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Problèmes et enjeux de l ʼ anthropologie religieuse durkheimienne

Introduction.

Ce premier chapitre est essentiellement consacré à lʼœuvre dʼEmile Durkheim. Il sʼagit là dʼun repère intellectuel commode plus que dʼune décision ferme et arrêtée quant à lʼorigine de notre problème, qui à proprement parler nʼen pas de définitive. Durkheim est unanimement reconnu comme le fondateur des sciences sociales françaises, sur un plan institutionnel comme intellectuel, et cʼest essentiellement à ce titre quʼil représente un point de départ fiable : avec lui apparaît une forme de rationalité, un espace problématique, c'est- à-dire au sens que prend ce terme en histoire des idées, une « tradition », suffisamment bien détachés de ses devanciers pour faire lʼobjet dʼune analyse aux contours clairs. Sur un plan plus proprement conceptuel, la pensée durkheimienne apparaît comme la synthèse dʼun large répertoire de ressources théoriques, du positivisme comtien au néo-kantisme en passant par les critiques de lʼévolutionnisme philosophique, auxquelles elle donne un élan nouveau en les mettant à lʼépreuve de données empiriques. Paradoxalement, par rapport au thème de lʼenquête que lʼon se fixe ici, Durkheim ne semble toutefois pas avoir été marqué de manière significative par les approches écologiques de lʼhomme et de la nature qui se mettent alors en place sous lʼégide de la biologie26 : imprégné dʼune culture juridique, historique et philosophique qui fait de lui une parfaite incarnation de lʼhomme social, Durkheim se heurte véritablement au problème de la nature comme à quelque chose qui ne lui est pas spontanément familier. Dʼailleurs, plus à lʼaise parmi leurs semblables, les hommes ne sʼengagent sous sa plume que très timidement dans le monde naturel. Evidemment, De la division du travail social se confronte à la question de lʼextériorité naturelle. Mais le rapport collectif aux ressources nʼa de sens pour Durkheim que dans la mesure où il se répercute sur lʼorganisation des hommes entre eux, et la nature elle-même reste à distance27. Avec la religion totémique, et plus largement les données ethnographiques quʼil prend en compte dans une seconde phase de sa carrière, le problème se fait incontournable, et interne à la dynamique sociale : vivre en société, cʼest immédiatement engager un rapport à la nature, comme si cette dernière était, pour parodier la phrase de Marx, le corps asocial de la société.

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Ces programmes scientifiques, qui vont de Darwin à Haeckel, Rätzel ou encore Spencer, sont tous marqués par une adhésion aux principes de lʼévolutionnisme, biologique et social, que le milieu intellectuel français a longtemps mis à distance. Sur ces question, voir L. Mucchielli, La découverte du social, Paris, La Découverte, 1998.

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Pour une tentative de reconstruire la conception durkheimienne des rapports collectifs à la nature à partir de sa critique de lʼéconomie politique, voir T. Järvikoski, « The relation of nature and society in Marx and Durkheim », Acta Sociologica, vol. 39, n°1, 1996.

1. Fétichisme et animisme au fondement du social

Les nouvelles approches de la réalité humaine et historique qui se mettent en place tout au long du XIXe siècle, et qui aboutiront à lʼinstitutionnalisation de ce que lʼon appelle aujourd'hui les sciences humaines, ont émergé parallèlement dans divers contextes théoriques nationaux, donnant au sous-sol de la science sociale lʼallure générale dʼune juxtaposition de traditions et de références en bonne partie autonomes. Il y a en effet une histoire française des sciences humaines, mais aussi une histoire anglaise, allemande, américaine, et peut-être dʼautres encore28. Mais par delà les raisons profondes qui peuvent expliquer une telle segmentation, et que dans une perspective dʼhistoire des idées on aurait tort de ne pas souligner, il existe aussi certains aspects problématiques qui travaillent de manière transversale ces diverses traditions nationales, et qui semblent justifier à eux seuls la possibilité de parler dʼune, et dʼune seule, généalogie des sciences humaines, mais aussi dʼune plus large cohérence dans le mode de rationalité qui se met alors en place sous le nom de sciences humaines, ou sciences sociales. Si la reconstitution de cette généalogie et de ce mode de connaissance soulève aujourdʼhui des enjeux philosophiques considérables, liés à la compréhension dʼune certaine modernité politique et du mode de connaissance sur laquelle elle repose29, il y a de bonnes raisons de penser quʼelle est largement surdéterminée, et quʼen tant que telle il est difficile de la ramener à une raison unique.

Or parmi ces interrogations liminaires dont on peut considérer que, plus quʼun chapitre parmi dʼautres de la science sociale, elles constituent un fonds théorique commun qui définit la tournure conceptuelle et problématique de cette nouvelle rationalité dans son ensemble, il faut faire figurer le problème des représentations de la nature. Largement sous estimée par la tradition de commentaire philosophique des sciences humaines, la question des modes dʼinscription pratiques et intellectuels dans le milieu extérieur joue pourtant un rôle décisif, et cela à plusieurs niveaux : cʼest en effet le caractère primitif, ou « élémentaire »30, du social lui-même qui est constamment problématisé en référence au

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Sur les traditions nationales en sciences sociales, on pourra se reporter à lʼouvrage de W. Lepenies, Les trois cultures, Entre science et littérature, lʼavènement de la sociologie, Paris, Editions de la MSH, 1991, où lʼauteur, à lʼoccasion dʼune discussion sur les conditions dʼécriture de la sociologie, identifie bien des traits singuliers aux traditions française, anglaise, et allemande.

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Sur ces question, ce sont les travaux de M. Foucault qui constituent la référence dominante, notamment Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966 ; et dans leur sillage une enquête comme celle de G. Le Blanc, Lʼesprit des sciences humaines, Paris, Vrin, 2005.

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Ce terme est loin dʼêtre anodin dans lʼhistoire des sciences sociales, et notamment en contexte français. La recherche de ce qui est « élémentaire » structure en effet une partie non négligeable du discours sociologique :

monde extérieur, et avec lui la possibilité dʼentreprendre une synthèse comparative universelle en extension des sociétés humaines ; parallèlement, la qualification de la démarche sociologique et anthropologique comme scientifique dépend elle aussi en partie de problème. Lʼapparente latéralité de la relation collective au dehors, au « non social », cache donc un problème crucial, et cela dʼun point de vue strictement historique, comme dʼun point de vue plus problématique, comme en témoigne à lʼévidence lʼactualité de cette question. On se convaincra de cela en comparant la démarche de deux théoriciens justement reconnus comme fondateurs des sciences de lʼhomme et de la société, mais bien souvent affiliés à des traditions nationales distinctes, lʼune française et la seconde anglaise, à savoir Auguste Comte et Edward B. Tylor.