• Aucun résultat trouvé

On a pu se convaincre à la lecture de Mauss que lʼeffort pour caractériser les faits sociaux à travers leur référence à des éléments naturels a bien vite dépassé le strict cadre du totémisme. Ou plus exactement, ce terme de « totémisme » a fini par fonctionner en un sens affaibli comme un attracteur sémantique pour désigner un ensemble de problèmes aux contours relativement indistincts, mais tous liés à la façon dont les sociétés primitives prennent en charge le monde extérieur, la nature, les choses. Mais lʼapparition du modèle de lʼéchange, qui est souvent considéré comme un tournant dans lʼhistoire de lʼanthropologie en France, ne doit pas être considérée comme le signe dʼun effacement progressif et inéluctable de cette version dès lors périmée du problème que serait lʼenquête sur lʼ « identification ». Dʼabord, comme on lʼa vu, parce que Mauss cherche encore lui-même à la résoudre par de nouvelles voies, et surtout parce que cette question a rebondi dans lʼouvrage dʼune importance capitale quʼest Do Kamo, La personne et le mythe dans le monde mélanésien253, de Maurice Leenhardt.

En dépit de certains aspects « archaïsants » liés à la condition de missionnaire de lʼauteur, aspects qui tranchent nettement dans une époque où lʼanthropologie française déployait de plus en plus dʼefforts vers des critères de scientificité, cet ouvrage conserve une puissance théorique remarquable parce quʼil est le premier à placer lʼaccent de manière aussi nette sur la question de la personne et de son statut. Leenhardt sʼinterroge sur le statut exact de cette notion au regard des conceptions de la vie, du corps, de la parenté ou encore du mythe qui lui sont associées, et plus encore, à partir desquelles elle prend sens. Lʼintérêt de cette réflexion, dans le contexte où elle intervient, réside dans le fait quʼelle approche en quelque sorte à rebours un thème dominant de la science sociale, et ce depuis son instauration comtienne, à savoir la notion dʼesprit254. En effet, lʼessentiel des recherches menées jusquʼalors avaient suivi une voie consistant à dévoiler la forme et la signification de

253

Do Kamo, La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, 1947, republié dans la collection « Tel » en 1985. Nous utilisons cette dernière édition. Maurice Leenhardt peut être considéré comme un des premiers, voire le premier, ethnologue de terrain français. Il a passé vingt-cinq ans en Nouvelle-Calédonie de 1902 à 1927, et a été à son retour à lʼorigine de la création de la Société des Océanistes et avec Paul Rivet du Musée de lʼHomme. A ce titre, il a joué un rôle décisif dans lʼinstitutionnalisation de lʼethnologie comme discipline académique en France.

254

lʼesprit dans ses instanciations que lʼon pourrait dire contre-intuitives, ou « irrationnelles », que sont les croyances totémiques, fétichistes, ou animistes – comme on voudra. Do Kamo effectue le chemin inverse, puisquʼil sʼintéresse à la façon dont lʼesprit pénètre la personne humaine, c'est-à-dire cette chose dont il est a priori évident quʼelle en soit dotée. En effet, Leenhardt sʼinscrit tout à fait dans une tradition de pensée pour laquelle lʼattribution de qualités mentales à des éléments non-humains constitue le fond commun des pensées non modernes, mais il redouble en quelque sorte cette attitude théorique très générale en montrant que lʼattribution de ces qualités aux individus humains dépend totalement des relations qui sʼinstaurent entre lui et une substance spirituelle plus large et plus circulante. En ce sens, Leenhardt ne fait que retrouver et développer une idée que Durkheim élaborait déjà dans Les formes élémentaires de la vie religieuse : bien loin quʼil faille y voir le principe à partir duquel tous les êtres spirituels sont conçus, lʼâme individuelle « est le produit dʼune formation secondaire »255, le résidu dernier dʼun processus de particularisation affectant lʼesprit sous sa forme diffuse et universelle. Lʼautre référence théorique présente dans cet ouvrage est la notion de participation telle quʼelle a été développée par Lévy-Bruhl256. Elle permet à Leenhardt de porter lʼaccent sur la dimension affective de la causalité qui préside à la construction des croyances mythiques, et ainsi de rendre compte dans un style quasiment phénoménologique de la tonalité de lʼexpérience indigène257. Mais à partir de ces conceptions générales, Leenhardt mène une étude ethnographique détaillée sur lʼâme canaque, où il tente de restituer toute la richesse du parcours mythique quʼelle traverse avant de sʼarrêter enfin dans ce quʼil rend par « lʼhomme en son authenticité », à savoir do

kamo258.

Les premiers éléments rapportés par Leenhardt concernent la conception du corps. Celle-ci passe par un « mythe de lʼidentité »259 qui reste foncièrement informulé, et qui prend la forme dʼun identification du corps au monde végétal :

Est-ce un effet du hasard si la majorité de ces noms des parties internes du corps procède du règne végétal ? Sʼagit-il seulement dʼanalogies de formes ? Ou y a-t-il dans ce fait une signification profonde quʼil faille dégager ? Il nʼy a nul hasard dans cette nomenclature végétale. Elle révèle seulement entre lʼhomme et lʼarbre une identité de structure et une identité de substance.260

255

Formes, p. 343.

256

La notion de participation, ainsi que celle de « loi de participation », apparaît dans Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, F. Alcan, 1910.

257

Leenhardt insiste beaucoup sur lʼidée du « vécu ». Il écrit ainsi : « On ne peut objecter à ce qui est vécu. », Do Kamo, p. 66. 258 Ibid, p. 44. 259 Ibid., p. 63. 260 Ibid., p. 62.

Lʼanalogie formelle que lʼon peut imaginer entre un corps humain et le règne végétal, entre chacune de ses parties et telle ou telle plante, ne suffit pas, aux yeux de Leenhardt, pour rendre compte de ce que cette identification a de prégnant dans lʼexpérience mélanésienne. Car en effet, la première solution qui se présente à lʼesprit pour rationaliser ces attitudes mentales consiste à y voir une projection anthropomorphique.

Lʼon pourrait avancer que ce vocabulaire commun à lʼhomme et à la plante procède moins dʼune identité initiale que dʼune vue anthropomorphique du monde. Lʼhomme se projette dans le monde et une vue anthropomorphique de celui-ci lʼaide à se retrouver dans ses détails, à les rapporter à lui, et à les nommer. Lʼobjection est importante. Mais elle concerne des cultures déjà sécularisées et évoluées. Le Mélanésien est loin de ce stade. Il ne rapporte pas à soi la nature : il nʼen a pas une vue anthropomorphique.261

Il faut bien remarquer, ici, que lʼauteur identifie clairement lʼargument anthropomorphique comme un effet ethnocentrique : pour rapporter la nature à soi, encore faut-il dʼabord avoir lʼidée de son existence distincte. La participation doit donc être recherchée à un niveau plus archaïque du vécu, comme sa forme même :

Quand lʼhomme vit dans lʼenveloppement de la nature, et ne sʼest pas encore dégagé dʼelle, il ne se répand pas dans celle-ci, mais il est envahi par elle, et cʼest au travers dʼelle quʼil se connaît.262

En deçà du partage entre sujet et objet, la description du vécu canaque relève de lʼexpérience de pensée, car elle interdit de sʼen remettre aux propriétés distinctives, si structurantes pour nous, du sensible et du senti. Cette « vibration du monde »263, dont Merleau-Ponty cherchera plus tard à restituer la constitution phénoménologique indépendamment de toute inscription culturelle donnée quand il écrira « Mon corps est la même chair que le monde », tisse la trame dʼune sensibilité commune aux choses et aux hommes, dont on voit bien quʼelle ne peut être que très maladroitement rendue à travers le cadre rationaliste fourni par Durkheim. En se plaçant à même le vécu, Leenhardt ne prétend donc pas seulement inventer un mode de pensée nouveau, fondé sur cette empathie ethnographique où certains ont voulu voir la préfiguration dʼun ethnologie rénovée264, mais il intervient au cœur même des discussions anthropologiques. Car si lʼidée dʼune projection

261

Ibid., p. 66. Cette idée est ensuite développée : « Il nʼy a pas de parallélisme de vie entre le corps humain et le végétal, mais seulement une identité de substance. Si le Canaque parlait par analogie ou par anthropomorphie, nul doute quʼil aurait été jusquʼau bout de lʼanalogie ou de lʼanthropomorphie, et il aurait dit, dans son langage, que lʼarbre, analogue à lʼhomme, comme lui meurt. Mais sa langue ne révèle aucune pensée de ce genre ; on ne dit jamais quʼun arbre est mort. », ibid., p. 67.

262

Ibid., p. 67. Il ajoute plus loin : « Ce nʼest pas lui, par exemple, qui a découvert lʼarbre, mais bien lʼarbre qui sʼest révélé à lui. », p. 121.

263

Ibid., p. 68.

264

Comme cʼest le cas de James Clifford, Person and myth. Maurice Leenhardt in the Melanesian World, Berkeley, University of California Press, 1982.

anthropomorphique est exclue, il est clair quʼil en va de même dʼune projection sociocentrée, comme celle que Durkheim et Mauss tentaient de décrire en 1902. En réalité, le problème est le même : il nʼest pas possible de faire jouer une différenciation entre le naturel et le social alors même que lʼexpérience individuelle comme collective est toute entière pénétrée par ce jeu dʼéchos et dʼidentifications. Au modèle projectif, dans lequel deux termes doivent être distingués, se substitue donc celui dʼune circulation indéfinie de la substance spirituelle dans des formes différentes, et qui par sa circulation même confère leur place et leur sens aux éléments quʼelle touche : « Le kamo est un personnage vivant qui se reconnaît moins à son contour dʼhomme quʼà sa forme, on pourrait dire à son air dʼhumanité »265.

Le dépassement du modèle projectif représente donc un geste à la fois épistémologique, puisquʼon ne peut sʼen remettre à la primauté du social pour expliquer les croyances totémiques, et ontologique, dans le sens où il permet de prendre la mesure dʼun monde où la constitution du réel nʼobéit pas aux mêmes règles quʼici. Et toute la portée de ce geste se révèle au mieux dans sa fécondité en termes dʼanalyse anthropologique. Leenhardt considère en effet que lʼensemble des faits de structuration sociale, et notamment les faits de parenté, doivent être ramenés à ce vécu mythique pour être compris. Ce qui est vrai des rapports généraux avec lʼenvironnement végétal – « Tout Kanak sait que son aïeul est issu de tel tronc de la forêt. »266 – lʼest plus encore des relations à lʼigname. Leenhardt est un des premiers, dans lʼanthropologie mélanésienne, à identifier la nature singulière du mode de traitement des précieux tubercules :

Lʼhomme qui prend une igname dans sa main ne le fait pas comme il le ferait de tout objet […]. Il se penche sur elle, il cherche lʼendroit le plus solide de la faible contexture du long tubercule […]. Il la tient ainsi avec la douceur que lʼon met à porter un enfant nouveau né dont on soutient la tête de peur quʼelle ne tombe. Mal tenir une igname est aussi grave que mal tenir un enfant.267

En effet, « lʼigname est une chose humaine », « elle fait la chair des hommes », mais plus encore, « elle est le sceau vivant des contrats »268. À lʼappui de lʼacte de langage que constitue la promesse de mariage ou tout autre engagement contractuel, lʼigname donnée, ou simplement présentée, intervient comme garante. Elle est donc non seulement une

265

Do Kamo, p. 73-74. Il est difficile de ne pas rapprocher cet énoncé de ce que Viveiros de Castro désigne aujourdʼhui sous le terme de « perspectivisme ». Sʼil y a bien une modernité de Leenhardt, elle se trouve certainement tout autant du côté de cette interprétation ontologique des matériaux ethnographiques, que dʼune approche « littéraire » de lʼethnographie, comme celle que Clifford met en avant.

266

Ibid, p. 64.

267

Ibid., p. 122. A.- G. Haudricourt reviendra sur ce soin apporté à lʼigname dans les cultures mélanésiennes, lui aussi pour sʼinterroger sur la circularité des relations écologiques et sociales. Cf. : « Domestication des animaux, culture des plantes, et traitement d'autrui », L'homme, vol. 2 n°1, 1962. Repris dans La technologie science humaine, Editions de la MSH, 1995.

268

personne non-humaine, que lʼon traite comme telle, mais aussi une personne à partir de laquelle les relations entre humains sont médiatisées, c'est-à-dire lʼobjet privilégié du don.

Nulle part ailleurs que chez Leenhardt on ne trouve exprimée aussi clairement lʼidée dʼune continuité fondamentale entre les propriétés « naturelles » des choses, leur mode de traitement, leur investissement symbolique, et leur rôle pratique dans le flux des échanges. Ce tissu sans coutures qui va de la matérialité simple de la chose à sa signification sociale peut être conçu comme une manière de prolonger et dʼenrichir le modèle maussien dont on parlait plus haut. En effet, la nécessité de sʼappuyer collectivement sur le pouvoir médiateur des objets prend une nouvelle dimension, ancrée dans ce que le rapport aux choses naturelles a de spontané, en quelque sorte dicté par la conformation, lʼallure, de ces choses269. Le cas de lʼigname est donc exemplaire dʼune situation où les relations écologiques, affectives, pratiques, et en dernier lieu « mythiques », pour le dire comme Leenhardt lui-même, sʼordonnent à une logique commune. Un autre exemple de cette expérience indigène, conçue comme étant traversée par le mythe, est donné par lʼinterprétation de la parenté. De manière frappante, Leenhardt ne sʼintéresse pas essentiellement aux caractères formels de celle-ci, à la terminologie par exemple, comme on aurait pu lʼattendre dans un contexte social par ailleurs marqué par un système dʼaffiliations totémiques. Ce qui retient son attention, cʼest avant tout la conception de la parenté comme type de relation, lʼinscription des relations familiales dans lʼordre plus englobant des relations cosmologiques, et donc mythologiques.

Le schéma sociologique que nous avons pu établir et qui nous paraissait clair, apparaît maintenant comme voilé par un halo mythique. Il révèle une société non de parents au sens propre, mais dʼhommes et de femmes unis moins par lʼaffectivité des liens organiques que par celle des relations sociales et mythiques qui les classent en parités diverses. »270

Comme beaucoup dʼautres à lʼépoque, Leenhardt montre que les relations familiales sont déjà des relations sociales, et en tant que telles elles sʼordonnent à une logique dont le

269

Voici ce quʼon lit, p. 124-125 : « Le cycle de lʼexistence de lʼhomme est enfermé dans le cycle de lʼigname. Et lʼexpression de ce cycle ne correspond pas à une métaphore, comme on pourrait le penser. Ce cycle est la projection sur lʼigname de lʼexistence de lʼhomme. Lʼhomme ignore sa propre existence, il ne peut la saisir. Mais il la discerne au travers de cette image aperçue en lʼigname comme sur une manière dʼécran dʼun théâtre dʼombres. Son existence est, à ses yeux, identique à celle de lʼigname. Et le sentiment quʼil éprouve de son identification avec la nature lui confirme que ce cycle correspond à la réalité. On dirait quʼil appréhende son identification au travers dʼun mythe quʼil nʼa pas formulé ni saisi, mais quʼil vit. Mais ce mythe, vécu, et loin dʼêtre formulé encore, lʼempêche de circonscrire en soi-même lʼexpérience quʼil a du déroulement de sa propre existence ». Ici, la notion de « projection » renvoie au fait que lʼigname sert de schème naturel pour appréhender, affectivement comme intellectuellement, lʼexistence humaine. On voit ainsi très bien comment cette structuration de lʼexpérience contient déjà en germe lʼensemble des phénomènes institutionnels où sʼexprime cette identification : le « cycle de lʼexistence » sert à désigner ce couplage intime entre dʼun côté les moments, rituels, et institutions, et de lʼautre lʼexpérience elle-même.

270

sens doit être saisi au niveau de la totalité271, mais en même temps quʼelles sont sociales, elles sont aussi mythiques. Lʼapproche du social en termes de formes, ou de structures, comme on commençait à peine à le dire, nʼautorise donc pas à faire lʼimpasse sur la détermination quʼon pourrait dire ontologique des liens de parenté : bien loin de nʼêtre que des liens « organiques » entre individus, des liens qui peuvent se dire en termes dʼalliance ou de filiation, ils sont dʼabord partie intégrante dʼun schéma cosmologique général où les êtres et les choses trouvent mutuellement leur place. Surdéterminée par le mythe, la parenté nʼexiste donc pas comme un domaine de réalité dont lʼautonomie est toute entière donnée dans lʼidentification naturaliste dʼun ensemble de liens organiques ; en tant que « réalité sociale », elle relève encore du système total des participations272.