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Or cʼest cette idée qui jouera quelques années plus tard un rôle pivot dans lʼEssai sur le don. Le domaine de problématisation du rapport collectif au naturel ayant été étendu à la

question de lʼéchange, la forme du problème nʼest plus dominée par lʼimage dʼun face à face entre deux blocs de réalité, puisque cʼest la transmission, c'est-à-dire à la fois lʼéchange et lʼhéritage des choses dotées dʼune « force dʼachat », qui convertit lʼextériorité du naturel en fait social. De ce prolongement de lʼinterrogation maussienne vers la question du don, nous retiendrons seulement deux points susceptibles dʼéclairer notre enquête. Le premier concerne la nature même de lʼéchange symbolique, entre matérialité et langage ; le second la notion de richesse et la critique de lʼéconomie politique.

Ce qui donne toute son importance au phénomène du don dans lʼinterprétation quʼen donne Mauss, cʼest le fait quʼen échangeant des choses, un ensemble dʼacteurs sociaux établissent entre eux une alliance indissoluble qui dépasse le moment du don à proprement parler ; et cʼest parce quʼil y a dans la chose donnée plus que la chose elle-même que le don est le ciment de la vie sociale. Le don ne peut donc en aucun cas être ramené à la logique de la « valeur dʼusage », et pas plus à celle de la « valeur dʼéchange », puisque en fondant un lien plus profond que ce que ces notions désignent, il échappe à toute détermination mesurable de la valeur. Mais, et cʼest là ce qui fait la difficulté de lʼEssai en même temps que

son ambition, ce « quelque chose de plus » qui permet lʼinstauration de la réciprocité peut- être interprété de différentes manières. Relativement à la question qui nous occupe, il y a deux façons antagoniques de voir le problème. On peut en effet concevoir lʼéchange de biens matériels comme une manière dʼhabiller, ou dʼincarner dans lʼordre du visible et du tangible un processus qui en lui-même doit être conçu sous lʼangle du symbolique. Précisément parce que le contrat qui lie les acteurs ne sʼarrête pas à la factualité de lʼéchange, mais relève du domaine de la règle, de la nécessité, ou de ce que Lévi-Strauss comprend comme « synthèse », le don est une institution qui peut être rapprochée du langage : non seulement parce que, comme lui, il repose sur la mise en adéquation dʼune matière (le signifiant dʼun côté et la chose de lʼautre) et dʼune idée (le signifié dʼun côté et la

force de lʼautre) 243, mais également parce quʼil dispose dʼun pouvoir performatif. Or si lʼon prend ce rapprochement au sens fort, il est possible dʼaller jusquʼà faire de lʼéchange une simple variation à partir dʼun mécanisme symbolique fondamentalement abstrait, parce quʼil a affaire avec la distinction toute idéelle entre le fait et le droit, et donc délaisser se dissiper toute lʼimportance de la chose elle-même dans ce processus.. Mais, et cʼest lʼinterprétation qui nous semble la plus prometteuse, il est tout à fait possible de comprendre lʼinvestissement de richesses matérielles dans le don comme autre chose quʼun simple alourdissement dʼune logique en elle-même idéelle. Mauss fait figurer dans son Essai quelques exemples de formules verbales accompagnant dʼordinaire le moment du don, notamment à lʼoccasion de son analyse du droit Hindou244. Lʼaspect pragmatique, ou performatif, de ces formules tend certes à faire ressortir le voisinage de ce phénomène avec celui de la « politesse »245, mais il provoque surtout une interrogation : pourquoi lʼengagement réciproque des acteurs dans le contrat ne peut-il se faire (apparemment du moins) seulement sur le plan du langage, c'est-à-dire du symbolique « pur » ? Pourquoi faut- il engager des biens, des richesses, si la portée strictement économique du don est secondaire ? Mauss ne se pose pas lui-même la question sous cette forme, mais il y répond toutefois implicitement : si la chose donnée est le signe dʼun contrat, il nʼest pas indifférent à ce contrat dʼêtre symbolisé par cette chose – ou pour le dire autrement, le signifiant nʼest pas totalement contingent, même sʼil est conventionnel. Loin de nʼêtre que le support contingent dʼun processus qui se joue dʼemblée au-delà, et qui comme tel pourrait nʼêtre pas, il importe que les richesses échangées soient liées par quelque moyen aux modalités par lesquelles les humains se lient à la nature : dans la kula comme dans le potlatch, qui forment à eux deux lʼessentiel de la matière ethnographique mobilisée par Mauss, le contrat et la réciprocité ne prennent de consistance quʼen mobilisant une large part de nature socialisée. Compris de cette manière, le don nʼest pas seulement un langage dont les choses sont le véhicule, mais une manière de constituer le social à travers la circulation de biens prélevés dans lʼextériorité naturelle – et cela même si les modalités de circulation des choses participent dʼune dimension que lʼon peut appeler symbolique. Il ne sʼagit donc pas de donner une interprétation « matérialiste » de Mauss, mais de mettre à distance la tentation consistant à ramener le don à une logique symbolique et de faire oublier la dimension

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Ce rapprochement entre langage et économie peut sʼexprimer à travers le double sens de la notion de « valeur », économique et sémiotique. Dans la pensée sociale française, ce rapprochement a eu une fortune considérable, de Bataille à Klossovski, pour ne citer quʼeux.

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« Essai sur le don, Forme et raison de lʼéchange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 245-249. Voir aussi plus loin lʼanalyse sémantique de lʼallemand Gift, qui pourrait dʼailleurs se prolonger par celle du français merci.

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constitutive de « ce qui » est échangé. Car sans cela, il faudrait logiquement penser que la synthèse produite par le don puisse être instaurée par le seul langage, ou toute autre forme dʼéchange immatériel – or ce nʼest pas sur ce plan que Mauss est allé chercher le pivot des communautés humaines246.

Ce premier problème invite à sʼinterroger sur un second, qui concerne lʼidée de richesse. En effet, si la mobilisation de la structure économique dʼune société donnée est nécessaire à la logique du don, et cela même si le don nʼest pas à proprement parler une institution « économique » au sens moderne du terme, cʼest que la valeur des choses données nʼest pas totalement indifférente au processus dʼacquisition et de production de ces biens. Car quʼils aient ou non une valeur dʼusage, ils sont nécessairement le produit dʼune transformation de la nature. Comme le dit Mauss de façon tout à fait frappante dans ses « Conclusions de sociologie économique et dʼéconomie politique », les biens échangés à Trobriand ou sur la côte Nord-Ouest « sont à la fois des richesses, des signes de richesse, des moyens dʼéchange et de paiement, et aussi des choses quʼil faut donner, voire détruire »247. Signes de richesse dans la mesure où leur cession ou leur destruction témoigne de la libéralité et de la puissance de celui qui les détenait, ces mêmes choses sont bien des « richesses » au sens littéral du terme, dans la mesure où elles sont mises à lʼécart dʼun circuit dʼéchanges qui à lʼorigine est bien celui où les besoins sont satisfaits. La perversion de la logique de lʼintérêt que le don manifeste nʼest donc pas une pure et simple mise hors jeu du rapport collectif aux ressources naturelles : dʼabord parce que les choses données ou détruites doivent bien auparavant être dégagées comme excédents du processus de production248, mais également parce que cʼest tant que produits dʼun travail dʼappropriation et de transformation de la nature quʼelles prennent cette valeur qui les rend dignes dʼêtre données. Le don est donc certainement moins une dilapidation des richesses naturelles, ou pire, un usage irraisonné de celles-ci, quʼune preuve paradoxale, ou a

contrario, de lʼattachement collectif à lʼextériorité naturelle comme ressource immédiatement

matérielle et symbolique.

Même si Mauss ne thématise pas lui-même directement cette implication du naturel dans le social, il donc clair que sa réflexion permet dʼenvisager sous une nouvelle forme le problème qui est ici le nôtre. Et de ce point de vue, sa contribution majeure à lʼévolution du

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Cette manière de voir les choses peut encore être opposée à une thèse comme celle de J. Searle, pour qui le modèle du serment, de la promesse, ou de tout autre « acte de langage » permet de démontrer de manière satisfaisante la dimension constitutive des échanges immatériels pour faire exister ce monde conventionnel quʼest le social. Voir La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998.

247

Ibid., p. 268-9.

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Mauss reconnaît comme prémisse de la logique du don que « des surplus très grands, absolument parlant, sont amassés », ibid., p. 266.

régime de connaissance anthropologique tient à lʼeffort quʼil a mené tout au long de son œuvre pour faire converger la problématique strictement sociale des formes de lʼassociation et de lʼéchange et celle, plus « culturelle » en un sens, du statut des choses, des objets, et des esprits qui entourent les relations humaines et qui les médiatisent. Lʼaxe fort de la réflexion maussienne, qui traverse ses travaux sur la magie, le sacrifice, la monnaie, et finalement le don, consiste en une transformation continue dʼun même problème, où le social apparaît en permanence comme une réalité traversée par des modes dʼexistence pluriels. Rétrospectivement, dʼailleurs, cette pensée prend une épaisseur tout à fait singulière : en ayant à lʼesprit les travaux menés en sociologie des sciences sous lʼégide du principe de « réciprocité »249, ou qui tentent de décrire les effets de lʼagentivité attribuée aux choses250 – et notamment aux images – on ne peut que voir en Mauss, si ce nʼest la référence directe, du moins la préfiguration des tentatives actuellement menées pour faire place au non- humain dans le social.

Par ailleurs, Mauss se montre dʼune certaine manière impliqué dans la discussion sur la valeur du modernisme, et sur le rapport au monde qui le caractérise. Dans lʼEssai sur le

don, la perspective archéologique se double en effet dʼune dimension explicitement morale

et politique qui a souvent été relevée par les commentateurs251. Celle-ci se présente en bonne partie comme une critique de lʼautonomisation dʼune sphère dʼéchanges proprement économiques et pilotée par la logique de lʼintérêt ou de lʼhomo œconomicus, or ce volet

économique de la critique présente bien des affinités avec la critique des conséquences de lʼobjectivation de la nature. Lʼune comme lʼautre pointent en effet la libération et la mise à disposition dʼune portion dʼextériorité dont lʼimplication dans les relations sociales est en quelque sorte neutralisée, ou qui du moins ne passe quʼà travers la médiation de lʼintérêt et de lʼindividu252. Mauss est donc peut-être à sa manière un antimoderne, même si dans son cas cette appellation nʼest pas contradictoire avec un progressisme politique, mais il est à coup sûr un penseur de la place de la nature en société, et réciproquement de la société dans la nature.

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On pense ici essentiellement à ceux de B. Latour, et en particulier à un texte comme Sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, La Découverte, 2009. Nous reviendrons au chapitre 6 sur ce type dʼapproches.

250

Voir en particulier A. Gell, Lʼart et ses agents, Bruxelles, Les Presses du Réel, 2009.

251

Voir A. Caillé, Lʼanthropologie du don, Paris, La Découverte, 2007

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A la fin de la théorie générale de la magie, une réflexion similaire apparaît sous la plume de Mauss et Hubert : « Pour nous, les techniques sont comme des germes qui ont fructifié sur le terrain de la magie ; mais elles ont dépossédé celle-ci. Elles se sont progressivement dépouillées de tout ce quʼelles lui avaient emprunté de mystique ; les procédés qui en subsistent ont, de plus en plus, changé de valeur ; on leur attribuait autrefois une vertu mystique, ils nʼont plus quʼune action mécanique ; cʼest ainsi que lʼon voit de nos jours le massage médical sortir des passes du rebouteux. » Ibid., p. 135.

3. Les mythes de lʼidentification.