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Voilà donc deux manières de dire la consistance, la durabilité, la fécondité, et surtout lʼautonomie intellectuelle et historique, de systèmes « projectifs », c'est-à-dire de systèmes sociaux et cosmologiques où aucun discours naturaliste littéral nʼexiste, et cela sans avoir recours à une réconciliation purement théorique, voire métaphysique. Il est évidemment difficile de savoir si ce fléchissement du paradigme projectif a été imposé par la spécificité

des cas grecs et chinois, ou si il faut y voir un apport strictement théorique de Vernant et Granet. Il nʼen reste pas moins que ces éléments permettent de jeter un nouveau regard sur notre question. En effet, sʼil est vrai que la caractérisation conceptuelle de la nature comme nature intervient dans la constitution du discours sociologique et anthropologique, les questions cosmologiques très tôt soulevées au sein de ces formations théoriques rendent tout à fait claire la difficulté que représente la traduction des formes de la connaissance. Cette idée de « formes », qui renvoie à la structure générale conditionnant les énoncés portant sur le monde, a été introduite par la sociologie de la connaissance pour faire écho à la philosophie néo-kantienne, tout en proposant une nouvelle hypothèse sur la nature et la genèse de ces schèmes catégoriels. Cʼest en effet au niveau formel que lʼexpérience collective, cristallisée dans des institutions, ainsi que les régimes de savoirs, ont pu être articulés – mais toujours avec lʼidée que la structuration originaire revient au mouvement interne du social. Or cʼest cette dernière idée qui a fonctionné comme le moteur principal du processus de traduction des rationalités dont lʼessai sur les classifications primitives a été la première tentative, et plus que cela, la matrice, et ce jusquʼà la publication par Lévi-Strauss de la Pensée sauvage, qui allait profondément modifier les coordonnées du problème. En effet, le type de traduction proposé par la science comparative des sociétés passe inévitablement par lʼidentification de concordances sémantiques fondamentales à partir desquelles quelque chose comme une traduction devient possible. Et parce que lʼenjeu principal de lʼécole durkheimienne consistait à admettre la rationalité, et plus encore la vérité, de ces systèmes classificatoires indigènes, cʼest lʼopposition entre le naturel et le social qui a endossé ce statut de référentiel commun aux appareils intellectuels humains. Ce qui résiste à la traduction tout en rendant possible la mise en équivalence des autres termes envisagés, cʼest bien ce couple notionnel, et derrière lui toute une philosophie de lʼexpérience et de la conscience collective.

Autrement dit, la construction de la problématique projective ne relève pas seulement, et peut-être pas prioritairement, dʼune logique ethnocentrique : ce sont plus vraisemblablement des contraintes inhérentes à la démarche de traduction interculturelle qui ont produit cet effet de fixation de repères conceptuels. Les classes totémiques documentées par lʼethnographie australienne de Spencer et Gillen, puis de Strehlow, se présentent en effet du point de vue des représentations indigènes comme des classes naturelles regroupant des entités humaines et non-humaines, elles-mêmes attachées à des repères spatio-temporels plus abstraits. Pour reprendre lʼexpression de Quine, on a donc là

une situation de « traduction radicale »205 dans la mesure où on ne peut imaginer dʼaltérité intellectuelle plus grande quʼavec ces systèmes contrevenant apparemment à lʼidentification spontanée des barrières dʼespèces. Du point de vue de lʼanalyse, comme on lʼa déjà vu, il a fallu rétablir une référence exclusivement sociale à ces termes totémiques, c'est-à-dire considérer lʼintégration dʼéléments non-humains dans ces classes comme une extension de second ordre de leur pouvoir inclusif. Devant lʼimpossibilité pratique de réviser le système des désignations cosmologiques dans sa totalité, lʼanalyse sociologique, par économie, a choisi de considérer comme facteurs de mise en équivalence des systèmes le référentiel naturaliste : derrière une logique qui fonctionne au niveau empirique par superposition dʼéléments ontologiquement hétérogènes, elle parvient à reconstituer un système où les termes ultimes de la raison classificatoire restent à nos yeux familiers. Ainsi donc, la véritable référence objective des termes totémiques est considérée comme sociale.

Quine considère comme situations dʼ « indétermination de la traduction » les cas où se pose « la question de savoir quels objets il y a lieu de donner à un terme comme corrélat »206. En dépit de la légèreté avec laquelle Quine aborde la question des contacts réels entre cultures, ce qui nʼest de toute façon pas son problème, on peut voir dans cette proposition théorique une bonne manière de mettre en relief le fait que toute entreprise de comparaison est confrontée au problème de lʼidentification des choses visées par des termes inconnus dans un « appareil référentiel » lui aussi inconnu. Or on voit bien à travers ce que nous venons de dire que la sociologie durkheimienne, en admettant a priori que lʼon sait toujours de quoi lʼon parle quand on parle de nature et de société – et réciproquement que, quels que soient les termes utilisés pour parler des choses, ils parlent nécessairement de la nature ou de la société – a soigneusement évité de se retrouver dans de tels contextes. La sociologie met dʼemblée à sa propre disposition une « pierre de Rosette » conceptuelle en décidant de restreindre lʼindétermination de la traduction par le recours à des concepts transversaux : ces concepts sont alors « transparents », au sens de la transparence de la référence, c'est-à-dire quʼils conviennent à une répartition ontologique considérée comme suffisamment simple et spontanément identifiable pour constituer un domaine de référence universel. Si la pensée totémiste peut faire sens, de notre point de vue cette fois, si elle peut être considérée comme une forme de rationalité, cʼest parce quʼelle est traduite comme une autre manière de faire fonctionner ces classificateurs archaïques que sont « nature » et « société ». Voilà pourquoi lʼargument projectif nʼest pas fondamentalement une mise en place ethnocentrique. Lʼentreprise comparative, si elle veut parvenir à des conclusions

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Quine, Le mot et la chose, Paris, Champs-Flammarion, 1977, p. 60.

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positives, se heurte à des obstacles sémantiques qui lʼobligent à prendre des décisions fermes quant à la référence sous jacente aux énoncés indigènes. Le choix de ces désignateurs rigides, de ces éléments intraduisibles car toujours transparents du langage, se porte évidemment sur des concepts familiers dans le contexte dʼénonciation de lʼanthropologie sociale, mais cela ne relève pas tant dʼune quelconque tendance à se voir partout où lʼon nʼest pas, que de contraintes propres à la démarche comparative conçue comme entreprise de traduction radicale. En ce sens, lʼethnocentrisme durkheimien est simplement lʼeffet de ces contraintes207.

La réflexion de Marcel Granet sur la pensée chinoise a cela dʼessentiel quʼelle nous invite à admettre la possibilité dʼune ontologie de sens commun réellement étrangère à lʼusage classificatoire des notions de nature et de société. La conscience de lʼappartenance cosmique est, dans la pensée chinoise telle que nous la restitue Granet, de nature à effacer tout le pouvoir distinctif, oppositif, et donc classificatoire, de lʼidée de nature. Mise en pratique dans un ensemble de règles éthiques, de ritualisations collectives, etc., cette forme dʼexpérience provoque lʼérosion des principes de traductibilité mis en place par Durkheim et Mauss dans lʼessai de 1903. Granet semble être parvenu, au moins en partie, à concevoir lʼappareil référentiel chinois indépendamment de lʼhypothèse de concordance naturaliste, et donc à ne pas sacrifier le sens littéral de cette cosmologie devant lʼexigence de traduction. Lʼontologie naturelle chinoise, c'est-à-dire la façon dʼexpérimenter et de rendre publique cette expérience du monde dans des énoncés explicites, est à ce point différente de celle du sociologue quʼelle lʼoblige à mettre entre parenthèses la structure la plus ordinaire de son propre système référentiel, à savoir le fait quʼil se considère comme membre dʼune communauté humaine faisant face à la nature. Du point de vue des réflexions de Quine sur lʼarticulation entre ontologie et systèmes de représentation, on pourrait dire que Granet formule une « hypothèse analytique » mieux à même de rendre compte du système total des énoncés chinois que ne le faisaient Durkheim et Mauss dans lʼessai sur les classifications, tout simplement parce quʼelle rend justice au fait que « le crédit des notions qui lui servent de principes directeurs tient […] à lʼefficience longuement éprouvée dʼun système de discipline sociale »208. De manière moins engagée, on pourra voir dans son analyse une manière de rendre évident le fait que la comparaison des cosmologies représente un véritable cas

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Si nous insistons sur ce point, cʼest parce que les perturbations induites par lʼusage du classificateur naturaliste dans les sciences sociales sont un phénomène dont la consistance est dʼabord théorique, même si elles peuvent être renvoyées à une configuration culturelle, et donc apparaître comme un phénomène « ethnocentrique ».

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dʼ « indétermination de la traduction »209, au sens où lʼon ne peut jamais décider a priori de ce qui est désigné par des termes étrangers en dehors du contexte linguistique où ils sʼinscrivent210. Et cette simple idée, que la philosophie de Quine nous permet de mettre en relief, témoigne bien du fait que lʼanthropologie comparée des systèmes de représentation du monde a admis les notions de « nature » et de « société » comme des passerelles toutes trouvées et déjà édifiées pour faire circuler la pensée entre sauvages et modernes. En suivant le philosophe américain un pas de plus, on peut ainsi faire lʼhypothèse quʼadmettre un principe de « holisme sémantique » aurait permis dʼéviter cet effet de rigidification des concepts classificateurs en les faisant entrer eux aussi à lʼintérieur de la logique comparative, sans présager a priori de leur caractère référentiel. Parallèlement, lʼattention portée sur la logique de la comparaison en contexte durkheimien nous invite à regarder ces efforts théoriques comme visant en partie à « sauver la référence » de la conceptualité primitive211.

La comparaison des formes de connaissance, et par delà, des modes dʼexpérience du monde, telle quʼelle est mise en place par lʼécole durkheimienne dʼanthropologie, repose toute entière sur un parti pris rationaliste. Ce point de départ est à la fois ce qui garantit sa rigueur interprétative, la relative constance des explications proposées pour divers phénomènes historiquement et géographiquement disjoints, et ce qui la confronte à lʼensemble des problèmes dont on a essayé de rendre compte ici. Comme lʼécrit ironiquement Lévi-Strauss, qui a lui aussi éprouvé à sa manière les limites de cette approche : « Le recours à la raison est une arme à double détente, la philosophie sociale

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Quine signale toutefois « en passant » le fait que les classifications totémiques peuvent être considérées comme de bons exemples du problème de lʼindétermination de la traduction : « On dit que certains insulaires parlent des pélicans comme de leurs demi-frères. Bien entendu, on nʼen est pas quitte en abrégeant la traduction dʼun mot indigène en « demi-frère » plutôt quʼen adoptant la traduction englobante : « demi-frère ou associé de totem ». Il subsiste une différence culturelle objective outre cette différence-là et elle se manifeste dans la langue comme suit : les insulaires possèdent une courte phrase occasionnelle qui appelle lʼassentiment de tout insulaire sur présentation dʼun quelconque de ses demi-frères ou dʼun pélican indistinctement, et probablement aucune phrase dʼun brièveté incomparable pour le cas où se présente exclusivement des demi-frères, tandis quʼen français cʼest lʼinverse qui se produit. De pareilles différences dans la façon dont les peuples morcellent et décomposent les stimulations pour leur attribuer des phrases courtes ou de base, sont des différences culturelles authentiques quʼon peut décrire, objectivement en se référant aux significations-stimuli. Le moment où la menace de non-sens commence à planer sur les contrastes culturels se confond plutôt avec le moment où ces contrastes dépendent dʼhypothèses analytiques ». Le mot et la chose, p. 123-124. Il sʼappuie ici sur la contribution de G. Lienhardt à lʼouvrage dirigé par Evans-Pritchard, The institutions of primitive society, Oxford, Blackwell, 1954, contribution intitulée « Modes of thought ».

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Voir sur ces questions, S. Laugier, Lʼanthropologie logique de Quine, Lʼapprentissage de lʼobvie, Paris, Vrin, 1992, notamment le ch. III : « Une anthropologie du point de vue logique », p. 93-141.

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Nous empruntons cette dernière expression à F. Keck, qui exploite avant nous la philosophie de Quine pour mettre en lumière un problème similaire chez Lévy-Bruhl. Le problème soulevé est alors celui de la traductibilité dʼun énoncé tel que « Les Bororo sont des Araras », et notamment de lʼapparente contradiction que constitue lʼidentification dʼun homme à un animal si lʼon prend la copule « être » dans son strict sens logique. Quine montre en effet, pour reprendre lʼénoncé le plus frappant quʼon lui doit à cet égard, que « la prélogicité est un trait injecté par de mauvais traducteurs ». Voir Quine, « Carnap and logical truth », in The ways of paradox, Cambridge, Harvard University Press, 1976 ; et F. Keck, Lévy-Bruhl, Entre philosophie et anthropologie, Paris, CNRS Editions, 2008, p. 13-15.

lʼapprendra plus tard à son détriment »212. Contre le découragement que ce constat pourrait inspirer, il faut toutefois reconnaître que la restitution théorique des conditions de pensée des sociétés qui nous sont étrangères représente une tâche considérable, et cette tâche, les sciences sociales nʼont rien fait pour la simplifier. En effet, et contrairement à ce qui se passe en philosophie, lʼaccès collectif au monde extérieur nʼest pas restreint à ses déterminations linguistiques : cʼest toute la vie sociale, c'est-à-dire pratique, affective, institutionnelle, qui joue un rôle actif dans la production dʼun monde commun, et ce sont tous ces paramètres que la science sociale se donne pour but de ramener à une logique synthétique. Autrement dit, tout en pointant certains des problèmes quʼil soulève, il est possible dʼidentifier dans ce chantier la mise en œuvre dʼune exigence théorique philosophiquement respectable, voire exemplaire, et suffisamment robuste pour avoir donné lieu à une large gamme de reprises et de développements.

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2. Mauss et lʼesprit des choses