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b) E B Tylor et la notion d ʼ animisme.

2. Le redoublement de l ʼ extériorité.

Les enjeux développés chez Comte et Tylor permettent de dégager certains aspects dʼun problème qui persiste ensuite, et qui se trouve relancé chez Durkheim dʼune manière particulièrement essentielle. La thèse centrale de Durkheim que nous voudrions reconstituer et discuter ici est en effet la suivante. La société, en vertu des propriétés qui lui ont été conférées par les analyses menées au cours de la période dʼélaboration de la sociologie scientifique, et notamment dans Les règles de la méthode sociologique67, est une chose qui doit être représentée. Elle doit disposer face à elle même, c'est-à-dire face à lʼesprit des individus qui la composent, des signes, ou des images de lʼexistence collective qui anime les hommes dès lors quʼils entrent en société. En dʼautres termes, la consistance propre de ce qui fait le social dans son « intériorité » si lʼon peut dire, c'est-à-dire lʼensemble des institutions qui assurent la cohésion de cet être supra-individuel, semble être placée sous la dépendance dʼun recours symbolique à une forme dʼextériorité. Dans Les Formes

élémentaires de la vie religieuse, le lecteur déjà habitué au fonctionnement de lʼesprit

sociologique et de ses principes théoriques les mieux assurés est confronté à lʼidée éminemment paradoxale, dans ce contexte, selon laquelle le social ne se suffirait pas à lui- même : nécessairement adossé à ce qui, au dehors de lui-même, supporte sa propre tendance à la représentation, le social semble menacé dans sa plénitude ontologique, mais aussi historique, que la sociologie visait précisément à établir. Evidemment, lʼappréciation de ce paradoxe, et le fait même quʼil sʼagisse bien de cela au regard de lʼéconomie générale de la pensée durkheimienne, dépend des contours que lʼon donne à la notion de société : en va- t-il dʼun trait définitoire de sa réalité de nʼy faire entrer que des humains, et si oui, sa dimension spéculaire rendue évidente par le fait religieux affecte-t-elle réellement la superposition du social et de lʼhumain, qui semblait dʼabord si évidente ?

Notons dʼemblée que ce problème dʼune extériorité constituante du social nʼa jamais fait lʼobjet dʼun éclaircissement pour lui-même de la part de Durkheim. Ni dans les textes préparatoires publiés sous forme dʼarticles dans lʼAnnée sociologique, ni dans les regards

rétrospectifs jetés sur les enjeux des Formes, on ne trouvera de réflexions directement dédiées aux rapports collectifs à la nature. Il faut donc penser que cette question se trouve hors du domaine de problématisation explicite de la sociologie et de lʼanthropologie religieuse durkheimienne, plutôt focalisée sur le statut du sacré, sur les relations entre

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individu et société, sur les notions de représentation et de symbole. Sans doute y a-t-il des raisons à cela, et il appartient à une étude sur le travail implicite du concept de nature dans les sciences sociales de les mettre au jour.

Lʼidée dʼune représentation symbolique du social dans des emblèmes, qui spécifie le projet même de lʼanthropologie religieuse durkheimienne par rapport à ses travaux antérieurs, entre bien évidemment en résonnance avec la préoccupation de la génération précédente pour les prolongements extra-humains de la spiritualité et de la socialité découverts chez les sociétés primitives. En effet, dans les deux cas, le social entendu comme agrégat dʼhumains – et cela par delà les différences qui peuvent exister dans le détail de cette conception – est problématisé en référence à quelque chose quʼil nʼest pas, et même, dont il se distingue positivement. Ce quelque chose, que Comte aussi bien que Tylor nʼhésitaient pas à appeler la « nature », Durkheim sʼy réfère de façon plus prudente comme le « monde », mais plus souvent encore à travers lʼusage dʼun vocabulaire de lʼextériorité68, terminologie véritablement cruciale, et dont on verra le rôle. La nécessité dʼun point dʼarticulation entre le social et son dehors, rendue manifeste par lʼanalyse des croyances totémiques, est de toute évidence le problème à travers lequel la question des relations entre nature et société est abordée chez Durkheim. Et bien que cela soit réalisé de manière assez indirecte, et, pourrait-on dire, dissimulée, il est possible de faire lʼhypothèse interprétative selon laquelle cʼest lʼensemble de la démarche durkheimienne qui se trouve interrogée et mise en tension par ce biais. En effet, sʼil est évident que Durkheim, dans les Formes pas plus que dans ses autres ouvrages, nʼinterroge pas de front les relations concrètes qui se nouent entre des hommes et des milieux, il nʼest peut-être pas moins évident – même si cela nʼa pas toujours été souligné – que la question du totémisme mobilise une réflexion tout à fait essentielle sur les relations entre nature et société. Car sʼil est vrai que les relations qui se nouent entre les hommes au sein de la société supposent un autre type de relation, engageant celui-ci des hommes et des choses naturelles, alors cʼest bien le partage entre nature et société qui se trouve mis en question, non pas comme un cadre dans lequel la science du social viendrait sʼinscrire, mais comme un enjeu qui se trouve en son cœur.

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Les terme « extérieur » et ses dérivés sémantiques, dans le sens où on lʼentend ici, apparaissent une quarantaine de fois dans le seul Livre II des Formes élémentaires de la vie religieuse. On trouve dans le même livre seulement une vingtaine dʼoccurrence du terme « nature », dont la moitié figurent dans des citations (de Fison et de Tylor) et leur discussion.