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b) La nature au sens littéral et au sens figuré.

Voyons ce que Durkheim dit ensuite :

Voilà en quoi consiste réellement le totem : il n'est que la forme matérielle sous laquelle est représentée aux imaginations cette substance immatérielle, cette énergie diffuse à travers toutes sortes d'êtres hétérogènes, qui est, seule, l'objet véritable du culte. On est ainsi mieux en état de comprendre ce que veut dire l'indigène quand il affirme que les gens de la phratrie du Corbeau, par exemple, sont des corbeaux. Il n'entend pas précisément que ce sont des corbeaux au sens vulgaire et empirique du mot, mais qu'en eux tous se trouve un principe, qui constitue ce qu'ils ont de plus essentiel, qui leur est commun avec les animaux du même nom, et qui est pensé sous la forme extérieure du corbeau.120

Dans un premier temps, comme on lʼa vu, le symbole naturel quʼest le totem est un redoublement de lʼextériorité de la contrainte sociale, qui ne peut être acceptée et validée

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Ou plutôt : ils ne peuvent faire autrement, tant cette distinction est spontanée.

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que si elle prend la forme dʼune puissance hétérogène à la simple autorité humaine, autrement dit si elle est sacralisée. Mais le totem nʼest sacré que dans la mesure où il participe de cette « énergie diffuse » quʼest le principe totémique, que sʼil en est une des stases matérielles. Le clan ne se rapporte donc jamais directement à son espèce totémique, mais seulement par le biais dʼun principe dont elle est une des fixations objectives : il est très important de rappeler que le sacré est avant tout une idée générale, lʼidée née de lʼextériorisation de la contrainte sociale, et que cette idée se trouve en quelque sorte inscrite dans des choses matérielles dont le sens réside finalement dans leur capacité à soutenir des processus mémoriels et affectifs nécessaires pour rendre vivante lʼadhésion au principe lui- même121. Or cette idée semble aller de pair, dans lʼesprit de Durkheim, avec celle dʼun partage implicite des niveaux de représentation à lʼœuvre dans ce que les comportements sociaux ont de plus ordinaires. Il nous dit en effet que lʼidentification de lʼindigène à son espèce totémique suppose une bifurcation dans lʼappréhension des choses, dont on ne sait pas bien si elle relève dʼun processus sensible, phénoménologique, ou plus intellectualisé. Toujours est-il que le corbeau possède une double réalité, lʼune « vulgaire et empirique », et lʼautre, dont la spécificité est bien marquée par lʼusage de la majuscule, qui seule est de nature à jouer le rôle dʼemblème. Le premier corbeau est sans doute possible le corbeau « naturel », lʼanimal en tant que réalité biologique et écologique, en chair et en plumes, et qui reste bien en deçà du mode dʼêtre des choses sacrées précisément parce quʼil adhère toujours à sa constitution naturelle. Ce corbeau littéral nʼa donc rien à voir avec le « Corbeau » au sens figuré, et il faut voir derrière la distinction sémantique une distinction plus radicale, pratique et ontologique celle-ci : les sociétés primitives ne confondent jamais les relations quʼelles peuvent engager avec une espèce animale appréhendée comme animale « sans plus », et les relations quʼelles nouent avec ces mêmes espèces en tant quʼelles sont investies du principe religieux : la différence entre le « corbeau » et le « Corbeau » montre bien que la marque portée par lʼesprit symbolique sur le monde affecte tous les niveaux de lʼexpérience, que le « symbolique » est bien en un sens aussi concret que le « littéral »122.

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Il faut donc mettre en regard de ce passage ceux qui rappellent que lʼensemble du processus de symbolisation repose sur le clan lui-même. Par exemple, pour une occurrence proche du passage cité : « Le dieu du clan, le principe totémique, ne peut donc être autre chose que le clan lui-même, mais hypostasié et représenté aux imaginations sous les espèces sensibles du végétal ou de l'animal qui sert de totem. », p. 294.

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On pourrait même imaginer dʼaller plus loin, et dire avec certains commentateurs que lʼexpérience se présente aux yeux de Durkheim comme un matériau neutre, qui nʼest pas prioritairement « concrète » pour devenir ensuite « symbolique », mais que la possibilité de catégoriser les choses comme relevant dʼun registre ou de lʼautre est une alternative qui préexiste au choix effectué socialement. Voir lʼarticle déjà cité de D. Bloor. Mais cette interprétation entre en contradiction avec ce que Durkheim dit par ailleurs des contraintes qui pèsent sur la constitution symbolique dʼéléments naturels.

Revenons au raisonnement de Durkheim, dans lequel il faut distinguer deux éléments. Dʼune part, le fait que les croyances religieuses opèrent un glissement dans les niveaux de représentation, glissement qui sʼexplique par la nécessité quʼil y a à trouver dans le monde extérieur les fixations objectives dʼun principe qui, sans cela, serait trop abstrait pour être effectif. Cet aspect du problème permet de comprendre le genre dʼopération que fait subir Durkheim à la question, âprement discutée alors, de lʼidentification totémique : ni projection psychologique, ni participation affective, elle sʼexplique plutôt par lʼexercice dʼune faculté implicitement accordée à lʼesprit humain de déborder le sens littéral des choses – ou de simplement lʼignorer – faculté qui se confond avec lʼidée selon laquelle lʼélection de symboles naturels consiste dans un détournement de leur statut ontologique premier123. Mais dʼautre part, il faut mettre lʼaccent sur le fait que ce partage effectué entre les choses comme éléments naturels et comme éléments symboliques tient pour acquise lʼévidence dʼune reconnaissance originaire de la naturalité du donné : ce que le Corbeau-symbole laisse derrière lui, cʼest bien le corbeau-animal. On comprend alors pourquoi, dans lʼéconomie argumentative des Formes, il a fallu concevoir le symbolisme comme adossé à la capacité de transfigurer des éléments extra-sociaux. Mais on voit bien aussi que cette idée suppose une thèse forte sur la structuration de lʼexpérience humaine dans ce quʼelle a de plus général, et de plus universel. De la même manière que les propriétés du principe totémique expriment une connaissance intuitive de celles du social, le processus dʼinscription de ce principe dans des objets extérieurs naturels suppose une forme de catégorisation du réel tout à fait élémentaire qui rend possible lʼautonomisation mutuelle du symbolique et du naturel.

Il y aurait donc chez Durkheim deux niveaux de compréhension des relations entre nature et société. À un premier niveau, qui est constitué par les témoignages ethnographiques, et qui correspond finalement à ce quʼen termes classiques on nommerait les « apparences », les sociétés primitives manifestent une confusion des catégories. Cette confusion sʼexprime dans les croyances totémiques, dont la caractéristique première est de postuler la continuité dʼâme, de substance, ou dʼidentité, entre un groupe social et une espèce naturelle. Mais à un second niveau, celui de lʼexplication, cette confusion apparente est réinterprétée comme lʼeffet éminemment paradoxal de « nécessités sociales », pour reprendre une expression de Durkheim. En dʼautres termes, lʼindistinction du naturel et du social traduit le fait que des exigences proprement sociologiques – la nécessité de redoubler la contrainte sociale – ne peuvent se réaliser quʼen procédant à un écrasement partiel et

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On voit donc bien que pour Durkheim, on ne sʼidentifie jamais à des éléments naturels, mais à ce qui se cache derrière eux de proprement social.

orienté de la naturalité du monde extérieur – ce qui suppose toutefois quʼelle soit reconnue comme telle. Il nʼest donc pas surprenant que Durkheim puisse en même temps adhérer à la version classique du « problème totémique », celle qui pose la question de lʼ « indistinction » des catégories, tout en suggérant que, prise dans ce quʼelle a dʼessentiel, la structure de lʼexpérience humaine suit les contours du naturel et du social. Cette distinction est même tellement profonde et irrémédiable quʼelle peut, par une ruse tout à fait remarquable, mobiliser du « naturel » dans le social sans que jamais la pureté de ce dernier ne soit affectée.