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Lʼévénement politique quʼa connu la Grèce nous contraint donc à introduire une différence qualitative au sein des modalités historiques singulières que peut connaître le principe de schématisation de lʼexpérience par le social. La solidarité familiale grecque, de la même manière que le système clanique australien ou encore lʼorganisation du village zuñi fonctionne comme une matrice classificatoire dont dépend la perception et la catégorisation de la nature. Le système politique de la Cité prolonge cette primauté de lʼexpérience sociale tout en fournissant pour la première fois un type de schème dont la spécificité est double : lʼimage de la nature est désormais exprimable selon des relations réputées internes à sa constitution propre, et celles-ci sont suffisamment abstraites pour faire lʼobjet dʼun discours réflexif, à savoir cette historia peri physeos, lʼancêtre de toute physique, qualitative comme quantitative. Cʼest donc à lʼintérieur même de la logique projective que se produit lʼévénement capable de produire son infléchissement le plus radical, celui par lequel elle change de statut – et cela définitivement, semble-t-il – pour devenir lʼappui dʼune « libération » épistémologique dont la science moderne a, beaucoup plus tard, tiré profit. Nous retrouvons ici un passage à la limite théorique à propos duquel Durkheim a déjà dû sʼexpliquer, et que Granet, à travers lʼétude des cosmologies chinoises, a lui aussi rencontré. Il sʼagit du problème du « bien fondé » des métaphores sociales : comment les systèmes de figuration sémantique et intellectuelle de la nature peuvent-ils à la fois être dépendants dʼun registre hétérogène tout en présentant une certaine stabilité et une continuité avec des systèmes de représentation que lʼon pourrait dire à lʼinverse « littéraux »198, c'est-à-dire où la nature se trouve énoncée pour elle-même, dans sa constitution propre. Cette articulation entre figuration et littéralité, ou entre métaphore et concept, pour user dʼune opposition plus classique, semble être le passage obligé de toute théorie sociologique ou ethnologique qui

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est M. Strathern qui emploie ce terme, ainsi que celui de « littéralisation », notamment dans After nature, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. Cette notion lui permet de rendre compte de ce quʼa de singulier le dispositif intellectuel qui se trouve au cœur de la parenté occidentale, et qui consiste à se réclamer dʼun ancrage naturaliste radical, c'est-à-dire appuyé sur ce quʼil en est réellement des processus naturels de la reproduction humaine. Indexée sur la nature, ou du moins convaincue de cela, la conscience de soi moderne a ainsi pu projeter toute autre forme dʼassociation familiale dans un symbolisme métaphorique. Lʼidée que nous avançons dans ce chapitre est quʼil en va de même pour les systèmes de représentation du monde.

prétend rendre raison des formations cosmologiques différentes des nôtres – et donc qui sʼengage sur le terrain du questionnement social de la nature.

Aux yeux de Granet, la pensée chinoise, tout en restant redevable du principe de corrélation entre institutions et représentations, prouve que lʼunité pratique du rapport au monde et du rapport à autrui nʼa pas besoin dʼêtre démembrée en un volet schématisant et un volet schématisé : la structuration analogique des ordres dans un gouvernement unifié des choses et des personnes, des lieux et des rites, suggère que, si on ne parle certes pas de la nature dans une langue qui lui est réservée et si on nʼidentifie pas de régularités qui lui soient propres, ce nʼest pas parce quʼun concept classificatoire manque, mais parce que lʼefficacité dʼun autre type dʼarrangement a fait ses preuves. La « psychologie dʼesprit positif » des Chinois, pour reprendre ses mots, tient à ce quʼelle passe lʼépreuve de lʼexpérience. De manière similaire, quoique déplacée, Vernant nous permet dʼidentifier dans lʼhistoire grecque un moment où lʼassise politique des représentations cosmologiques dérive vers un mode dʼorganisation susceptible de libérer celles-ci dʼune emprise quʼelle vivaient alors sur un mode exclusivement passif, inconscient. En Chine comme en Grèce, donc, des technologies de connaissance et de gouvernement ont pu sʼajuster de telle sorte à ce quʼun simple processus de métaphorisation cède le pas à une relation de réciprocité constructive : sous la forme dʼune pragmatique sociocosmique en Chine ou par le biais dʼun échange perpétuel de modèles conceptuels en Grèce, le jeu de correspondances entre le naturel et le social échappe à lʼimage dʼun sociocentrisme primitif simplement « provisionnel », c'est-à- dire en attente dʼinstruments épistémologiques à même de dire nature telle quʼelle est. Cette dernière position est au reste difficile à tenir, y compris pour celui qui pourrait sembler en être le plus proche, à savoir Durkheim lui-même, comme en témoigne ce passage de lʼintroduction aux Formes élémentaires de la vie religieuse :

[…] si la société est une réalité spécifique, elle n'est cependant pas un empire dans un empire ; elle fait partie de la nature, elle en est la manifestation la plus haute. Le règne social est un règne naturel, qui ne diffère des autres que par sa complexité plus grande. Or il est impossible que la nature, dans ce qu'elle a de plus essentiel, soit radicalement différente d'elle-même, ici et là. Les relations fondamentales qui existent entre les choses - celles-là justement que les catégories ont pour fonction d'exprimer - ne sauraient donc être essentiellement dissemblables suivant les règnes. Si, pour des raisons que nous aurons à rechercher, elles se dégagent d'une façon plus apparente dans le monde social, il est impossible qu'elles ne se retrouvent pas ailleurs, quoique sous des formes plus enveloppées. La société les rend plus manifestes, mais elle n'en a pas le privilège. Voilà comment des notions qui ont été élaborées sur le modèle des choses sociales peuvent nous aider à penser des choses d'une autre nature. Du moins, si, quand elles sont ainsi détournées de leur signification première, ces notions jouent, en un sens, le rôle de symboles, c'est de symboles bien fondés. Si, par cela seul que ce sont

des concepts construits, il y entre de l'artifice, c'est un artifice qui suit de près la nature et qui s'efforce de s'en rapprocher toujours davantage. De ce que les idées de temps, d'espace, de genre de cause, de personnalité sont construites avec des éléments sociaux, il ne faut donc pas conclure qu'elles sont dénuées de toute valeur objective. Au contraire, leur origine sociale fait plutôt présumer qu'elles ne sont pas sans fondement dans la nature des choses.199

De la part de Durkheim, cette profession de foi moniste peut surprendre, si lʼon se souvient de lʼinsistance avec laquelle il identifiait une causalité strictement sociale dans les

Règles de la méthode sociologique. Mais on ne sera surpris que si lʼon oublie que la

sociologie est avant tout une démarche naturaliste, et naturaliste parce que rationaliste : les lois qui régissent la société se déploient avec la même régularité que les lois naturelles, et si elles demandent un régime de connaissance spécifique, il relève toutefois dʼune rationalité dont les exigences et les résultats sont unifiés. Plus remarquable que ce monisme naturaliste lui-même, est sans aucun doute le fait quʼil serve ici de ressource pour penser la continuité entre lʼartifice symbolique des pensées primitives et la « nature au sens littéral » des modernes – parmi lesquels les sociologues. La complexité graduelle des réalités naturelles, dont Durkheim va certainement chercher lʼidée dans lʼhéritage de la Naturphilosophie romantique200, et qui fait du social lʼexpression ultime dʼun dynamisme ontologique foncièrement Un, implique la permanence dʼun certain nombre de relations élémentaires structurantes à tous les niveaux de réalité. Ainsi, une légitimation rétrospective est accordée à la pensée des primitifs, puisquʼelle ne faisait que retrouver au sein de leur organisation sociale ces relations archaïques présentes partout, et a fortiori dans la « nature » au sens où nous lʼentendons, ce qui les autorise à parler avec une certaine véracité de la nature dans des termes sociaux. Rappelant cette fois une idée comtienne201, lʼhistoire de lʼhumanité est présentée comme un parcours à rebours de la réalité naturelle : alors que la nature elle- même se déploie dans le sens de la complexité, la pensée humaine est dʼabord familière avec ce quʼil y a de plus complexe mais aussi de plus proche dʼelle, c'est-à-dire son milieu

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Les formes élémentaires de la vie religieuse, p. 25-26. Les résurgences monistes de ce type sont régulières en contexte durkheimien. Voir déjà Mauss et Fauconnet, dans lʼarticle « Sociologie » de la Grande Encyclopédie en 1901 : « Toutes les traditions métaphysiques qui font de l'homme un être à part, hors nature, et qui voient dans ses actes des faits absolument différents des faits naturels, résistent aux progrès de la pensée sociologiques » ; « Tout ce que postule la sociologie, c'est simplement que les faits que l'on appelle sociaux sont dans la nature, c'est-à-dire soumis au principe de l'ordre et du déterminisme universels, par suite intelligibles », Mauss, Œuvres, t. 3, Paris, Minuit, 1969, p. 139-140.

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On appelle Naturphilosophie les idées apparues chez des penseurs comme Goethe ou Novalis au cours du XVIIIe siècle. Voir lʼarticle « Naturphilosophie » dans le Dictionnaire de philosophie des sciences, Paris, PUF, 2006.

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Comte dit en effet que lʼesprit se reconnaît dʼabord lui-même partout, pour ensuite progressivement restreindre lʼespace de lʼidentité à la communauté humaine, et donc laisser en creux un espace disponible pour la « nature » objective. La nature est donc ce qui reste, ce qui tout en étant premier dans lʼordre des choses est dernier dans lʼordre des idées.

social. Et cʼest à partir dʼun long processus dʼabstraction des relations quʼelle y perçoit dʼabord quʼelle parvient ensuite à identifier et à autonomiser ces relations sous leur forme épurée, abrégée, bref, naturelle. Si le sociologue reconstruit la rationalité du social par enrichissement des procédures de connaissance naturaliste, le primitif nʼa pour sa part en guise dʼoutil intellectuel que ce que lui livre son expérience, mais à partir de quoi il construit une connaissance universelle – et cʼest pourquoi il identifie le naturel et le social. La confusion primitive et le monisme sociologique sont donc les deux termes opposés dʼun processus de différenciation et de dédifférenciation des choses et des concepts qui nʼa au fond de réalité que parce quʼil distingue temporairement des entités fondamentalement unifiées.

Nʼexagérons pas les tendances métaphysiques de Durkheim. Ce passage fait sens avant tout dans la mesure où il permet de comprendre comment Durkheim pense le « bien fondé » des symboles primitifs. En effet, si lʼextériorité des symboles artificiels par lesquels les sociétés primitives pensent la nature nʼest jamais conçue comme un effet dʼaliénation de lʼesprit par le politique202, mais bien au contraire comme une préparation ou même une préformation de la science dans le social, cʼest parce que ce dernier, en tant que réalité foncièrement naturelle, est conçu en même temps comme un espace producteur de savoirs. Le totémisme est une rationalité qui sʼignore, mais aussi et pour cette raison même, une rationalité en puissance. Autrement dit, lʼargument projectif sʼéclaire un peu plus : la structure métaphorique des cosmologies totémiques ne constitue pas une relation faible entre nature et société, où la nature est catégorisée socialement à défaut de lʼêtre pour elle-même, mais une relation forte, où lʼimpossibilité de distinguer radicalement le naturel et le social sʼaccuse encore un peu plus. Aucun système de figuration de la nature nʼest ainsi totalement contingent, et tous enveloppent une certaine vérité, ce que signalait déjà le passage cité plus haut : « Il nʼy a donc pas, au fond, de religion qui soient fausses. Toutes sont vraies à leur façon : toutes répondent, quoique de manières différentes, à des conditions données de lʼexistence humaine »203.

Cependant, la confrontation des propositions de Granet et de Vernant avec la version proprement durkheimienne du « bien fondé » des cosmologies primitives nous laisse entrevoir le coût théorique de cette démarche. Car si Durkheim parvient à sauver la

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Il serait en effet tout à fait possible de prolonger lʼanalyse en termes de projection par une méditation sur le pouvoir aliénant des formes politiques à lʼégard des formes de pensée, en arguant dʼune dépendance de la science envers la politique. Mais Durkheim nʼemprunte jamais cette voie, car à ses yeux lʼautorité du social nʼest pas superposable à lʼintérêt dʼune classe dominante, mais elle exprime au fond la solidarité sociale dans toute son ampleur. De manière plus générale, il nʼy arien de plus étranger à la pensée sociale durkheimienne que la notion dʼidéologie.

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continuité du processus historique de développement de la raison en même temps que lʼunité des régimes de connaissance humains, cette unité et cette continuité nʼexistent quʼau niveau de la reprise théorique a posteriori des systèmes de représentation qui, en eux- mêmes, sont considérés comme lʼexercice dʼun sociocentrisme spontané204. On mesure alors lʼoriginalité de lʼinterprétation que donne Granet de la cosmologie chinoise classique : lʼunité du naturel et du social nʼest ni une simple apparence ethnographique quʼil faudrait dépasser, comme le sont les témoignages australiens sur la constitution des classes totémiques, ni une reconstruction théorique rétrospective, mais la structure même des relations sociocosmiques. Granet affecte donc ce qui apparaît comme la conviction la plus inébranlable de Durkheim, à savoir que la conscience collective se construit dans les relations internes à la sphère inter-humaine, c'est-à-dire que le sentiment de lʼappartenance nʼexiste réellement quʼau niveau de la communauté humaine – lʼappartenance cosmologique dont les classes totémiques sont lʼexpression ne relevant pour la sociologie que dʼune dimension symbolique, et cela même si la naturalité dernière du social y transparaît. Autrement dit, lʼopération de redescription des cosmologies, dont nous avons mené lʼanalyse au début de ce chapitre, est proprement annulée par Granet, qui attribue une réalité de facto à un système social où le sentiment dʼappartenance sʼélargit à tout ce qui nʼest pas humain, mais qui possède toutefois une place et une fonction dans un système dʼorganisation plus vaste, et dont la responsabilité incombe aux savoirs faire politiques et religieux, ou magiques comme on disait alors. En contexte durkheimien, les variations dans lʼimage collective du monde nʼinterviennent quʼà partir de variations dans la forme du social, mais la clôture du social comme domaine de formation des représentations ne se dissipe jamais. Granet montre au contraire, et il est certainement le premier à le faire, que les cosmologies non dualistes sʼaccompagnent dʼune représentation collective de soi qui ne suit pas les contours de la communauté humaine. Les relations qui se nouent entre humains sont intellectuellement et affectivement homogènes aux relations qui se nouent entre humains et non humains car, prises dans leur constitution propre, ces correspondances forment un ensemble de liens où la communauté humaine ne ressort pas comme une réalité substantielle : cette conscience collective « naturée » sʼenracine dans la conviction ferme, et ravivée par lʼexpérience, dʼun destin commun des choses et des personnes. Dans ces conditions, aucune forme de sociocentrisme ne peut être valide : ni celui que lʼon attribue aux communautés primitives, ni celui dont fait usage la sociologie, car il nʼexiste rien de tel

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Cette reprise consiste à dire dʼabord que les cosmologies présentent une indistinction entre nature et société, ensuite que cette indistinction est le produit dʼune projection, et enfin que cette projection est en fait lʼexpression inconsciente dʼune unité métaphysique. Voilà la structure de lʼargument durkheimien : unité factice, différentiation analytiquement découverte, unité reconstruite.

quʼune « société » dont on pourrait partir. Ainsi, non seulement les représentations et les institutions ont une histoire commune, mais la forme de la conscience du monde entre aussi en relation étroite et fonctionnelle avec la forme de la conscience de soi : les différences cosmologiques radicales sʼaccompagnent de différences de perception de lʼappartenance non moins radicale – ce qui rend problématique lʼusage des notions de « société », comme de « nature ».

Concernant Vernant, la remise en cause du modèle projectif semble moins radicale. Toutefois, lʼidée selon laquelle le développement de techniques de gouvernement égalitaires et faisant usage dʼune matrice géométrique implique une libération paradoxale des savoirs naturalistes invite à revenir sur ce modèle. Car la naissance de la physique en Grèce ancienne, comme on lʼa vu, suppose un renversement inouï de la logique projective : le « bien fondé » des identifications sociocosmiques nʼa plus besoin dʼêtre rattrapé après coup, comme chez Durkheim, dans une métaphysique moniste, gradualiste et expressiviste, car il se manifeste tout à fait concrètement dans le fait que les savoirs naturalistes de la physique font lʼobjet dʼune discussion publique, autonome, et cela même sʼils sont construits dans un référentiel largement politique. Là encore, lʼidée selon laquelle la représentation de la nature passe par la projection de catégories sociales ne signale plus la mise sous tutelle de la pensée objective par la pensée morale, car au contraire, cʼest la seconde qui fournit à la première lʼoccasion de son affranchissement. Cʼest une transformation interne au mode de gestion de la communauté humaine, autrement dit le raffermissement de lʼautonomie de celle-ci, qui laisse apparaître un régime conceptuel susceptible dʼéclairer les régularités naturelles dans leur consistance propre : la coupure entre les ordres intervient dʼabord comme une analogie. Lʼémergence dʼun naturalisme en Grèce ancienne est donc lié à la fécondité des savoirs sécrétés par un mode de gouvernement donné, qui sans avoir à être dit « scientifique » en lui-même, possède là encore une certaine « vérité » dans mesure où il autorise la circulation de concepts épistémologiquement mixtes.