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Mais cette libération du jeu classificatoire ne sera bien comprise que si lʼon sʼintéresse de plus près à sa logique même. Et cʼest le second point que nous voulions développer.

Le point commun entre les phénomènes a priori très différents auxquels sʼintéresse Lévi-Strauss dans La pensée sauvage est le fait quʼils se présentent tous comme des mises en relation de termes dont le lien nʼapparaît pourtant pas toujours à lʼintuition – du moins la nôtre. Que ces associations prennent la forme dʼune explication causale, comme quand il est admis « quʼune graine en forme de dent préserve contre les morsures de serpent, quʼun suc jaune soit un spécifique des troubles biliaires, etc. »347, dʼun récit mythique, comme par exemple dans le mythe hidatsa de la chasse aux aigles, de classifications ethnobotaniques, comme celles qui ont été rapportées des Dogon348, ou encore des systèmes totémiques, cʼest toujours lʼopération classificatoire qui offre prise à lʼanalyse. Quand Lévi-Strauss affirme quʼil y a

deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : lʼun approximativement ajusté à celui de lʼimagination et de la perception, et lʼautre décalé ; comme si les rapports nécessaires, qui font lʼobjet de toute science […] pouvaient être atteints par deux voies différentes : lʼune très proche de lʼintuition sensible, lʼautre plus éloignée349,

il insiste sur le fait que lʼuniversalité des opérations intellectuelles tient dans cette tendance à créer des relations. Or ce qui fait la spécificité des opérations symboliques, outre le fait quʼelles jouent au niveau de lʼintuition, cʼest quʼelle parviennent à associer des registres de réalité hétérogènes. Et cʼest précisément lʼhétérogénéité des plans de réalité mis en contact dans ces opérations qui en fait le caractère proprement symbolique, comme le montre remarquablement G. Salmon à travers le cas du traitement magique de la morsure de serpent : « cʼest par lʼintermédiaire de ce qui sert ici de “signifiant”, à savoir la forme sensible, que sʼopère le passage entre le venin et la graine, à laquelle on confère à lʼissue de ce processus une valeur de protection »350. La vertu de la graine tient donc dʼune part à sa

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PS, p. 25.

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« Les Dogon répartissent les végétaux en 22 familles principales, dont certaines sont subdivisées en 11 sous- groupes. Les 22 familles, énumérées dans l'ordre convenable, se répartissent en deux séries composées, l'une des familles de rang impair, l'autre des familles de rang pair. Dans la première, qui symbolise les naissances uniques, les plantes dites mâles et femelles sont respectivement associées à la saison des pluies et à la saison sèche; dans la seconde, qui symbolise les naissances gémellaires, la même relation existe, mais inversée. Chaque famille est aussi répartie dans l'une des trois catégories: arbre, arbuste, herbe ; enfin, chaque famille est en correspondance avec une partie du corps, une technique, une classe sociale, une institution. » PS, p. 53-54.

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PS, p. 24. Cʼest moi qui souligne.

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ressemblance sensible à une dent, et dʼautre part à la superposition entre cette relation sensible, et une relation parallèle – mais postulée – entre lʼidée du venin et lʼidée de son antidote. Et cʼest pourquoi il faut parler ici dʼune relation symbolique : « On a désormais affaire à un problème à quatre termes, ou plutôt à deux termes doubles, où les signifiés sont situés sur le plan des « propriétés cachées » alors que les signifiants sont situés sur le plan de lʼaspect visuel »351. Si la ressemblance sensible est manifeste, lʼassociation entre les propriétés cachées, elle, nʼest que supposée, ou construite, mais elle doit toute sa nécessité au modèle sensible qui la soutient.

Cette construction analogique fonctionne dans toutes les situations dont nous venons de faire la liste. À chaque fois, cʼest « la dualité intrinsèque du signe », dans sa définition saussurienne, qui représente à la fois la forme générale des associations produites, et le motif de leur nécessité. En effet, il convient de rappeler que « le signe linguistique se situe à lʼintersection de deux plans hétérogènes et irréductibles lʼun à lʼautre, celui du son et celui du sens »352. Si lʼon suit Saussure dans les conséquences anthropologiques de cette idée, alors il faut voir dans ce fonctionnement du signe quelque chose comme un dispositif natif, ou du moins assez spontané et universel, de mise en congruence dʼéléments matériellement hétérogènes, qui sert de modèle, de matrice, à des constructions de même forme, mais sʼappuyant sur des matériaux différents. Habitué au genre dʼidentifications que produit le signe linguistique, lʼesprit se montre capable dʼexploiter ce savoir-faire spirituel dans dʼautres registres de lʼexpérience, et à des fins que lʼon peut estimer différentes de celle que poursuit le langage au sens strict. Saussure lui-même parle de cette logique du signe comme dʼune « tâche absurde », et on peut voir dans toute lʼœuvre de Lévi-Strauss une tentative pour montrer que cette absurdité nʼest rien dʼautre que lʼapparence laissée sur des esprits conceptuels par des techniques de connaissance mettant systématiquement à profit les synthèses baroques permises par le signe.

Les identifications permises par la pensée sauvage peuvent donc être dites « construites », dans la mesure où leur rigueur peut toujours être ramenée à un coup de force intellectuel. Le « court-circuit », pour reprendre un terme utilisé par G. Salmon, qui

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Ibid., p. 75. Voir aussi le schéma lumineux qui accompagne cette explication.

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Ibid., p. 76. G. Salmon cite, à lʼappui de cette idée, le passage suivant de Saussure : « Une identité linguistique a cela dʼabsolument particulier quʼelle implique lʼassociation de deux éléments hétérogènes. Si lʼon nous invitait à fixer lʼespèce chimique dʼune plaque de fer, dʼor, de cuivre, dʼune part, et ensuite lʼespèce zoologique dʼun cheval, dʼun bœuf, dʼun mouton, ce seraient deux tâches faciles ; mais si lʼon nous invitait à fixer quelle espèce représente cet ensemble bizarre dʼune plaque de fer attachée à un cheval, une plaque dʼor mise sur un bœuf, ou dʼun mouton portant un ornement de cuivre, nous nous récrierions en déclarant la tâche absurde. Cette tâche absurde est précisément celle devant laquelle il faut que le linguiste comprenne quʼil est dʼemblée et dès lʼabord placé. » Saussure, Ecrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 18. Curieusement, la pensée sauvage fonctionne comme si elle prenait à la lettre la possibilité de ce genre dʼidentifications.

intervient nécessairement dans la mise en équation des quatre termes fondamentaux de la relation symbolique – et que la tradition structuraliste rend souvent par lʼécriture a : b :: c : d – correspond à cette étape de la pensée où une relation se trouve être paradoxalement produite par la dette quʼelle contracte envers une relation qui, elle, est constatée. Lʼanalogie structurale des ordres non congruents nʼa de sens que si lʼun des termes mis en relation y est introduit subrepticement, c'est-à-dire si la forme de lʼanalogie sert dʼheuristique pour établir des rapports, et non pas seulement, à la manière du syllogisme tel que le critiquait Descartes, pour formaliser des relations préexistantes. Conçue de cette manière, lʼintervention de Lévi-Strauss sur le terrain des rationalités comparées conserve encore un air de famille avec la tradition durkheimienne. Si Durkheim et Mauss voyaient dans les formes sociales les seules et uniques discontinuités susceptibles de fonctionner comme modèles pour la pensée, et cela en raison dʼune philosophie de lʼexpérience dont nous avons pu discuter le bien fondé, Lévi-Strauss lui aussi a besoin de donner à la pensée sauvage un point de départ empirique, qui prend la forme dʼun modèle. Lʼopérateur symbolique a cependant cela de singulier quʼil permet dʼinstituer à peu près nʼimporte quel type de donnée sensible à titre de modèle, et donc de sʼaffranchir dʼune thèse positive sur la nature de lʼexpérience humaine, mais on conserve toutefois lʼidée générale dʼun jeu de transfert, où le point commun théorique demeure la possibilité pour lʼesprit dʼabstraire les relations des termes qui les supportent pour les appliquer à une matière étrangère.

Dans son analyse, G. Salmon explore à la fois les fondements philosophiques de cette technique de connaissance et son profit épistémologique. Dʼun côté, en effet, il peut élargir la forme dʼensemble des « incongruités de la pensée symbolique » jusquʼà y voir un mécanisme à lʼœuvre dans dʼautres registres de la vie mentale, et notamment dans ce que Freud identifiait comme le « mot dʼesprit »353 ; de lʼautre, il peut envisager le profit cognitif propre à cette « méthode » en partant à la recherche des économies permises par les techniques de mémorisation qui empruntent largement à la fécondité du signe354. Cʼest en réalité un panorama général des pensées non conceptuelles qui sʼesquisse alors. Mais il est possible de chercher les conséquences de ces réflexions dans une autre direction. En effet, dès lors que lʼon attribue au mécanisme symbolique lui-même la capacité de produire ces associations dʼidées qui sont précisément interdites par la conceptualité naturaliste, on voit dans la question des relations entre nature et société autre chose quʼun simple terrain empirique occupé par la méthode structurale. Plus radicalement, et cʼest peut-être ainsi quʼil fallait entendre P. Descola quand il écrivait que « le problème de la tension entre la nature et

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« Les incongruités de la pensée symbolique », p. 75. On se réfère ici évidemment à Freud, Le mot dʼesprit et sa relation à lʼinconscient, Paris, Gallimard, 1988.

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la culture nʼest pas seulement au cœur de lʼanthropologie structurale, il est bien ce qui définit, aux yeux de son fondateur, le domaine dont lʼethnologie sʼoccupe et grâce auquel on peut prétendre à une autonomie au sein des autres sciences de lʼhomme »355, la proposition structurale elle-même a partie liée avec lʼécart concret, historique, qui sʼest creusé entre des collectifs envisageant leur rapport au monde naturel de façons totalement différentes : en lʼabsence dʼun terme susceptible de rassembler dans une classe homogène lʼensemble des entités et des processus non-humains, cʼest la logique même du système catégoriel, et en deçà de lʼaccès collectif au monde extérieur, qui est affectée. Lʼautonomie conceptuelle que gagne la logique symbolique quand elle est rapprochée des opérations présidant à la formation du langage est tout à fait légitime, mais elle ne doit pas faire oublier quʼavec cette logique, ce sont des modalités pratiques, vécues, de lʼexpérience du monde qui sont impliquées. Le structuralisme nʼa donc pas à proprement parler de « conséquences » qui auraient trait aux relations entre nature et société, mais plus radicalement, il fait fond, en tant que méthode, sur un ensemble de possibilités et dʼimpossibilités qui régissent lʼappréhension, par un groupe humain donné, des relations quʼil entretient avec son milieu. Le problème de la nature est au cœur de la méthode structurale, et cʼest ce qui nous permet dʼenvisager autrement ses conséquences théoriques.

À titre de comparaison, Lévi-Strauss attribue à la pensée conceptuelle des vertus symétriquement disposées par rapport à celles du signe.

On pourrait donc dire que le savant et le bricoleur sont lʼun et lʼautre à lʼaffût de messages, mais, pour le bricoleur, il sʼagit de messages en quelque sorte pré-transmis et quʼil collectionne […] ; tandis que lʼhomme de science, quʼil soit ingénieur ou physicien, escompte toujours lʼautre message qui pourrait

être arraché à un interlocuteur, malgré sa réticence à sa prononcer sur des questions dont les réponses nʼont pas été répétées à lʼavance. Le concept apparaît ainsi comme lʼopérateur de lʼouverture de lʼensemble avec lequel on travaille, la signification comme lʼopérateur de sa réorganisation : elle ne lʼétend ni ne le renouvelle, elle se borne à obtenir le groupe de ses transformations.356

Lévi-Strauss exprime très bien dans ce passage certaines des conséquences essentielles qui accompagnent les deux formes générales que peuvent prendre les catégories de pensée. Les contraintes exercées par le bricolage symbolique sur lʼactivité intellectuelle condamnent la pensée à fonctionner en premier lieu comme un système accumulatif : avant de classer, de mettre en ordre, il faut rassembler un nombre en principe indéfini dʼéléments empiriques, puisque cʼest précisément leur variété qui garantit lʼefficacité

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Descola, « Les deux natures de Claude Lévi-Strauss », p. 296.

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