• Aucun résultat trouvé

L ʼ accès collectif à la nature autour du moment structural de l ʼ anthropologie

Introduction.

On commence à pouvoir appréhender comme des événements historiques à part entière les transformations qui ont affecté le champ des sciences humaines au milieu du XXe siècle. Et quand on cherche à les caractériser avec la distance qui convient, cʼest certainement la tentative consistant à rassembler lʼanalyse des phénomènes sociaux sous lʼintelligence de la notion de signe qui ressort le plus souvent comme centre de gravité théorique de ce moment historique295. Et précisément parce que nous en sommes désormais sortis, ce moment semble parfois se présenter avec une harmonie interne idéale, où chaque branche dʼune sémiologie générale naissante explorait les diverses manifestations dʼun symbolisme omniprésent, dont la cohérence nʼétait pas en doute. En sʼaffiliant sous lʼimpulsion de Lévi-Strauss à cette « science de la vie des signes au sein de la vie sociale » dont Saussure avait formé le projet, lʼanthropologie sociale – alors rebaptisée « anthropologie structurale » – semble elle aussi sʼinscrire dans ce projet global. Et pourtant, rien dans lʼœuvre de Lévi-Strauss nʼautorise à rêver un déploiement tranquille du modèle sémiotique et structural en anthropologie. Parce quʼelle entretient avec le modèle linguistique initial des relations souvent problématiques296, et peut-être plus encore parce que la culture ethnologique du comparatisme lʼamène justement à naviguer entre les codes297 plutôt quʼà nʼen explorer quʼun, lʼanthropologie structurale nʼest en aucun cas le simple chapitre dʼune entreprise intellectuelle plus vaste consacrée aux formes et usages du symbolisme.

Un autre aspect de la spécificité anthropologique au regard de ce moment de lʼhistoire des sciences sociales est sans doute que, dans un contexte où le règne du sens était affirmé dans son autonomie la plus franche, cette discipline ne peut faire autrement que de laisser entrer un peu de naturel dans le social. Mais dans quelle mesure ? Sans pour autant se tourner vers un naturalisme fondateur, lʼanthropologie structurale a conservé de son ancrage théorique durkheimien, mais pas seulement, une attention pour le rapport collectif à lʼextériorité naturelle : dans le cadre de cette discipline, lʼadhésion au projet dʼautonomisation épistémologique de lʼanalyse des formations symboliques ne correspond

295

Pour une présentation générale du structuralisme comme phénomène marquant de lʼhistoire intellectuelle française, voir F. Dosse, Histoire du structuralisme, 2 vol., Paris, La Découverte, 1991-1992, et notamment le premier volume, « Le champ du signe, 1945-1966 ».

296

Voir sur ce point lʼarticle de J. Benoist, « Le « dernier pas » du structuralisme : Lévi-Strauss et le dépassement du modèle linguistique », Philosophie, n°98, été 2008, sur lequel nous aurons à revenir.

297

Voir sur ce point la thèse de G. Salmon, Logique concrète et transformations dans lʼanthropologie structurale de C. Lévi-Strauss, Thèse de lʼUniversité Paris I Panthéon-Sorbonne, Paris, 2009. Nous sommes tout au long de ce chapitre redevable de la lecture à la fois rigoureuse et novatrice que propose lʼauteur de la pensée de Lévi- Strauss.

jamais à lʼabandon du non-humain comme domaine non pertinent pour lʼenquête scientifique. Plus radicalement, une des idées présentes tout au long de lʼœuvre de Lévi-Strauss fait des systèmes symboliques des ordres résolument tournés vers lʼextériorité naturelle, comme si la machine symbolique ne fonctionnait que dans ce rapport. Lʼimage désormais dominante de lʼanthropologie structurale exprime en partie cette difficulté éprouvée par cette discipline en général, et cette démarche en particulier, à nʼêtre quʼune science de la culture, ou prioritairement une science de la culture. En effet, Lévi-Strauss est aujourd'hui pour beaucoup le penseur des « relations entre nature et culture », ou plus exactement, du « passage » de lʼune à lʼautre298. Mais si cette image ne trahit pas totalement son œuvre, elle nʼen rend compte quʼimparfaitement, comme le souligne ce jugement beaucoup plus juste et mesuré que propose un de ses lecteurs les plus attentifs :

Le problème de la tension entre la nature et la culture nʼest pas seulement au cœur de lʼanthropologie structurale, il est bien ce qui définit, aux yeux de son fondateur, le domaine dont lʼethnologie sʼoccupe et grâce auquel on peut prétendre à une autonomie au sein des autres sciences de lʼhomme. Pourtant, le statut de cette paire conceptuelle nʼest pas facile à cerner chez Lévi- Strauss : tout à la fois outil analytique, scène philosophique des commencements et antinomie à dépasser, elle est investie par lui dʼune pluralité de significations, parfois contradictoires, qui rendent son emploi hautement productif et son interprétation malaisée.299

Il faut retenir deux aspects de ce propos. Dʼune part, conformément à une idée que lʼon a déjà pu avancer concernant la génération précédente, lʼanthropologie structurale nʼa pas pour simple « objet » la tension entre nature et culture : bien plus radicalement, elle sʼinstalle comme mode de connaissance là même où nature et société entrent en contact, voire, pour anticiper une idée qui sʼamorce dans lʼanalyse des mythes amazoniens et qui sera développée par ses successeurs, perdent une partie de leur pouvoir distinctif. Dʼautre part, la variété des acceptions que connaît ce couple dans lʼœuvre de Lévi-Strauss interdit dʼy voir les bornes délimitant un champ dʼenquête uniforme. Pas plus que dʼautres théoriciens, Lévi-Strauss ne parvient à se rendre parfaitement maître de ces coordonnées théoriques éminemment instables et plurivoques ; mais le profit intellectuel quʼil en tire provient peut-être précisément du fait quʼil nʼa pas cherché à imposer une acception monolithique dʼun couple dont tout lʼintérêt est lié à cette complexité.

Un bref passage de La pensée sauvage nous aidera à prendre nos repères dans ces questions :

298

Témoigne de cela la récente édition des premiers chapitres des Structures élémentaires de la parenté sous le titre Nature, culture et société, Paris, GF-Flammarion, 2008.

299

P. Descola, « Les deux natures de Claude Lévi-Strauss », in Claude Lévi-Strauss, M. Izard (dir.), Paris, LʼHerne, 2004, p. 296.

En premier lieu, les conditions naturelles ne sont pas subies. Qui plus est, elles n'ont pas d'existence propre, car elles sont fonction des techniques et du genre de vie de la population qui les définit et qui leur donne un sens, en les exploitant dans une direction déterminée. La nature n'est pas contradictoire en soi ; elle peut l'être seulement dans les termes de l'activité humaine particulière qui s'y inscrit ; et les propriétés du milieu acquièrent des significations différentes, selon la forme historique et technique qu'y prend tel ou tel genre d'activité. D'autre part, et même promus à ce niveau humain qui peut seul leur conférer l'intelligibilité, les rapports de l'homme avec le milieu naturel jouent le rôle d'objets de pensée : l'homme ne les perçoit pas passivement, il les triture après les avoir réduits en concepts, pour en dégager un système qui n'est jamais prédéterminé : à supposer que la situation soit la même, elle se prête toujours à plusieurs systématisations possibles.300

Le genre de difficultés auxquelles on sʼexpose en cherchant à comprendre le statut du couple nature/culture chez Lévi-Strauss est ici parfaitement illustré et synthétisé. Dans un premier temps, cʼest un appel à la méfiance que lʼon peut lire : toute approche purement causale des relations entre lʼordre de la nature et celui de la culture sera insuffisant. Les déterminations naturelles pesant sur le social sont elles-mêmes médiatisées par le système culturel à partir duquel elles sont reçues, et donc en un sens sélectionnées. Et Lévi-Strauss ne le dit pas ici, mais la réciproque doit également être admise : les « effets » de lʼinscription humaine dans la nature dépendent en retour des possibilités et impossibilités écologiques du milieu en question. Mais le problème subit dans un second mouvement une élévation au carré : non seulement il nʼy a pas de causalité directe entre nature et culture, mais les relations qui se nouent entre ces deux ordres provisionnels de réalité reçoivent elles-mêmes « le rôle dʼobjets de pensée ». Autrement dit, ce qui se passe entre une communauté humaine et son environnement extérieur nʼest pas un processus aveugle et invisible, distribuant à chaque partie un rôle fixe. La médiation entre les deux pôles est saisie par les groupes humains comme un problème dont ils doivent sʼacquitter pour exister véritablement. Or cʼest cette élévation au carré du problème qui fait des relations entre nature et société un domaine dʼenquête si riche, et si rétif aux réductions – et cʼest lʼanalyse des enjeux quʼelle soulève qui fait le profit distinctif de Lévi-Strauss par rapport aux tentatives précédentes. De notre point de vue, la conséquence principale de cette mise en place du problème est que, en dépit dʼun accord fondamental sur la possibilité dʼun science des significations, lʼanthropologie nʼa jamais pu se réaliser comme science « pure » des arrangements symboliques. Puisque ces derniers ont vocation à piloter lʼinscription toute matérielle dʼune communauté humaine dans son milieu, et puisque le fait même de cette inscription y est

300

questionné, lʼanthropologie structurale déborde immédiatement les limites du cadre quʼelle se donne.

Or ces difficultés de la démarche structurale de Lévi-Strauss face au problème de la nature se trouvent en quelque sorte confirmées au-delà dʼelles-mêmes. En effet, concurremment à son déploiement, mais également sous la forme dʼune postérité de sa méthode, lʼanalyse des bases matérielles de la culture a rencontré des difficultés symétriques. Sans avoir à reprendre lʼidée caricaturale dʼune coupure parfaite entre le symbolique et le matériel, on peut concevoir comme un profit théorique marginal du « moment » structural la possibilité dʼune science elle aussi autonome de la dimension matérielle du social. Lʼhéritage conjoint de la tradition de morphologie sociale et de la philosophie marxienne a permis de faire apparaître un champ de recherches apparemment autonome et légitime, et qui en outre a profité de lʼeffet de libération produit par lʼautonomisation de lʼenquête sur le symbolique. Mais pas plus que lʼidéalisme symboliste ne sʼest pleinement réalisé, la perspective inverse sur le social nʼa jamais laissé libre cours à un matérialisme achevé301. Et cʼest précisément cette complémentarité des tensions, de part et dʼautre du champ des sciences sociales, qui nous autorise à concevoir le sens philosophique de ce massif théorique – qui rassemble une certaine géographie humaine, lʼEcole des Annales, puis lʼanthropologie économique – en regard dʼune lecture préalable de Lévi- Strauss. Pour reprendre les termes dʼun des principaux protagonistes de cette aventure intellectuelle, le décollement de lʼidéel et du matériel302 ne sʼest jamais effectué, et la raison en est certainement le caractère indécidable du couple conceptuel sur lequel repose à la fois la distribution des domaines dʼenquête, et la configuration interne de chacun dʼentre eux, à savoir lʼopposition entre le naturel et le social.

301

Ce constat ne vaut, rappelons le, que pour le contexte français. Lʼanthropologie américaine, elle, a laissé libre champ à des approches résolument matérialistes, au sens le plus ferme du terme, sous la forme dʼun renouveau du fonctionnalisme. Nous reviendrons plus loin sur ce point.

302

Chapitre 3.