-midi de juillet où je suis en ce moment, jusqu’à l’hiver lointain où Ingrid a rencontré Rigaud pour la première fois. Il n’existe plus de frontière entre les saisons, entre le passé et le

présent »131.

Le narrateur prévient que sa perspective homodiégétique devient hétérodiégétique. Ainsi, la temporalité du récit se déplace du présent, autrement dit du temps du « vécu » du narrateur, à l’époque de l’Occupation, où Ingrid avait seize ans et habitait avec Rigaud dans l’appartement de la mère de celui-ci, au 3 rue de Tilsitt. Comme nous l’avons constaté, cette temporalité est inappropriée au narrateur homodiégétique, car cet événement s’est passé avant sa naissance. Le changement de temporalité, passant du « vécu » du narrateur à l’imagination, correspond au changement de modalité narrative, passant du narrateur homodiégétique au narrateur hétérodiégétique. La narration à la troisième personne commence à l’endroit où l’histoire évoque la biographie d’Ingrid :

C’était un des derniers jours de novembre. Elle avait quitté, comme d’habitude, le cours de l’école de danse du Châtelet en fin d’après-midi. Elle n’avait plus beaucoup de temps devant elle pour rejoindre son père dans l’hôtel du boulevard Ornano où ils habitaient depuis le début de l’automne : ce soir, le couvre-feu commencerait à six heures dans tout l’arrondissement, à cause de l’attentat de la veille, rue Championnet, contre des soldats allemands.132

Le paragraphe cité révèle qu’à cette époque Ingrid était danseuse. Elle habitait dans un

131 Ibid, p. 125.

70 hôtel avec son père clandestinement à cause de leur nationalité autrichienne.

Dans le paragraphe suivant, nous découvrons les difficultés rencontrées par le père et sa fille sous l’Occupation. Le père d’Ingrid a été licencié d’une clinique où il travaillait en tant qu’employé en raison de sa nationalité autrichienne, risquant d’être considéré comme Juif et d’être arrêté par les Allemands. Le départ à Montpellier du docteur Jougan, patron du père d’Ingrid, pour lui permettre de travailler à la clinique clandestinement, inquiète Ingrid, et cela aggrave la situation :

Pourquoi, ce soir-là, à la perspective de retrouver son père, se sentait-elle gagnée par le découragement ? Le docteur Jougan était parti s’installer à Montpellier et il ne pourrait plus aider son père, comme il l’avait fait jusque-là en l’employant dans sa clinique d’Auteuil. Il avait proposé à son père de venir le rejoindre à Montpellier, en zone libre, mais il fallait franchir en fraude la ligne de démarcation…133

À partir de ce paragraphe, nous pouvons comprendre la situation difficile de son père. Personne ne peut l’embaucher, avec la nationalité autrichienne il est donc quasi impossible de trouver du travail.

Dans cette biographie, la vie d’Ingrid sous l’Occupation est décrite en détail. Les gens de Paris aussi se fuyaient du couvre-feu, le métro qu’elle prend était plain de monde. D’ailleurs, ce refuge collectif, les soldats allemands surveillent les gens dans les rues de Paris : « Des groupes de soldats allemands et des policiers français se tenaient à l’entrée du boulevard Barbès comme à un poste frontière. Elle eut le pressentiment que si elle s’engageait sur le boulevard à la suite de ceux qui rentraient dans le dix-huitième, la frontière se refermerait sur

elle pour toujours »134.

À cause de la surveillance sur la route, elle ne parvient pas à rentrer. Elle erre toute seule dans les arrondissements de Paris. Même si elle arrive à rester provisoirement dans un salon de thé, elle ne réussit pas à trouver un endroit pour s’abriter après la fermeture ; à cause de l’inquiétude et de l’angoisse, des crises de panique l’assaillent plusieurs fois. C’est dans cet état qu’elle rencontre Rigaud, qui s’approche d’elle pour l’aider :

133 Ibid., p. 126.

71 Autour d’elle, tout vacille. Elle essaye de réprimer un tremblement nerveux. Elle serre de ses doigts le rebord de la table et garde les yeux fixés sur la tasse de chocolat et le macaron qu’elle n’a pas mangé. Le brun s’est levé et s’est approché d’elle. « Vous n’avez pas l’air de vous sentir très bien… » Il l’aide à se lever. […] Elle se met brusquement à pleurer. Il lui serre le bras. « J’habite tout près… Vous allez venir chez moi… » Ils suivent la courbe de la rue.135

Cette scène relate la rencontre entre Ingrid et Rigaud ; celui-ci essaie de calmer l’inquiétude de la jeune femme, et cette gentillesse la rassure. Ils profitent de cette occasion pour commencer leur vie ensemble. Rigaud emmène Ingrid à son appartement pour qu’elle y séjourne, pour se protéger de la rafle allemande.

Au début, Ingrid n’arrive pas à confier son identité juive à Rigaud ; de surcroît, elle ment concernant le métier de son père, en disant qu’il est un médecin autrichien.

2.4.1. L’usage du passé simple

À la page cent trente-quatre, comme la réapparition de l’introduction du passé simple nous le désigne, le temps du récit s’est éloigné de la temporalité intériorisée par le narrateur homodiégétique. Nous citons un paragraphe où le passé simple apparaît pour la première fois dans le deuxième cycle :

Une autre journée est passée. Puis une autre. Ils ne sortaient plus de l’appartement, elle et Rigaud, sauf pour dîner dans un restaurant de marché noir, tout près, rue d’Armaillé. […] Décembre. L’hiver commençait. Il y eut de nouveaux attentats et cette fois-ci le couvre-feu fut imposé à partir de cinq heures et demie du soir pendant une semaine.136

Cet usage du passé simple annonce le changement de la temporalité où Ingrid vivait. Ingrid ne rentre plus à l’hôtel, et Rigaud et elle se mettent à habiter ensemble, dans l’appartement de ce dernier.

Dans l’univers dans lequel la réalité et la fiction s’entrecroisent, Modiano fait apparaître quelques objets qui servent d’intermédiaires entre ces deux mondes. À la fin de ce chapitre, Ingrid et Rigaud déménagent dans l’appartement du 20, boulevard Soult. Rigaud met une paire de skis pour y partir, et Ingrid se tient à ses épaules, ils se rendent à leur nouvel

135 Ibid., p. 131.

72 appartement sous la neige. La paire de skis a été laissée dans un placard, et le narrateur homodiégétique, dans l’incipit du chapitre, confie qu’il la retrouve. Cette coïncidence permet de lier les deux mondes, et de mettre en scène l’univers fictionnel comme s’il était réel. 2.4.2. Le retour au temps présent

Après l’insertion de la « biographie » d’Ingrid, la narration hétérodiégétique dans le deuxième cycle se termine. À la page cent quarante-sept, le temps revient à celui du « vécu » du narrateur homodiégétique.

Dans le présent du narrateur, la fuite déguisée de celui-ci continue, ainsi que sa quête des indices de la vie d’Ingrid : « En fin de matinée, j’ai quitté ma chambre d’hôtel sans avoir reçu

aucun message d’Annette, et je suis retourné à l’appartement »137.

Le narrateur revient à l’appartement de Rigaud, et quand il arrive, le concierge se trouve dans la chambre pour changer les draps ; dans cette scène, ils parlent de la paire de skis utilisée par Rigaud pour déménager sous la neige au chapitre précédent : « Je vais vous débarrasser de cette paire de skis et de ces vieilles chaussures qui traînent dans le placard… -

Non, il faut qu’elles restent à leur place »138.

La découverte d’une paire de skis permet de lier les deux mondes hétérogènes, l’un étant celui de la « réalité » dans laquelle le narrateur homodiégétique vit, et l’autre étant l’univers fictionnel de la « biographie » d’Ingrid. La découverte de cette paire de skis peut briser la barrière entre les deux mondes.

À la fin de ce chapitre, la fuite du narrateur est interrompue par ses retrouvailles avec sa femme.