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Un aspect frappant de la logique interne au texte des Formes élémentaires de la vie

religieuse est cette sorte de vertige induit par le processus de circulation inhérent à la

représentation sociale et religieuse. Phénomène individuel, cognitif et affectif dʼabord, le fait quʼelle soit dominée par la force de la contrainte sociale lʼengage immédiatement sur la voie de ses fixations objectives, quʼelles soient animales, végétales, instrumentales, mais aussi corporelles, comme en témoignent les tatouages. Mais elle prend en même temps une forme plus abstraite et plus universelle, qui a la dimension de « principe » : individuel, collectif, concret, abstrait, le phénomène religieux nʼexiste quʼen se déplaçant entre les niveaux de réalité et les modes dʼêtre quʼil associe, et cʼest là sa définition même. Mais cʼest en dernier lieu sous sa forme abstraite et générale que le religieux possède son mode dʼêtre le plus consistant, dans la mesure où cʼest cette abstraction qui rend compte des différents états et étapes par lesquelles passe lʼesprit social, et où cʼest elle encore qui est le mieux à même de faire écho à la dimension surplombante et intégrative du social. En effet, on ne peut en rester à une déclinaison indéfinie des manifestations sensibles que prennent les croyances totémiques, qui au fond ne ferait que reprendre servilement les témoignages ethnographiques australiens : il faut franchir un pas supplémentaire, et mettre au jour le commun dénominateur à ces instances ponctuelles, c'est-à-dire identifier ce dont elles sont lʼexpression, ce qui explique ce caractère circulant des représentations sociales. « Le totémisme est dominé tout entier par la notion d'un principe quasi divin, immanent à certaines catégories d'hommes et de choses et pensé sous une forme animale ou végétale »114, écrit Durkheim : derrière la multiplicité des supports matériels des croyances totémiques, des « emblèmes » entendus comme instruments rituels ou comme espèces vivantes, il y a le principe qui les fait vivre et qui les tient ensemble dans une même logique. Ce principe trouve sa nécessité comme aboutissement de la logique générale de lʼextériorité, dont nous venons de reprendre les étapes initiales : lʼintégration des individus dans le collectif ne se réalise que par le biais de symboles, et il faut quʼà leur tour ces symboles

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fassent lʼobjet dʼune synthèse en « une seule et unique résultante », « qui avertit les individus quʼils sont à lʼunisson et qui leur fait prendre conscience de leur unité morale »115. Cette résultante est le principe, ou mana, qui irrigue lʼensemble des choses en tant quʼelle sont sacrées, et qui en bonne logique déductive est replacé au fondement des choses après avoir été découvert au terme du raisonnement.

Le symbolisme religieux propre au totémisme se présente donc comme une réalité à deux faces, lʼune visible, lʼautre invisible ; et la première ne peut être considérée comme un véritable témoignage de lʼaboutissement de la solidarité sociale que dans la mesure où elle sʼappuie sur une dimension active et productive susceptible de rendre compte de lʼunité sous-jacente à ces divers supports en étant précisément ce qui, nʼayant pas de forme, peut endosser toute forme, nʼayant pas de lieu, peut se manifester partout.

Le totémisme est la religion, non de tels animaux, ou de tels hommes, ou de telles images, mais d'une sorte de force anonyme et impersonnelle, qui se retrouve dans chacun de ces êtres, sans pourtant se confondre avec aucun d'eux. Nul ne la possède tout entière et tous y participent. Elle est tellement indépendante des sujets particuliers en qui elle s'incarne, qu'elle les précède comme elle leur survit. Les individus meurent ; les générations passent et sont remplacées par d'autres ; mais cette force reste toujours actuelle, vivante et semblable à elle-même.116

Ce passage éclaire lʼidée dʼune circulation des représentations sous un jour tout à fait particulier. Durkheim, en effet, y fait une analogie implicite – mais tout à fait repérable – entre le mode dʼinscription de lʼindividu dans le social et le genre de relation qui unit le principe totémique à ses expressions. De la même manière que le social ne se résume pas à lʼagrégation des individus qui y prennent part, le principe totémique possède une positivité ontologique qui ne sʼépuise pas dans lʼaddition de ses manifestations, ce qui explique que, exactement comme le social survit à la succession des générations, la religion totémique sʼinscrit dans une temporalité plus ample que celle des acteurs humains et non-humains qui la font vivre. Ce parallélisme entre le discours sociologique et les croyances primitives, que lʼon pourrait déployer dans tous ses aspects, se comprend tout à fait si on se place du point de vue de Durkheim : les propriétés du principe totémique doivent être comprises comme un transfert, comme une transfiguration des propriétés du social, qui sous leur forme principielle

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Ibid., p. 329. B. Karsenti interprète cet aboutissement de la logique de lʼextériorité comme une preuve de « lʼimperméabilité foncière » de lʼindividu et du social chez Durkheim : « Le symbolisme incarne avant tout la nécessité pour les individus de sortir dʼeux-mêmes pour entrer de plain-pied dans le régime spécifique de la vie sociale. Ainsi, rien nʼest moins concevable, dans le cadre ainsi fixé par le dispositif durkheimien, quʼon processus de socialisation qui se développerait au plan immanent des individualités concrètes. », Lʼhomme total, Paris, PUF, 1997, p. 219. On voit donc que, si la logique de lʼextériorité met de notre point de vue en tension lʼarticulation du naturel et du social, elle menace aussi bien, sur un autre plan, lʼarticulation de lʼindividuel et du collectif.

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ne peuvent faire lʼobjet dʼune appropriation intellectuelle que dans le cadre de la sociologie scientifique, mais qui, pour autant quʼelles sont bel et bien vécues, expérimentées, par les supposés « primitifs », ne peuvent être restituées que par le biais dʼexpressions locales et objectivées. Du principe à ses manifestations, la relation que lʼon pourrait dʼabord voir comme une version exotique de la procession métaphysique, se révèle en réalité mimer un phénomène sociologique qui, pour Durkheim, est seul susceptible de motiver des conceptions apparemment si abstraites117. Si les primitifs ne sont pas sociologues, dans la mesure où ils ne savent pas exprimer en concepts rationnels ces propriétés du social, ils disposent du moins dʼune intuition religieuse de ces propriétés, qui compense en quelque sorte son insuffisance rationnelle par un surcroit dʼefficacité performative : la sociologie nʼa pas pour fin de socialiser lʼhomme, et ne peut pas le faire et doit sʼen tenir à une description de la façon dont cela se produit ; cʼest en revanche tout le sens des croyances religieuses que de produire cette intégration sociale.

Ce que la sociologie explique et ce que la religion met en scène est donc au fond de même nature, mais se trouve formulé dans des registres de lʼactivité mentale tout à fait différents, et qui ne se réduisent pas à la différence faible quʼil pourrait y avoir entre des « jeux de langage » : la possibilité de la sociologie réside bien dans la rupture épistémologique que constitue lʼobjectivation du social comme chose, ce que la tradition sociologique rappelle souvent à juste titre118, mais elle repose tout autant, quoique de manière paradoxale, sur sa connivence avec une expérience archaïque du social, quʼelle prolonge sur un plan discursif nouveau – ce que lʼon souligne moins souvent. Religions primitives et sociologie entretiennent donc une étroite relation, au niveau même de leur existence ; elles ne se rencontrent pas seulement « accidentellement » sur un plan épistémologique, au moment où la première entreprend de rendre compte des secondes. Ainsi, la conception des relations entre la face visible et la face invisible du symbolisme totémique est une manière, pour Durkheim, de montrer que toute société, quoique sous des formes différentes, fait preuve dʼune prise de conscience de la nature même de lʼinscription sociale des individus. Pour le dire dʼune manière qui fera écho à la formulation générale de notre problématique : toute société sait et problématise le fait quʼelle est une société.

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Le passage suivant exprime très bien cette connivence entre le métaphysique et le sociologique dans le propos de Durkheim : « Si donc, en tant quʼelle est conçue comme incorporée à lʼemblème totémique, la force religieuse apparaît comme extérieure aux individus et comme douée, par rapport à eux, dʼune sorte de transcendance, dʼun autre côté, comme le clan dont elle est le symbole, elle ne peut se réaliser quʼen eux et par eux ; en ce sens, elle leur est donc immanente et ils se la représentent nécessairement comme telle. », ibid., p.317.

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Voir P. Bourdieu, J.C. Chamboredon, J.C. Passeron, Le métier de sociologue : préalables épistémologiques, Paris, Editions de lʼEHESS/Mouton, 1983.

Si lʼon ramène ces questions à la façon dont nous avons initialement posé le problème de lʼintroduction de lʼidée de nature dans le répertoire conceptuel occidental, on sʼaperçoit alors que ce raisonnement consiste à affirmer que les sociétés primitives ont pu porter à une certaine forme dʼintelligibilité les implications essentielles de lʼexistence sociale, et cela sans passer par lʼeffet de contraste rendu possible par lʼautonomisation dʼune classe « naturelle » de choses, face auxquelles les réalités humaines et sociales sont mises en relief dans leur spécificité. Et le passage cité plus haut laisse même entendre que ce qui se trouve exprimé dans les croyances religieuses primitives, ce nʼest pas une expérience diffuse et floue de lʼappartenance sociale, mais cela correspond précisément ce que la sociologie scientifique découvrira comme étant ses traits définitoires, essentiels : le parallélisme des propriétés du social et de celles du principe totémique nous invitent à penser que le système symbolique primitif prend en charge, certes de manière inaboutie, la problématique sociale elle-même, en ce quʼelle a de plus distinct par rapport à toute autre dimension de lʼexpérience. Il faut donc supposer, mais cela va sans doute de soi pour Durkheim, que les Aborigènes dʼAustralie savent découper119 dans le continuum de leur expérience ce qui relève proprement du « sociologique », sans quoi ce qui se trouve transfiguré sous la forme dʼun principe religieux ne pourrait recevoir une caractérisation qui colle dʼaussi près à ce que le sociologue dit du social.