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b) Le statut de la personne

4. L ʼ hypothèse bergsonienne.

Il nʼest évidemment pas question de revenir ici sur lʼensemble de la contribution bergsonienne à la philosophie de la nature, ni même de faire le bilan des emprunts et déplacements qui caractérisent son rapport à la pensée sociale282. Cʼest un point beaucoup plus restreint que lʼon cherche à éclairer, et qui pourrait se formuler ainsi : que se passe-t-il quand la question des rapports collectifs à lʼenvironnement naturel, et notamment la spiritualisation de la nature par laquelle passent bien souvent ces relations, est reprise sous la forme dʼune problématisation de la nature elle-même ? La théorie sociale, dans la mesure où elle est traversée par un questionnement latent sur le statut de lʼextériorité constituante, gagne-t-elle à renouer avec le point de vue englobant qui en philosophie est traditionnellement fourni par lʼidée de nature ? Lʼintérêt que présente la pensée de Bergson est à cet égard double. Dʼune part, elle entretient avec la pensée sociale française une certaine familiarité : Bergson a lu Comte, Durkheim, mais aussi Lévy-Bruhl, et fait de ces derniers des acteurs tout à fait essentiels de sa réflexion dans Les deux sources de la

morale et de la religion. Dʼautre part, et de manière paradoxale, il nʼaccepte jamais de

concevoir le social comme un repère conceptuel (et historique) dominant, susceptible de faire graviter autour de lui les autres dimensions de la pensée : dans un geste qui caractérise peut-être à lʼépoque lʼattitude philosophique en général par rapport celle de la sociologie, il considère encore la dynamique sociale comme le sous-produit de processus ontologiques premiers, et que justement il appelle en général « nature ». Bergson est donc dans une situation marginale par rapport à la tradition intellectuelle qui nous intéresse, mais cʼest précisément cette situation qui le rend intéressant, puisquʼelle est susceptible dʼéclairer à distance la fécondité conceptuelle qui est la sienne.

Dans le chapitre premier des Deux sources, Bergson semble dʼabord adopter certains des principes fondamentaux de la pensée sociologique alors dominante en France : en affirmant que la société est « immanente à chacun de ses membres »283, il fait sienne une conception forte de lʼintégration sociale de lʼindividu ; et en accordant une grande importance au couple notionnel de lʼinterdit et de lʼobligation, il reconnaît également le social comme un

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Pour un bilan sur ce second point, voir F. Keck, « Bergson et lʼanthropologie. Le problème de lʼhumanité dans Les deux sources de la morale et de la religion », in F. Worms (dir.), Annales bergsoniennes, vol. 1, Bergson dans le siècle, Paris, PUF, 2002. Sur le rapport à Durkheim plus spécialement, voir J. Vialatoux, De Durkheim à Bergson, Paris, Bloud & Gay, 1939.

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ordre de détermination analytiquement indépendant et faisant force de loi. Bergson penche toutefois vers une conception littérale du « naturalisme » sociologique en cherchant par la suite à combler lʼespace qui se creuse nécessairement entre lʼordre des causes naturelles et celui des loi sociales, c'est-à-dire apparemment artificielles : il ne se contente donc pas dʼannoncer, comme le font Durkheim et Mauss, que le social nʼest pas « un empire dans un empire », mais il se met en quête dʼune théorie capable de rendre compte de cette articulation. Ainsi la raison investie par les acteurs sociaux pour entretenir lʼéquilibre collectif doit-elle être une raison seconde, un ordre de justification dérivé dʼun domaine de nécessité plus fondamental échappant fatalement aux consciences comme à lʼanalyse sociologique, et que seule la philosophie peut reconquérir. Or cette solution de continuité entre nature et société, cʼest à ses yeux dans la religion quʼil faut la chercher, et non pas dans une sociologie ou une anthropologie religieuse, mais dans une philosophie de lʼefficacité religieuse284 : chez Bergson, la religion nʼest donc pas une simple institution sociale, ni même une institution élémentaire, elle est ce qui ancre directement le social dans la nature dès lors quʼelle fait lʼobjet dʼune investigation philosophique.

Mais la pensée de Bergson ne sʼattache pas seulement à renouer abstraitement les liens entre un fonds naturel productif et des artifices sociaux qui bourgeonnent à partir de lui : il considère en effet que certaines formes sociales témoignent dʼune grande proximité à la nature, ce qui fait dʼelles des terrains privilégiés pour voir à lʼœuvre ce principe de continuité quʼest la religion. La théorie philosophique du social « naturalisé » est donc également une théorie des rapports collectifs à la nature, dans la mesure où le déploiement dʼune nature- principe sous lʼespèce du social ne se voit nulle part mieux que dans des conditions où le social est censé se vivre en continuité avec une nature-extériorité. Voici le passage où se joue cette superposition :

Plus une société est voisine de la nature, plus large y est la part de lʼaccident et de lʼincohérent. Or rencontre chez les primitifs beaucoup dʼinterdictions et de prescriptions qui sʼexpliquent par de vagues associations dʼidées, par la superstition, par lʼautomatisme. Elles ne sont pas inutiles, puisque lʼobéissance de tous à des règles, même absurdes, assure à la société une cohésion plus grande. Mais lʼutilité de la règle lui vient alors uniquement par ricochet, du fait quʼon se soumet à elle. Des prescriptions ou des interdictions qui valent par elles-mêmes sont celles qui visent positivement la conservation ou le bien-être de la société. Cʼest à la longue, sans doute, quʼelles se sont détachées des autres pour leur survivre. Les exigences sociales se sont alors coordonnées entre elles et subordonnées à des principes. Mais peu importe. La logique pénètre bien les sociétés actuelles, et celui-là même qui ne

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Ibid., p. 6 : « La religion achève donc de combler à nos yeux lʼintervalle, déjà rétréci par les habitudes du sens commun, entre un commandement de la société et une loi de la nature. »

raisonne pas sa conduite vivra, sʼil se conforme à ces principes, raisonnablement.285

Lʼessentiel des développements contenus dans le chapitre sur « La religion statique », ou du moins ceux qui nous concernent ici, sont contenus en germe dans ce passage très dense. En quelque sorte, Bergson y décrit le fonctionnement dʼune société « sortie de lʼœuf », c'est-à-dire qui se trouve confrontée à une nature hostile et « incohérente », pour reprendre son terme, mais à laquelle elle est contrainte de faire face avec ses instruments intellectuels natifs. La suite du texte le confirme : Bergson songe ici à toutes ces croyances irrationnelles que les sociétés dites primitives cultivent à propos de la nature286, que les voyageurs et ethnologues rapportent, et où elles tirent lʼessentiel de leur prescriptions et interdictions. Animisme, fétichisme, totémisme, toutes les religions « naturelles » que Bergson a pu rencontrer dans ses lectures ont cela de commun quʼelles transcendent leur apparente absurdité de contenu en remplissant la fonction essentielle de la règle, à savoir « assure[r] à la société une cohésion plus grande ». Fondées sur de fausses conceptions de la nature, ces principes religieux nʼen sont pas moins des règles sociale valides et efficaces, puisquʼils maintiennent lʼunité de la nature, autrement dit sa « conservation ». Faute de sʼappuyer sur une conformité scientifique ou philosophique, à la nature elle-même, ces règles permettent au moins une conformité sociale qui, si elle nʼest pas totalement rationnelle, est au moins « raisonnable »287.

Les rapports collectifs à la nature satisfont donc à une logique surplombante qui informe la structure des sociétés et la mentalité de ses acteurs sans y apparaître telle quelle, et dont la lisibilité tient à deux éléments : dʼune part, la nature est réputée avoir une « intention »288 à partir de laquelle sʼordonne lʼensemble des phénomènes, et dʼautre part, le philosophe est censé être capable de pénétrer cette intention pour y rapporter le contenu de son expérience289. Cʼest ensuite autour de la notion de fabulation, ou de fiction, que les

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Les deux sources, p. 18.

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On pourra à cet égard rappeler les premières lignes du second chapitre : « Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour lʼintelligence humaine. Quel tissu dʼaberrations ! Lʼexpérience a beau dire « cʼest faux » et le raisonnement « cʼest absurde », lʼhumanité ne sʼen cramponne que davantage à lʼabsurdité et à lʼerreur. Encore si elle sʼen tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire lʼimmoralité, imposer des crimes. Plus elle est grossière, plus elle tient matériellement de place dans la vie dʼun peuple. », p. 105.

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Ce moment de la pensée bergsonienne est lʼun de ceux où lʼinfluence de Comte est la plus visible. Lʼidée selon laquelle la cohésion sociale est prioritaire sur le contenu des représentations est en effet une des idées centrales du Cours, comme on lʼa vu plus haut.

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Ibid., p. 21, puis p. 114, où Bergson précise lʼemploi de ce terme. Il sʼagit en effet dʼune « métaphore » commode, qui permet de dire lʼorientation fondamentale des phénomènes naturels, ou leur téléologie immanente, sans toutefois quʼun véritable projet ne lui attribué.

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Lʼécart qui se creuse entre Bergson et la sociologie concerne donc peut-être moins les thèses défendues que le mode de connaissance recherché : alors quʼil fait crédit à Durkheim dʼune juste analyse des représentations collectives, Bergson considère quʼil prend le relais là où sʼarrête la sociologie, c'est-à-dire en posant la question du « pourquoi ». Voir ibid., p. 107-108.

croyances irrationnelles des primitifs vont pouvoir être ramenées dans le droit chemin dʼune intention naturelle : lʼuniformité de la nature va pouvoir être sauvée, non pas en dépit de ce qui pourrait sembler la condamner, mais au contraire à partir de cette menace apparente. En effet, cʼest cette notion, ou plus exactement cette faculté de lʼesprit humain, qui permet de combler le fossé entre le pouvoir dissolvant de la raison humaine et lʼexigence dʼunité de la nature290. On est ici pris de vertige : la nature invente dans le même temps la raison et son contre poison, c'est-à-dire le dispositif qui permet dʼen limiter les effets avant que son déploiement ne soit parfaitement ajusté aux exigences sociales ; ainsi elle se contredit elle- même et trouve le moyen de suppléer à cette contradiction en dupant une partie dʼelle- même : la religion est « une réaction défensive de la nature contre lʼintelligence »291, pourtant elle-même naturelle, quoiquʼen un sens différent. Sans doute y a-t-il dans cette séquence argumentative une tonalité rousseauiste : la nature sʼexprime sur un mode fondamentalement paradoxal, et cʼest toute sa grandeur que dʼoffrir à lʼhomme lʼoccasion de faire preuve de ses caractères propres, qui sont en même temps un hommage qui lui est rendu. Mais lʼessentiel pour nous est ici que, à travers cette mise en place conceptuelle, lʼensemble des croyances irrationnelles primitives trouve une explication : en attribuant à la nature ou à certains de ses éléments une âme, un pouvoir actif, ou comme il le dit une « personnalité fragmentaire »292, les hommes se contraignent à vivre selon des règles qui les tiennent réunis, et qui ne les tiennent réunis que parce quʼelles les associent à la nature extérieure.

Puisque la nature nʼa pas pourvu à la satisfaction de ses propres fins sur le mode de lʼinstinct – mécanisme réservé à lʼanimal293 – elle doit récupérer sa propre cohésion sur un autre plan, celui de la croyance et de la religion. Esprits animaux, filiations totémiques, identifications morales, etc., tous ces phénomènes traditionnellement rapportés par lʼethnologie viennent donc sʼinscrire dans un schéma évolutif qui fournit en quelque sorte une sur-rationalité aux faits sociaux : ceux-ci ne manifestant que déraison et aberration, leur sens

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Voici comment Bergson met en place ce rapport : « Or, quʼeût fait la nature, après avoir créé des êtres intelligents, si elle avait voulu parer à certains dangers de lʼactivité intellectuelle sans compromettre lʼavenir de lʼintelligence ? Lʼobservation nous fournit la réponse. […] Une fiction, si lʼimage est vive et obsédante, pourra précisément imiter la perception et, par là, empêcher ou modifier lʼaction. Une expérience systématiquement fausse, se dressant devant lʼintelligence, pourra lʼarrêter au moment où elle irait trop loin dans les conséquences quʼelle tire de lʼexpérience vraie. Ainsi aurait donc procédé la nature. », ibid., p. 112-113.

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Ibid., p. 128. Cette formule nʼest que la reprise de lʼénoncé canonique présenté plus haut : « Envisagée de ce premier point de vue, la religion est donc une réaction défensive de la nature contre la pouvoir dissolvant de lʼintelligence. », p. 127. On pourra remarquer que Bergson nous donne ici un exemple particulièrement parlant du statut philosophique que nous avons préalablement reconnu à lʼidée de nature, à savoir de rendre possible des contradictions et des paradoxes.

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Ibid., p. 130-131.

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Voir ibid., p. 125 : « Pour assurer à ces groupements la cohésion voulue, la nature disposerait dʼun moyen bien simple : elle nʼaurait quʼà doter lʼhomme dʼinstincts appropriés. Ainsi fit-elle pour la riche et pour la fourmilière. Son succès fut dʼailleurs complet : les individus ne vivent ici que pour la communauté. »

doit être recherché au delà dʼeux-mêmes, sous la forme dʼune problématisation interne de la nature. Et cʼest là le point quʼil fallait identifier. Quasiment arrivé à la fin de son exposition sur la religion statique, Bergson écrit :

Partant dʼune nécessité biologique, nous cherchons dans lʼêtre vivant le besoin qui y correspond. Si ce besoin ne crée pas un instinct réel et agissant, il suscite, par lʼintermédiaire de ce quʼon pourrait appeler un instinct virtuel ou latent, une représentation imaginative qui détermine la conduite comme eût fait lʼinstinct. À la base du totémisme serait une représentation de ce genre.294

Le totémisme, et avec lui dʼautres institutions dites primitives du même type, apparaît au terme du raisonnement comme une simple phase évolutive, qui se caractérise par une solidarité des humains avec la nature. Chez Bergson comme dans lʼécole durkheimienne de sociologie et dʼanthropologie, le social exprime donc malgré lui sa dépendance à lʼégard de lʼextériorité naturelle ; et chez le premier comme chez les seconds, cette solidarité nʼest que la préparation dʼun mode dʼarticulation plus satisfaisant, placé sous lʼégide de la science et de la philosophie, que lʼon peut appeler modernité. Autrement dit, Bergson appartient à la séquence historique et problématique que lʼon cherche ici à éclaircir, car il identifie clairement le problème soulevé par les conceptions « non conventionnelles » – du moins de notre point de vue – de la nature. Seulement, il refuse de concevoir ces éléments dʼobservation comme lʼoccasion dʼune problématisation du social comme tel : les diverses expressions de la vie collective sont toujours en situation intermédiaire par rapport à un fonds ontologique premier et sa propre réalisation téléologique.

Cette façon de voir a ses raisons, y compris de notre point de vue : devant les difficultés que soulève lʼidentification des faits sociaux comme des réalités bien découpées, et bien séparées de la nature, lʼidée dʼen revenir à la nature comme phénomène englobant et donc comme repère théorique mieux assuré a de quoi convaincre. Mais cʼest aussi une manière de renoncer à lʼambition propre de la raison sociologique et anthropologique : la nécessité matérielle et symbolique que rencontrent les sociétés humaines et qui consiste à sʼinscrire dans un milieu quʼelle ne sont pas, mais où se joue une partie de leur production et de leur reproduction, cette nécessité a dʼabord été conçue comme un fait social. Autrement dit, en dépit du trouble catégoriel ainsi créé, cʼest lʼorganisation des humains en communautés qui représente le point dʼappui et lʼobjet de perplexité pour la pensée. Bergson constitue donc lʼexemple saillant, et peut-être même le seul cas de ce type, dʼune démarche intellectuelle qui épouse un temps les préoccupations anthropologiques de son temps pour imposer ensuite un domaine de problématisation radicalement étranger à ce type dʼenquête.

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Et cʼest pour cette raison que nous avons brièvement reconstitué son argument : pour montrer la spécificité du problème sociologique et anthropologique du rapport collectif à la nature, qui ne se réduit pas à un sous produit dʼune philosophie de la nature de facture classique, quoique informée par des lectures ethnologiques.

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Nous clôturons ici la séquence dédiée à lʼanthropologie de Durkheim et à ses contrecoups sur la pensée sociale française. Lʼenjeu principal aura été de circonscrire lʼespace problématique sur lequel se déploie la question des relations collectives à lʼenvironnement naturel. À cet égard, et sans prétendre à un effet de révélation théorique, il faut bien reconnaître que ce problème apparemment mineur prend une ampleur conceptuelle saisissante, puisque lʼensemble ou presque des questions débattues par la théorie sociale sʼy trouvent impliquées. Lʼorganisation sociale, les représentations collectives, le statut de la personne, la morphologie sociale, mais aussi le statut réflexif de la rationalité sociologique et ethnologique, la plupart des grands chapitres de la science sociale sont susceptibles dʼêtre relus à partir de cette question, qui en outre incite à ne pas les tenir pour indépendants les uns des autres. Toutefois, le moins que lʼon puisse dire est quʼen dépit dʼun accord assez large sur les standards de rationalité dans lʼanalyse sociologique, aucune théorie explicite ne se dégage quant à la prise en charge de ce que nous avons appelé la dépendance matérielle et symbolique du social à lʼégard de la nature – ou plus exactement de « sa » nature. Plus encore, la mise à lʼépreuve du modèle dʼintelligibilité dominant à travers les cas de la Chine et de la Grèce classiques, mais aussi de la Mélanésie, est de nature à rendre sceptique quand à une synthèse théorique définitive, et surtout si celle-ci provient de la philosophie. Autant dire que le problème nʼest pas clos, et que la question des relations collectives à la nature promet encore une belle résistance à la pensée sociale à lʼheure où ses modèles théoriques connaissent de profonds bouleversements.