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La démarche de contre-objectivation de Lévi-Strauss peut présenter la faiblesse de sʼappuyer sur une vision de la science trop générale, trop distante, et de laisser dans lʼindétermination lʼidée pourtant propre à la tradition sociologique française selon laquelle la rationalité scientifique est un fait social de première importance. En effet, on peut voir dans lʼopposition entre le bricoleur et lʼingénieur une distinction très générale, qui ne fait peut-être pas justice à tout ce que lʼactivité scientifique a de complexe. Mais plutôt quʼune distance, cette conception exprime en réalité une façon de sʼintéresser au fait scientifique qui consiste à mettre au premier plan les opérations effectivement très générales, parce que liminaires, destinées à établir les contours de son objet. Ce serait donc moins lʼactivité que lʼesprit scientifique, qui serait mis en question. Or un aspect essentiel de lʼesprit de la science moderne consiste en ce quʼon pourrait appeler une critique du sensible. Tout à fait caractéristique de lʼorganon cartésien est la nécessité, non seulement de se défier de la sensation prise comme telle, mais plus encore, parce que cette entreprise traverse toute son

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PS, p. 48.

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Ce qui suit doit beaucoup aux analyses que mène G. Salmon dans son travail de thèse déjà évoqué, en particulier les chapitres 5 et 6, ainsi que dans lʼarticle intitulé « Les incongruités de la pensée symbolique », Philosophie, n°98, 2008.

œuvre, de sʼen remettre à des principes régulant lʼutilisation des données sensibles, après tout indispensables. Descartes écrit ainsi au terme de la quatrième des Regulae :

Pour moi, comme jʼai conscience de ma faiblesse, jʼai décidé dʼobserver résolument un ordre tel dans la recherche de la connaissance des choses que commençant toujours par les plus simples et les plus aisées, je ne poursuive jamais jusquʼà dʼautres, avant quʼil ne mʼapparaisse plus rien à espérer de ces mêmes.339

La domestication du sensible quʼest éminemment la méthode passe donc par un protocole dʼobservation, censé garantir que les données empiriques ne se présentent jamais en ordre dispersé, mais toujours selon lʼordre de la simplicité. Après Descartes, toute une tradition philosophique poursuivra cette conception de la science comme discipline dʼorientation de lʼexpérience, parfois jusquʼà y voir lʼoubli de ce que pourrait avoir dʼauthentique, ou de premier, un rapport au monde reposant sur lʼinscription vivante et sensible du corps dans lʼespace de ses repères spontanés340. Mais si Lévi-Strauss semble bien sʼaccorder à une vision méthodiste de la science quand il retient comme critère fondamental de son déploiement le type dʼobjets auxquels elle se rapporte, et non les opérations intellectuelles quʼelle introduit, il ne se hasarde en revanche jamais à imaginer ce que serait lʼinscription authentique de lʼhomme dans le monde. Plus éclairant serait un parallèle avec les réflexions proposées par Foucault dans Les mots et les choses. En effet, Foucault lui non plus ne voit pas le centre de gravité de la science moderne dans lʼobjectivation mathématique, ou lʼaccumulation de découvertes empiriques nouvelles, mais dans une transformation qui affecte le regard lui-même :

Lʼhistoire naturelle nʼest pas devenue possible parce quʼon a regardé mieux et de plus près. Au sens strict, on peut dire que lʼâge classique sʼest ingénié, sinon à voir le moins possible, du moins à restreindre volontairement le champ de son expérience. Lʼobservation, à partir du XVIIe siècle, est une connaissance sensible assortie de conditions systématiquement négatives. Exclusion, bien sûr, du ouï-dire ; mais exclusion aussi du goût et de la saveur, parce quʼavec leur incertitude, avec leur variabilité, ils ne permettent pas une analyse en éléments distincts qui soit universellement acceptable. Limitation très étroite du toucher à la désignation de quelques oppositions assez évidentes (comme celle du lisse et du rugueux) ; privilège presque exclusif de la vue, qui est le sens de lʼévidence et de lʼétendue, et par conséquent dʼune analyse partes extra partes admise par tout le monde […]. Et encore tout nʼest-il pas utilisable dans ce qui sʼoffre au regard : les couleurs, en particulier, ne peuvent guère fonder de comparaisons utiles. Le champ de visibilité où

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Descartes, Règles utiles et claires pour la direction de lʼesprit en la recherche de la vérité, trad. et annotation J.-L. Marion, La Haye, M. Nijhoff, 1977.

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Voir par exemple Husserl, « Lʼarche-originaire terre ne se meut pas », dans La terre ne se meut pas, Paris, Minuit, 1989.

lʼobservation va prendre ses pouvoirs nʼest que le résidu de ces exclusions : une visibilité délivrée de toute autre charge sensible et passée de plus à la grisaille. Ce champ, beaucoup plus que lʼaccueil enfin attentif aux choses elles-mêmes, définit la condition de possibilité de lʼhistoire naturelle, et lʼapparition de ses objets filtrés : lignes, surfaces, formes, reliefs.341

Lʼopération négative qui affecte le regard trouve ici son sens dans sa capacité à construire un champ épistémique où les variables pertinentes sont en nombre limité, et forment ainsi un ensemble susceptible dʼêtre saisi comme un système. La classification linnéenne, caractéristique de cette démarche, établit donc une fois pour toutes le registre des termes classificatoires sous lʼautorité desquels les différentes espèces viendront ensuite sʼordonner, à savoir : « forme des éléments, quantité de ces éléments, manière dont ils se distribuent dans lʼespace les uns par rapport aux autres, grandeur relative de chacun »342. Lʼinterprétation foucaldienne des classifications linnéennes complète pour ainsi dire la symétrie proposée par Lévi-Strauss, dans la mesure où elle rend tout à fait manifeste la différence profonde qui existe entre les divers régimes de traitement du sensible. Le point commun à la méthode cartésienne, dont on considère souvent quʼelle se résout dans lʼadoption du modèle mathématique, et la théorie linnéenne des structures, dont lʼobjet échappe par nature à une géométrisation stricte, réside dans le fait de ramener « tout le champ du visible à un système de variables, dont toutes les valeurs peuvent être assignées, sinon par une quantité, du moins par une description parfaitement claire et toujours finie »343. Lévi-Strauss et Foucault décrivent tous deux les régimes de connaissance à travers la notion de « valeur » : pour donner forme à notre expérience du monde, il faut quʼun certain nombre de choses, de propriétés de choses ou dʼidées entrent dans un système de relations internes, où chacune trouve sa place en référence aux autres. Or, si dʼun côté ce système est établi a priori sous la forme dʼun registre de concepts directeurs, de lʼautre, ce sont les éléments empiriques eux-mêmes qui ont vocation à endosser ce rôle. En dʼautres termes, les catégories classificatoires sont homogènes aux contenus classés, et cʼest pour cette raison que le principe dʼune classification sauvage ne se postule pas : tous les éléments du réel étant égaux devant lʼexpérience, lʼélection de lʼun ou de lʼautre au rang de terme classificatoire nʼest soumise à aucune contrainte objective, mais seulement à celle que représente lʼexigence de cohérence interne du système des différences ainsi produites, qui elle est a posteriori.

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Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 144-145. On ne peut que regretter que Foucault n'ait pas lui-même cherché à éclairer l'affinité qui existe entre cette lecture de la science moderne et l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss, d'une part, et d'autre part l'étude des savoirs non occidentaux.

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Ibid., p. 146.

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On comprend mieux, dès lors, pourquoi la démarche dʼobjectivation symétrique des régimes de connaissance permet à Lévi-Strauss de reléguer définitivement les conceptions classiques du totémisme au rang de théories obsolètes. Les qualités sensibles susceptibles dʼêtre retenues comme catégories classificatoires fournissant elles-mêmes la seule et unique armature des systèmes de représentation du monde344, ceux-ci ne peuvent légitimement être interprétés comme une confusion du naturel et du social. Plutôt que dʼune illusion, dʼune erreur, ou même dʼune projection, il faudrait plutôt parler dʼune superbe ignorance : à lʼévidence, rien nʼinterdit en effet que ces valeurs classificatoires soient associées à des espèces vivantes, des règles sociales, des météores, des propriétés du corps humain, etc. Le fait que lʼesprit parvienne à résoudre tous ses problèmes avec les seules ressources de la perception sensible345 dispense lʼanalyse de chercher une quelconque forme de superposition de ces savoirs avec le couple du naturel et du social, ou de lʼhumain et du non- humain : la qualification dʼune chose comme naturelle, ou sociale, relève en effet dʼun traitement conceptuel des données sensibles qui nʼa pas sa place dans le genre de savoirs auxquels sʼintéresse Lévi-Strauss. Le profit théorique de la démarche symétrique, ou comparative, entre deux grands modes de connaissance, peut donc être interprété comme suit : en focalisant son attention sur la façon dont, dʼun côté comme de lʼautre, lʼattention au monde se trouve orientée, et comment les termes classificatoires sont élaborés, Lévi-Strauss permet de comprendre que, en fonction justement de la nature de ces termes mêmes, des différences considérables apparaissent entre le genre de relations autorisées par chaque système. Selon le type de traitement que lʼon fait subir au sensible, les relations établies sont soit raréfiées, c'est-à-dire limitées autant dans leur forme que dans le genre de choses auxquelles elles sʼappliquent, soit libérées, ou désinhibées, parce que tout peut être tour à tour classé et classificatoire346, et aucune barrière de genre ne limite en principe le jeu des associations, ressemblances ou contiguïtés.

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Sur le statut du sensible, et le rôle que jouent les qualités dans la « philosophie de la connaissance » structurale, voir C. Imbert, « Qualia », in M. Izard (dir.), Claude Lévi-Strauss, Paris, lʼHerne, 2004, p. 432-441.

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On emprunte ici la formule à G. Salmon : « En sʼautorisant à jouer avec plusieurs plans, la pensée sauvage rejoint la démarche du bricoleur : parce quʼelle exploite toutes les propriétés du répertoire dʼobjets concrets dont elle dispose, elle réussit à résoudre tous les problèmes quʼelle pose avec les ressources finies de la perception sensible. » Logique concrète et transformations dans l'anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, p. 454.

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Lévi-Strauss écrit, à propos des processus qui affectent le bricolage : « Dans cette incessante reconstruction à lʼaide des mêmes matériaux, ce sont toujours dʼanciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens : les signifiés se changent en signifiants, et inversement. » PS, p. 31.