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La question des systèmes indigènes de représentation du monde, c'est-à-dire à la fois de soi, du social, de la nature et de leurs relations réciproques, rebondit de façon tout à fait cruciale dans le travail de Mauss. La situation historique de ce dernier explique en partie ce fait, puisque son travail, amorcé dans le contexte dʼélaboration collective de ce qui deviendra Les formes élémentaires de la vie religieuse, se poursuit ensuite dans une dynamique théorique et thématique plus singulière, comme si lʼouvrage du maître nʼavait pas totalement absorbé le potentiel intellectuel de lʼélève. En effet, lʼAnnée sociologique a

fonctionné, depuis sa fondation en 1896, comme un laboratoire de recherches dont lʼouvrage de 1912 est en bonne partie le résultat et le développement, et Mauss a été lʼun des acteurs majeurs de ce travail collectif à travers les trois textes que sont « De quelques formes primitives de classification », « Esquisse dʼune théorie générale de la magie », et de manière plus singulière lʼ « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos », sous-titré « Etude de morphologie sociale »213. Dans un second moment, Mauss développe à son tour ces travaux préparatoires dans une direction différente, à lʼécart de lʼanthropologie religieuse proprement dite214. Pour le dire rapidement, en première approche, la question des systèmes de représentation se déplace progressivement vers lʼanalyse des modalités de lʼéchange, et notamment vers le problème du statut ontologique spécifique des objets échangés. « Les origines de la notion de monnaie », en produisant en 1914 la jonction entre le problème de la magie et celui de lʼéchange, constitue à ce titre un point dʼarticulation décisif dans lʼœuvre de Mauss, et plus largement dans lʼhistoire de lʼanthropologie française, en traçant une voie sur laquelle sʼengagera pleinement lʼessai sur le don. Notre hypothèse générale est que, de la magie au don, en passant par la morphologie sociale ou encore la monnaie, ce parcours de la réflexion maussienne échappe à lʼimage négative dʼun certain éclectisme qui lui est parfois associées en parvenant à retrouver toujours les mêmes préoccupations fondamentales à travers des objets extrêmement divers. Or, pour partie au moins, ces préoccupations

213

Lʼessai sur les classifications paraît dans le numéro VI de 1902, celui sur la magie dans le suivant en 1903, et celui sur la morphologie sociale des Eskimo deux ans plus tard, dans le numéro IX de 1905. Les deux derniers sont repris dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2004 [1950], respectivement p. 1-141 et p. 389-475.

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Dʼailleurs, cʼest peut-être Mauss qui contribue le plus à détacher lʼanthropologie des problématiques religieuses dominantes de lʼépoque. Avec lui, « anthropologie » cesse de signifier « histoire et comparaison des religions ».

concernent la circulation de lʼesprit dans la nature, et les effets de cette circulation sur les modes dʼadministration des personnes et des choses. Parce quʼil est le dernier texte de la première séquence que nous venons dʼidentifier, et parce quʼil aborde un thème a priori mineur au regard des questions les plus disputées en milieu durkheimien, nous voudrions ouvrir notre analyse de Mauss par lʼétude de lʼ « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimo ».

La morphologie sociale, telle que la définit Mauss, est « la science qui étudie, non seulement pour le décrire, mais aussi pour lʼexpliquer, le substrat matériel des sociétés, c'est-à-dire la forme quʼelles affectent en sʼétablissant sur le sol, le volume et la densité de la population, la manière dont elle est distribuée ainsi que lʼensemble des choses qui servent de siège à la vie collective »215. Dans une perspective historique plus large, le statut de cette science des espaces humains est très problématique, dans la mesure où elle a ensuite été démembrée, réorganisée, entre la géographie, la démographie, et lʼétude de ce quʼon a appelé la « culture matérielle »216. Mais le traitement que fait subir Mauss à ce qui est alors conçu comme une branche de la sociologie217 rend dʼemblée problématique son autonomie épistémologique. Dans un premier temps, il semble adopter un certain naturalisme de méthode en affirmant que lʼobservation des propriétés spécifiques de la morphologie sociale eskimo, à savoir les variations saisonnières dualistes qui lʼaniment, permet « dʼétudier dans des conditions particulièrement favorables, la manière dont la forme matérielle des groupements humains, c'est-à-dire la nature et la composition de leur substrat, affectent les différents modes de lʼactivité collective »218. Par la suite, la confrontation avec ce qui se développe en Allemagne sous le nom dʼanthropogeographie219 va conduire Mauss à préciser comment il faut concevoir la relation entre dʼune part le substrat matériel à partir duquel se déploie le social, et dʼautre part ses formes, ses modes dʼorganisation propres :

Bien loin que la situation proprement géographique soit le fait essentiel sur lequel il faille avoir les yeux presque exclusivement fixés, elle ne constitue quʼune des conditions dont dépend la forme matérielle des groupements humains ; et le plus souvent même elle ne produit ses effets que par lʼintermédiaire de multiples états sociaux quʼelle commence par affecter et qui seuls expliquent la résultante finale. En un mot, le facteur tellurique doit être mis en rapport avec le milieu social dans sa totalité et sa complexité. Il nʼen

215

Ibid., p. 389.

216

On désigne couramment ce terme lʼétude des systèmes techniques et des savoir faire qui leurs sont associés. En France, cʼest la figure de A. Leroi-Gourhan qui sʼimpose comme référence principale de ce type dʼapproches.

217

Dans lʼAnnée Sociologique, la morphologie sociale est une des catégories distinguées à lʼintérieur de la sociologie, et fait lʼobjet dʼune section spécialement dédiée.

218

« Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos », p. 390.

219

Mauss cite comme référence lʼouvrage de Ratzel, Anthropogeographie, publié entre 1882 et 1891. Rappelons que ce domaine dʼétudes est alors bien loin dʼêtre unifié, que ce soit sur le plan des méthodes ou des principes épistémologiques.

peut être isolé. Et, de même, quand on étudie les effets, cʼest dans toutes les catégories de la vie collective quʼil en faut suivre les répercussions. Toutes ces questions ne sont donc pas des questions géographiques, mais proprement sociologiques […].220

Les formes sociales ne sont donc quʼindirectement affectées par les contraintes du substrat matériel sur lesquelles elles sʼappuient, et cela parce que le social est lui aussi un « milieu », c'est-à-dire une réalité structurée comme un tout, et qui fonctionne donc comme un agent de sélection des causes susceptibles de lʼaffecter. Le social présente une « sensibilité » à la causalité qui interdit de voir en lui un simple épiphénomène par rapport à un ordre de réalité investi de tout le pouvoir de formation. Ce modèle causal, qui emprunte certainement encore au modèle organiciste, doit tout sa richesse au fait quʼil fonctionne selon deux directions complémentaires : en effet, il faut considérer réciproquement lʼensemble des aspects de la vie sociale, et ce jusquʼaux plus « élevés »221 dʼentre eux, dans leur corrélation avec le substrat matériel. Il nʼy a donc pas dʼextériorité du social et du milieu.

Lʼessai développe ensuite rigoureusement ces principes méthodologiques en analysant dʼabord le système des causes, puis celui des effets. Mauss montre comment les variations climatiques annuelles induisent des phénomènes de dilatation et de contraction de la société, lʼété étant favorable à des pratiques de chasse où chaque famille exploite une portion de territoire à lʼécart dʼun centre où toutes se retrouvent pendant lʼhiver rigoureux. Lʼhabitat, lʼéconomie et la disposition des individus dans lʼespace portent donc immédiatement la marque de ces variations. Mauss peut ensuite passer au registre des effets sociologiques :

La religion des eskimo passe par le même rythme que leur organisation. Il y a, pour ainsi dire, une religion dʼété et une religion dʼhiver, ou plutôt il nʼy a pas de religion en été. Le seule culte qui soit alors pratiqué cʼest le culte privé, domestique : tout se réduit aux rites de la naissance et de la mort et à lʼobservation de quelques interdictions. Tous les mythes qui, comme nous allons le voir, remplissent, pendant lʼhiver, la conscience de lʼeskimo, semblent oubliés pendant lʼété. La vie est comme laïcisée.222

On comprend tout à fait la logique durkheimienne qui préside à ce passage : en lʼabsence dʼoccasions proprement matérielles, lʼexistence collective se réduit temporairement à sa dimension séculaire dans lʼattente des moments dʼexaltation religieuse que seul un resserrement des hommes dans lʼespace peut susciter. Lʼintensité religieuse est donc

220

« Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos », p. 393-394.

221

Voir la note p. 393-4.

222

indexée sur le rythme propre à la morphologie sociale, et donc sur le rythme des saisons et des activités qui leur sont associées.

Jusque là, lʼargumentation de Mauss semble suivre les voies dʼun matérialisme culturel résolu, et on ne voit pas encore comment intervient cette sensibilité active du social vis-à-vis des causes agissant sur lui. La logique sʼenrichit cependant quand il ajoute que « cette opposition de la vie dʼhiver et de la vie dʼété ne se traduit pas seulement dans les rites, dans les fêtes, dans les cérémonies religieuses de toutes sorte ; elle affecte aussi profondément les idées, les représentations collectives, en un mot toute la mentalité du groupe »223. Lʼexemple choisi pour illustrer cette idée est lʼexistence de jeux agonistiques confrontant des individus classés selon leur saison de naissance : ceux de lʼété contre ceux de lʼhiver224. « Cette division des gens en deux grandes catégories, ajoute Mauss, semble bien se rattacher en une division plus vaste et plus générale qui comprend toutes choses »225. La conclusion du paragraphe sur les effets religieux des variations saisonnières accentue encore cet aspect du problème :

Ainsi, la manière dont sont classés et les hommes et les choses porte lʼempreinte de cette opposition cardinale entre les deux saisons. Chaque saison sert à définir tout un genre dʼêtres et de choses. Or, nous avons eu lʼoccasion de montrer ici même quel rôle fondamental jouent ces classifications dans la mentalité des peuples. On peut dire que la notion de lʼhiver et la notion de lʼété sont comme deux pôles autour desquels gravite le système dʼidées des Eskimos.226

Le système eskimo se présente donc comme un totémisme saisonnier, où ce nʼest plus la structure sociale, comme en Australie, ou son rapport à lʼespace, comme dans le cas des Zuñi, mais son rapport au temps qui fait office de schème classificateur. Aux deux pôles que représentent de manière prototypique lʼhiver et lʼété sont associés des personnes, des êtres, et des registres de lʼaction, c'est-à-dire un ensemble a priori hétérogène dʼéléments qui entrent dès lors dans un ordre commun. On comprend alors la critique de la géographie naturaliste : si lʼon sʼen tient à une description des effets du milieu sur lʼorganisation sociale,

223

Ibid., p. 447-448.

224

Voici le passage : « Chez les Oqomiut de la terre de Baffin, les Nugumuit de la baie de Frobisher, au cours dʼun complexus de fêtes, on voit tous les gens du groupe se diviser en deux camps. Lʼun comprend tous ceux qui sont nés en hiver ; ils portent un nom collectif spécial, on les appelle des aχigïrn, c'est-à-dire des ptarmigans. Dans lʼautre se trouvent tous les enfants de lʼété et on les nomme des aggim, c'est-à-dire des canards eider. Les premiers se dirigent du côté de la terre, les seconds du côté de lʼeau. Chaque camp tire sur une corde, et, suivant celui qui triomphe de lʼautre, cʼest lʼhiver ou lʼété qui lʼemporte. », ibid., p. 448. Précisons que le ptarmigan est ce quʼon appelle plus communément un lagopède, c'est-à-dire un oiseau polaire qui change de plumage entre lʼété et lʼhiver. Pour dʼautres descriptions de ces jeux, ou du moins de la place quʼils occupent dans les récits mythologiques, voir B. Saladin dʼAnglure, Être et renaître inuit, homme, femme ou chamane, Paris, Gallimard, 2006.

225

Ibid., p. 448.

226

Ibid., p. 450. Mauss renvoie ici à lʼessai sur les classifications primitives, et plus particulièrement au cas des Zuñi.

on manque totalement les raisons qui peuvent expliquer que tel ou tel aspect de ce milieu naturel soit élu comme un critère distinctif pour organiser les représentations et les pratiques collectives. Toutes les régions du monde connaissent des variations saisonnières, mais toutes ne font pas de ce rythme naturel le fondement de leur conception du monde et dʼelles- mêmes. Entre la diversité indéfinie des particularités écologiques générales propres au milieu polaire et lʼopposition distinctive de lʼhiver et de lʼété telle quʼelle est investie au niveau du social, il y a une différence qualitative : pour quʼun trait naturel « ser[ve] à définir tout un genre dʼêtres et de choses », il doit être détaché de lʼindistinction du divers écologique. Cʼest en ce sens que le social a une part active dans lʼarticulation entre sa propre constitution et son substrat matériel. Mauss ne sʼintéresse pas encore directement à la logique qui préside à lʼélection de tel ou tel trait distinctif du milieu comme catégorie classificatoire, ou comme mythème227, mais il peut déjà établir que lʼorganisation sociale ne peut jamais se rapporter à son milieu comme à un ensemble extérieur de conditions. Cʼest le modèle causal lui-même qui se trouve ainsi menacé dans sa prétention à restituer les processus de formation des collectifs humains,dans la mesure où ces derniers ont la capacité proprement intellectuelle de sélectionner quels éléments naturels peuvent agir comme causes – une capacité qui peut se dire, pour reprendre un modèle cette fois psychologique, comme une faculté dʼactivation ou dʼinhibition.