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b) Instruments et animaux : le problème de la naturalité de la référence totémique.

Ainsi, avant dʼen venir à une hypothèse plus positive concernant ces questions, il faut clarifier un problème qui se pose à plusieurs reprise dans lʼanthropologie religieuse de Durkheim, et qui concerne la nature des éléments extérieurs convoqués par le mode dʼexistence des sociétés totémistes. Au cœur du Livre II des Formes élémentaires de la vie

religieuse, on trouve une réflexion continue sur lʼordre de primauté à accorder à chacun des

éléments narurels mobilisés par la religion totémique. Il est difficile dʼen donner une liste définitive, puisque le totémisme tend à étendre indéfiniment ses effets sur les choses et le monde, mais le problème se présente généralement sous la forme dʼune confrontation entre les objets rituels que sont le churinga, le nurtunja, le waninga et lʼensemble des emblèmes totémiques manufacturés, et les animaux – ou les plantes – totémiques eux-mêmes. Précisons dʼabord que Durkheim, dès 1895 et Les règles de la méthode sociologique, se montre conscient du fait que des éléments aturels font nécessairement irruption dans le social, et que cette irruption implique un discordance avec lʼextension traditionnelle du domaine du social : « Outre les individus, il y a les choses qui sont des éléments intégrants de la société »88. Par contre, la question des relations aux vivants non-humains est bel et bien une nouveauté des Formes. Et comme on lʼa vu, ils semble dʼabord que lʼespèce totémique, en fournissant à la fois le nom et la référence substantielle à partir desquels le clan trouve son identité, soit considérée par Durkheim comme le terme élémentaire

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Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, note 1, p. XVI. Durkheim ajoute immédiatement : « Il est vrai

seulement que les individus en sont les seuls éléments actifs. » Tout dépend évidemment du sens que lʼon donne à ce terme, mais il semble bien quʼune certaine activité indirecte soit reconnue au non-humain dans son anthropologie religieuse.

permettant de rendre compte de la dimension religieuse du totémisme. Cependant, il multiplie par la suite les arguments opposés, dont le passage suivant est lʼexpression la plus manifeste :

Les churinga sont conservés dans une sorte de temple, au seuil duquel tous les bruits de la vie profane viennent mourir ; c'est le domaine des choses saintes. Au contraire, animaux et plantes totémiques vivent sur le terrain profane et sont mêlés à la vie commune. Et comme le nombre et l'importance des interdictions qui isolent une chose sacrée et la retirent de la circulation correspondent au degré de sainteté dont elle est investie, on arrive à ce remarquable résultat que les images de l'être totémique sont plus sacrées que

l'être totémique lui-même. Au reste, dans les cérémonies du culte, c'est le

churinga, c'est le nurtunja qui tiennent la première place ; l'animal n'y apparaît que très exceptionnellement. Dans un rite, dont nous aurons à parler, il sert de matière à un repas religieux, mais il ne joue pas de rôle actif. Les Arunta dansent autour du nurtunja, ils s'assemblent devant l'image de leur totem et ils l'adorent ; jamais semblable démonstration ne s'adresse à l'être totémique lui- même. Si ce dernier était la chose sainte par excellence, c'est avec lui, c'est avec la plante ou l'animal sacré que le jeune initié devrait communier quand il est introduit dans le cercle de la vie religieuse; nous avons vu, au contraire, que le moment le plus solennel de l'initiation est celui où le novice pénètre dans le sanctuaire des churinga. C'est avec eux, c'est avec le nurtunja qu'il communie. Les représentations du totem ont donc une efficacité plus active que le totem lui-même.89

Très curieusement, il semble que la notion de sacré, qui représente dans sa distinction avec le profane la catégorie ultime en deçà de laquelle lʼexpérience sociale ne peut prendre forme90, et qui doit en tant que telle posséder une homogénéité absolue, se retrouve ici clivée en deux sous-espèces : le sacré véritable des « instruments rituels »91, « au seuil duquel tous les bruits de la vie profane viennent mourir », et le sacré de second ordre des animaux et plantes totémiques, qui en un sens est « mêlé à la vie commune ». Comment donc peut-il y avoir des degrés dans le sacré ? Durkheim prend pour critère lʼisolement dont ces êtres doivent faire lʼobjet. Et de ce point de vue, on voit bien la logique qui a pu le conduire à une idée quʼil reconnaît lui-même comme « remarquable », et qui est en réalité tout à fait paradoxale : si le sacré est en principe ce qui a été retiré de la « circulation » ordinaire des choses et des biens, et notamment de la vie domestique, il est

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Formes, p. 189. Voir aussi, p. 294 : « Ce sont les représentations figuratives de cette plante ou de cet animal, ce sont les emblèmes et les symboles totémiques de toute sorte qui possèdent le maximum de sainteté ; c'est donc en eux que se trouve la source de la religiosité dont les objets réels que ces emblèmes représentent ne reçoivent qu'un reflet. »

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Comme le dit très bien B. Karsenti : « La distinction du sacré et du profane est la seule distinction générique véritable dont lʼesprit soit capable. Ce qui est donc en jeu […] cʼest le principe pur de la distinction conceptuelle en tant que telle. », « Une alternative au-delà du pragmatisme. La pratique en suspens », in Naturalisme versus constructivisme, Paris, Editions de lʼEHESS, 2007, p. 136. On voit mieux par là que le sacré peut perdre de sa force oppositive en devenant une catégorie « floue », soumise à des variations.

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évident que lʼanimal totémique, en tant que réalité irrémédiablement écologique, que lʼon peut fréquenter librement dans le monde extérieur, qui en un sens vivra toujours avec les hommes, ne pourra jamais être défait dʼun dimension concrète, et donc profane. Lʼobjet rituel, par contraste, est intégralement sous le pouvoir de lʼhomme, qui peut donc à loisir le tenir écarté des usages et des contacts ordinaires : lʼimage manufacturée du totem est donc un symbole plus pur que ne lʼest lʼanimal ou la plante, car sa réalité sʼépuise totalement dans sa dimension – toute abstraite – de signe. Pour Durkheim, cʼest parce quʼon ne peut pas enfermer un animal dans un temple quʼil sera toujours moins sacré que son image92. Il est à cet égard remarquable que lui qui ne se livre jamais à de telles réflexions, admette implicitement ce que lʼanimal, la plante, bref, les réalités naturelles, ont de positivité, dʼirréductibilité, ne serait-ce que par rapport à la liberté dʼusage – ou plutôt de non usage – que les symboles purs exigent93.

Bien évidemment, le fait que Durkheim sʼappuie, pour faire une telle distinction, essentiellement sur les données relevées par Spencer et Gillen chez les Arunta fait planer un doute sur lʼuniversalité de ces registres postulés du sacré. De la même manière, le problème de savoir si la consommation rituelle de lʼanimal totémique est une déviance par rapport à lʼobservation stricte des prohibitions alimentaires, ou si elle est une donnée « originaire », ne peut être résolu que par les faits. Mais dʼun point de vue théorique, il nʼen reste pas moins que les tensions introduites dans la conception durkheimienne du sacré par le biais dʼune réflexion sur la distinction entre artefacts et objets naturels dans la vie religieuse soulèvent des interrogations affectant lʼensemble de lʼédifice anthropologique. Et Durkheim semble être conscient de ce problème lorsquʼil lui donne une issue assez étrange, qui déplace le

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La dimension sacrée des plantes et animaux relève donc en quelque sorte dʼune religion domestique, de basse intensité, et tout à fait distincte de ce quʼon appelait alors la « zoolâtrie », comme ce passage semble le suggérer : « Il faut donc se garder de voir dans le totémisme une sorte de zoolâtrie. L'homme n'a nullement, vis-à- vis des animaux ou des plantes dont il porte le nom, l'attitude du fidèle vis-à-vis de son dieu, puisqu'il appartient lui-même au monde sacré. Leurs rapports sont plutôt ceux de deux êtres qui sont sensiblement au même niveau et d'égale valeur. Tout au plus peut-on dire que, du moins dans certains cas, l'animal paraît occuper une place légèrement plus élevée dans la hiérarchie des choses sacrées. C'est ainsi qu'il est appelé quelquefois le père ou le grand-père des hommes du clan ; ce qui semble indiquer qu'ils se sentent vis-à-vis de lui dans un certain état de dépendance morale. Encore arrive-t-il souvent, et peut-être même le plus souvent, que les expressions employées dénotent plutôt un sentiment d'égalité. L'animal totémique est appelé l'ami, le frère aîné de ses congénères humains. En définitive, les liens qui existent entre eux et lui ressemblent beaucoup plus à ceux qui unissent les membres d'une même famille ; animaux et hommes sont faits de la même chair comme disent les Buandik. En raison de cette parenté, l'homme voit dans les animaux de l'espèce totémique de bienfaisants associés sur l'assistance desquels il croit pouvoir compter ». Formes, p. 197.

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Cette simple remarque constitue une sérieuse objection aux lectures dites « constructivistes » de Durkheim, quellle que soit par ailleurs leur pertinence : ce passage ne peut en effet être tenu pour une exception faite à un antinaturalisme foncier et constant que lʼon attribuerait à lʼauteur, mais comme une conséquence « normale » des tensions à lʼœuvre dans sa conception du symbolisme, et que les commentateurs passent en général sous silence. Voir sur ce point les articles de D. Bloor, « Durkheim and Mauss revisited : classification and the sociology of knowledge », Studies in the history and philosophy of science, vol. 13, n°4, 1982, p. 267-97 ; et « Collective représentations as social institutions », in W. Pickering (dir.), Durkheim and representations, Londres, Routledge, 2000.

problème plus quʼil ne le clôt. En effet, on lit dʼabord que le principe totémique, « pour s'objectiver, […] se fixe sur un objet qui devient ainsi sacré ; mais tout objet peut jouer ce rôle. En principe, il n'y en a pas qui y soient prédestinés par leur nature, à l'exclusion des autres ; il n'y en a pas davantage qui y soient nécessairement réfractaires »94. Mais quelques pages plus loin, on lit que

la matière de l'image emblématique ne pouvait être demandée qu'à une chose susceptible d'être figurée par un dessin. D'un autre côté, il fallait que ces choses fussent de celles avec lesquelles les hommes du clan étaient le plus immédiatement et le plus habituellement en rapports. Les animaux remplissaient au plus haut degré cette condition. Pour ces peuplades de chasseurs et de pêcheurs, l'animal constituait, en effet, l'élément essentiel du milieu économique. Sous ce rapport, les plantes ne venaient qu'ensuite ; car elles ne peuvent tenir qu'une place secondaire dans l'alimentation tant qu'elles ne sont pas cultivées. D'ailleurs, l'animal est plus étroitement associé à la vie de l'homme que la plante, ne serait-ce qu'à cause de la parenté de nature qui unit entre eux ces deux êtres. Au contraire, le soleil, la lune, les astres étaient trop loin et faisaient l'effet de ressortir à un autre monde. De plus, tant que les constellations n'étaient pas distinguées et classées, la voûte étoilée n'offrait pas une suffisante diversité de choses assez nettement différenciées pour pouvoir servir à désigner tous les clans et tous les sous-clans d'une tribu ; au contraire, la variété de la flore et surtout de la faune était presque inépuisable. Pour ces raisons, les corps célestes, en dépit de leur éclat, de la vive impression qu'ils font sur les sens, étaient impropres au rôle de totems pour lequel, au contraire, animaux et végétaux étaient tout désignés.95

A la question « Pourquoi le clan a emprunté ses emblèmes au règne animal et au règne végétal ? »96, Durkheim répond donc de deux manières. Dʼune part, les espèces animales semblent se prêter mieux que les autres choses du monde à lʼesquisse : les contours de lʼanimal se distinguent bien, la forme ressort bien du fond, pourrait-on dire, et ils se distinguent bien entre eux. Dʼautre part, les animaux sont ce quʼil y a de plus commun autour de ces « peuplades de chasseurs et de pêcheurs », qui nouent avec eux dʼétroites relations pratiques. Comme le texte cité plus haut le suggérait déjà, il y a quelque chose comme une familiarité avec lʼanimal qui fonctionne dans deux directions opposées : dʼun côté, il sʼimpose dans le champ de la perception et de lʼaction comme un élément saillant, et donc comme un candidat sérieux au titre de symbole du clan ; et de lʼautre, il conserve toujours, même dans son statut de totem, une dimension de naturalité irréductible. Pour synthétiser lʼargument de Durkheim, il faudrait dire : ce que le symbole gagne en « motivation », au sens où lʼon parle de motivation du signifiant, il le perd en pureté, de sorte quʼun symbole plus arbitraire, comme lʼest lʼinstrument rituel – qui nʼa de réalité que pour

94 Formes, p. 327. 95 Ibid., p. 334. 96

signifier – est aussi plus solidement ancré dans le registre du signe97. Ainsi, les limitations empiriques de lʼarbitraire, dont Durkheim semble dʼabord se réclamer, et qui sʼimposent du fait du besoin de choisir des symboles à la fois familiers et aisément figurables, sont liées à lʼadhérence inévitable des symboles naturels à leur réalité pré-sociale : le détournement symbolique dʼune réalité naturelle nʼefface jamais totalement son « origine », qui agit alors comme une résistance à la sacralisation98.

Que doit-on retirer de cette confrontation entre symboles naturels et symboles artificiels, entre lʼanimal totem et le churinga, et dont le second ressort vainqueur ? Si le totémisme, tel que le présente Durkheim, est incontestablement une institution qui fait des groupes sociaux des entités placées sous la dépendance dʼune référence extérieure, il semble toutefois difficile de parler dʼune ouverture originaire du social au naturel, ou mieux, dʼune dépendance mutuelle du naturel et du social. En effet, la façon dont Durkheim rend compte de lʼélection de symboles naturels, pourtant définitoire du totémisme, laisse penser que les groupes sociaux se réfèrent avant tout à des signes qui sont dʼautant plus « efficaces », dʼautant plus « actifs », pour reprendre ses termes, quʼils sont abstraits. La résistance quʼopposent en partie les espèces animales à la sacralisation, et lʼincompatibilité foncière entre la familiarité des relations pratiques et la révérence proprement religieuse, ces deux éléments montrent bien que, dans lʼesprit de Durkheim, le totémisme concerne dʼabord le social dans son rapport à lui-même. Sʼil est vrai que cette institution, cette religion, place lʼassociation humaine sous la dépendance symbolique dʼéléments naturels, ou du moins « extérieurs », la relation qui sʼengage alors entre humains et non-humains doit être conçue comme une tension inhérente à la démarche durkheimienne – tension dont les difficultés qui interviennent dans la conception du sacré sont lʼexpression – plus que comme un problème maitrisé. Pour en dégager les raisons et les enjeux, il faut à présent analyser comment Durkheim entend cette « extériorité » face à laquelle la société se trouve placée.

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A lʼappui de cet argument, on pourrait se référer à lʼouvrage dʼA. Gell, Art and Agency, Londres, Clarendon Press, 1998 (trad. Lʼart et ses agents, Dijon, Presses du Réel, 2009). Gell y montre en effet que les objet rituels, généralement considérés comme « objets dʼart », ont un statut socialement particulier dans la mesure où ils font lʼobjet de procédures dʼattribution dʼintentionnalité. Cʼest dans leur réalité matérielle, dans leur forme, dans leurs motifs, que leur efficacité, leur agence, pour reprendre le terme utilisé par lʼauteur, est inscrite. On voit bien, dans cette perspective, que de telles procédures ne sont pas possibles pour des objets naturels ; on voit bien aussi que cette emprise totale sur lʼinstrument rituel se prête à un sacralisation plus complète.

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Il ne sera pas inutile de remarquer que cette résistance du naturel à lʼappropriation symbolique a été radicalement inversée par M. Douglas dans Natural Symbols, Londres, Routledge, 2003. Elle tente en effet de montrer dans cet ouvrage que les éléments du monde naturel ont tendance à être plus souvent choisis comme ressources symboliques (ce qui dʼailleurs entre en contradiction avec les idées défendues par A. Gell dans Lʼart et ses agents). Durkheim lui-même semble donner des raisons à cette thèse lorsquʼil fait du tatouage, et donc des inscriptions sur le corps, un élément important de la symbolique totémiste.