• Aucun résultat trouvé

Chapitre II. Le dispositif narratif complexe chez Modiano

2.1. La richesse de la modalité narrative dans les œuvres de Modiano

2.2.3. Le changement de point de vue chez un même narrateur

2.2.3.1 L’univers mémoriel du passé

Mais l’été où j’ai rencontré Ingrid et Rigaud était vraiment d’une autre sorte. Il y avait encore de la légèreté dans l’air. À partir de quel moment de ma vie les étés m’ont-ils soudain paru différents de ceux que j’avais connus jusque-là ? Ce serait difficile à déterminer. Pas de frontière précise. L’été du suicide d’Ingrid à Milan ? […] C’est en me souvenant aujourd’hui des rues désertes sous le soleil et de cette chaleur étouffante dans le taxi jaune que j’éprouve le même malaise qu’aujourd’hui à Paris, en juillet.87

À partir de ce paragraphe, la remémoration du narrateur commence à remonter le temps. L’atmosphère lourde de l’été à Paris lui fait penser au même été que celui passé à Milan ; la chaleur étouffante désespère les gens, la mélancolie du narrateur propre à l’été lui rappelle celle d’Ingrid, qui l’a conduite à se suicider. Comme le narrateur le souligne, la saison estivale peut conduire à la dépression :« l’été est une saison qui provoque chez moi une sensation de

vide et d’absence et me ramène au passé »88.

À mesure que le narrateur médite sur l’été, la frontière temporelle entre chaque été se met à se dissiper : « Le passé et le présent se mêlent dans mon esprit par un phénomène de

surimpression »89. Le narrateur perd la conscience précise du temps : ainsi, le narrateur

commence à penser à l’été de la première rencontre avec Ingrid et Rigaud.

2.2.3.1 L’univers mémoriel du passé

À la page vingt-sept, le narrateur se met à pénétrer dans le monde de ses souvenirs à travers cette phrase : « Cet été-là, le malaise n’existe pas, ni cette surimpression étrange du passé sur le présent. J’avais vingt ans. Je revenais de Vienne, en Autriche, par le train, et j’étais

descendu à la gare de Saint-Raphaël… »90. Dans ce passage, l’indication temporelle

subjective « j’avais vingt ans » garantit l’aspect remémoratif de sa mémoire. À partir de cette séquence, il faut remarquer le changement de perspective de la narration. L’optique du narrateur est orientée vers ses souvenirs rétrospectifs ; il raconte ce récit en passant par son point de vue. La concordance entre le propriétaire de la mémoire et le narrateur décide de

l’instance narrative : « Maintenant que je m’en souviens »91. Nous considérons ce narrateur

87 Ibid. 88 Ibid. 89 Ibid. 90 Ibid., p. 27. 91 Ibid., p. 34.

55 comme étant homodiégétique.

Dans ce monde du souvenir, nous apprenons que la rencontre du narrateur avec le couple Ingrid-Rigaud est liée au vol dont le narrateur a été victime dans le train. Il a perdu son portefeuille et son argent, par conséquent, il s’est vu obligé de faire de l’auto-stop : « Je me suis aperçu, en fouillant l’une des poches de ma veste, qu’on m’avait volé tout l’argent qui me restait : trois cents francs. […] Je m’étais posté à la sortie de Saint-Raphaël pour faire de

l’auto-stop sur la route du bord de mer »92.

Parmi les gens qui sont passés devant lui, Rigaud et Ingrid, âgée de trente-neuf ans, se sont arrêtés les premiers : « J’ai attendu environ une demi-heure avant qu’une voiture noire ne

s’arrête. La première chose qui m’a frappé : c’était la femme qui conduisait »93. Ainsi, ils

commencent à voyager ensemble.

Dans ce chapitre, le narrateur raconte ses souvenirs à la première personne, en participant à son propre récit à titre de narrateur homodiégétique. Le narrateur consacre la description de son souvenir aux autres personnages, Ingrid née à Vienne, et Rigaud, son mari. Autrement dit, le narrateur est homodiégétique comme dans le chapitre précédent, mais son optique est différente ; il rejette la narration qui s’appuie sur sa perception, et il commence à regarder lui-même à travers le point de vue du narrateur ; il se considère lui-même comme l’un des personnages.

Nous allons citer un paragraphe dans lequel le narrateur et Ingrid se parlent. Cette citation est pertinente pour désigner le changement du point de vue dans la même narration à la première personne : « Elle conduisait lentement et j’avais du mal à garder les yeux ouverts. “ vous êtes en vacances ? ” m’a-t-elle demandé. Je craignais qu’ils me posent d’autres

questions plus précises : Quelle est votre adresse ? Vous faites des études ? »94. Ici, le

comportement de son ancien soi est raconté par le point de vue du narrateur homodiégétique, passant par la perspective du narrateur.

Il faut remarquer l’alternance des désignateurs ; au premier chapitre, le personnage d’Ingrid est désigné de manière périphrastique et anonyme, « une femme », tandis que dans ce passage le désignateur devient nominal. Cette acquisition du nom propre permet de faire revivre Ingrid

92 Ibid., p. 27.

93 Ibid.

56 dans le monde mémoriel. Ce procédé nous montre les deux aspects d’un personnage, Ingrid. Au premier chapitre, elle restait dans l’anonymat et son côté sombre était souligné, venue à Milan toute seule pour se suicider, mais dans le monde mémoriel elle semble toujours vivante. Dans ce chapitre, le narrateur raconte des événements de façon linéaire tandis qu’au dernier chapitre les souvenirs étaient plus morcelés. Le cours du temps chronologique y est garanti, le narrateur n’ose pas détruire l’ordre des événements. Le but du narrateur est de raconter sa rencontre avec Ingrid jusqu’à la fin de leur premier voyage. La période de la narration est démarcative.

Cependant, parfois, le narrateur insère les paroles du présent dans sa rétrospection : « Maintenant que je m’en souviens, il me semble que c’est l’un des rares moments de ma vie

où j’ai éprouvé une sensation de bien-être »95. Le moment qu’il a passé avec Ingrid et Rigaud

reste un souvenir heureux.

Dans cet univers mémoriel, Ingrid et Rigaud, déjà retraité à l’époque, invitent le narrateur chez eux, à Tahiti-Moorea. Ils passent quelques jours ensemble, vont au restaurant et à la plage. Cette période avait comblé de joie le narrateur, et c’est la raison pour laquelle la rencontre avec Ingrid et Rigaud demeure importante à ses yeux ; il se remémore ce moment agréable. Plus tard, le narrateur visite cet endroit de nouveau avec sa femme et ses amis, et les souvenirs d’Ingrid et Rigaud reviennent à son esprit, la mémoire liée à cette époque ne s’atténuant pas :

Je suis revenu dans cet endroit, au cours des années suivantes, j’ai marché le long du port et des mêmes petites rues en compagnie d’Annette, de Wetzel, de Cavanaugh. C’était plus fort que moi, je ne pouvais pas tout à fait partager leur insouciance et leur joie de vivre. J’étais ailleurs, dans un autre été, de plus en plus lointain, et la lumière de cet été-là a subi une curieuse transformation avec le temps : loin de pâlir, comme les vieilles photos surexposées, les contrastes d’ombre et de soleil se sont accentués au point que je revois tout en noir et blanc.96

Lors de cette première rencontre, Ingrid et Rigaud aident le narrateur qui a perdu son argent et son billet de train pour rentrer à Paris ; ils lui offrent le billet et lui donnent un peu d’argent. Pour lui, Ingrid était la première personne à l’avoir protégé et à lui avoir appris la chaleur humaine : « Le contact de son bras et de son épaule me donnait une impression que je n’avais

95 Ibid., p. 34.

57 jamais ressentie encore, celle de me trouver sous la protection de quelqu’un. Elle serait la

première personne qui pourrait m’aider »97.

En quittant le narrateur, Rigaud lui donne son numéro de téléphone à Paris, celui qui est mentionné au chapitre précédent : « […] il y a écrit son nom et le numéro de téléphone. Puis il

a plié la page et me l’a donnée »98. Ils l’accompagnent jusqu’à la gare de Saint-Raphaël, et se

séparent. Ici, la rétrospection du narrateur se termine.

Après cette description mémorielle du « vécu » chez le narrateur, à la page quarante-six, la scène reprend la suite de l’histoire de sa fuite déguisée. En même temps, dans son instance narrative, il redevient le narrateur homodiégétique et sa perspective passe par celle du personnage. En conséquence, son optique n’est plus rétrospective. Dans ce chapitre, le narrateur essaie de pénétrer dans son appartement, sans avoir prévenu sa femme de son départ, déguisé :

J’ai profité du 14 juillet pour me glisser dans notre appartement de la cité Véron sans attirer l’attention de personne. J’ai emprunté l’escalier qu’on n’emploie plus, derrière le Moulin-Rouge. Au troisième étage, la porte donne accès à un cagibi. Avant mon faux départ pour Rio de Janeiro, j’avais pris la clé de cette porte ‒ une vieille clé Bricard dont Annette ne soupçonne pas l’existence ‒ et laissé ostensiblement sur ma table de nuit la seule clé qu’elle connaisse, celle de la porte principale de l’appartement.99

C’est ainsi que le narrateur peut entrer dans son appartement par la porte du cagibi, dont il avait pris la clé avant son départ pour Milan.

Par ailleurs, le narrateur suppose que sa femme amène un homme dans la chambre. Dans une scène que nous allons citer, le « je-narré » s’approche de la chambre pour surveiller le comportement de sa femme pendant son absence : « Pas de lumière dans le cagibi. À tâtons, j’ai trouvé le bouton de la porte qui s’ouvre sur une chambre […] Je marchais sur la pointe des pieds, mais je ne risquais rien. Ils étaient tous là-haut, sur la terrasse. J’entendais le

murmure de leur conversation. La vie continuait sans moi »100.

À travers cette conversation, le narrateur apprend que la personne qui vivait dans son

97 Ibid., p. 39.

98 Ibid.

99 Ibid., p. 46.

58 appartement avec sa femme était Ben Smidane, un jeune homme, un ami de son meilleur ami Cavanaugh.

Même quand le narrateur s’approche de sa femme et Ben Smidane, ils ne s’aperçoivent de rien. Après cette visite à l’improviste à son appartement, pour récupérer ses vêtements d’été, le narrateur reprend son chemin pour rentrer à l’hôtel Dodds.