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Choses classées et principes de classification

Lʼhypothèse que nous voudrions éclairer ici est la suivante. La caractérisation que donne Lévi-Strauss de la pensée sauvage, et de lʼordre symbolique quʼelle déploie pour y inscrire la conscience quʼelle a à la fois dʼelle-même et du monde, sʼaccompagne dʼune réflexion incidente, mais cruciale, sur les conséquences générales liées à lʼutilisation des concepts naturalistes, c'est-à-dire sur la portée classificatoire universelle, ou prétendue telle, de lʼidée de nature. Cela signifierait que, comme nous lʼavons déjà vu à propos de Durkheim, lʼémergence au cours de la trajectoire intellectuelle des sociétés humaines du concept synthétique de « nature » est considérée comme un phénomène décisif – et cela sur un plan sociologique autant quʼintellectuel. Dʼautre part, cela suggère que lʼanalyse structurale, en tant que méthode visant essentiellement à dégager la forme propre des faits sociaux, trouve dans des formes de pensée étrangères à la manipulation du classificateur naturaliste son terrain « naturel » : une logique concrète est en ce sens une logique sans nature, ce qui interroge alors la détermination exacte de la notion de « concret » dans ce cadre. À leur tour, ces deux implications supposent à leur manière que la rencontre entre lʼanalyse structurale et la question du rapport à la nature nʼest pas contingente, mais constitutive, c'est-à-dire que lʼon comprend mieux Lévi-Strauss si lʼon sʼinterroge sur lʼidée quʼil se fait des ces relations, et que sa méthode est à même de faire avancer ce problème.

Repartons de notre interrogation initiale, dont voici une formulation remarquable :

Entre magie et science, la différence première serait donc, de ce point de vue, que lʼune postule un déterminisme global et intégral, tandis que lʼautre opère en distinguant des niveaux dont certains, seulement, admettent des formes de déterminisme tenues pour inapplicables à dʼautres niveaux. Mais ne pourrait- on aller plus loin, et considérer la rigueur et la précision dont témoignent la pensée magique et les pratiques rituelles, comme traduisant une appréhension inconsciente de la vérité du déterminisme en tant que mode dʼexistence des phénomènes scientifiques, de sorte que le déterminisme serait globalement soupçonné et joué, avant dʼêtre connu et respecté ? Les rites et les croyances magiques apparaitraient alors comme autant dʼexpressions dʼun acte de foi en une science encore à naître.328

La sonorité bergsonienne de ce passage ne doit pas nous faire oublier que le déterminisme « global et intégral » postulé par la pensée sauvage nʼest pas obtenu en

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tournant le dos au réel329, mais bien au contraire en sʼy plongeant en quelque sorte plus intensément que toute autre forme de pensée. Cʼest peut-être cet aspect précis de lʼargumentation de Lévi-Strauss qui a le plus marqué sa discipline : lʼidée que lʼesprit puisse satisfaire un certain nombre de contraintes formelles dans ses réalisations tout en prélevant ses matériaux élémentaires dans ce que lʼexpérience a de simple et de chaotique à la fois. « Tout classement est supérieur au chaos ; et même un classement au niveau des propriétés sensibles est une étape vers un ordre rationnel »330 : derrière ce que cette exigence a dʼimpérieux, il y a lʼidée que la raison, ou une certaine forme de science, bref lʼexigence dʼordre, est un mode tout à fait originaire de présence au monde de lʼesprit. Pour un univers intellectuel comme le nôtre, qui sʼétait habitué à lʼintuition que seul un effort délibéré pour suivre une méthode peut laisser espérer une quelconque organisation des idées, lʼargument est crucial. Car indépendamment de tout dispositif dʼobservation visant à trier ce qui doit être retenu de ce qui doit être négligé parmi les données dʼune expérience décidément trop soumise au hasard des événements ou à sa propre faiblesse, lʼesprit en quelque sorte livré à lui-même et à ses pouvoirs natifs ne se rapporte aux choses que sous lʼaspect de lʼordre le plus strict. Cʼest ce que veut dire Lévi-Strauss quand il parle dʼun déterminisme « joué », par rapport à un déterminisme « respecté ». Le jeu dont il est question ici consiste à établir des relations de nécessité entre des éléments empiriques à lʼétat brut, tels que lʼexpérience nous les livre, et cela sans quʼun dispositif dʼobjectivation nʼait besoin dʼintervenir pour décider des aspects de lʼexpérience qui seront « valables » dans cette démarche.

Curieusement, ce « jeu » ne semble pouvoir être conçu que rétrospectivement, comme lʼimitation dʼune pratique par ailleurs structurée, un peu comme un enfant jouerait à la dinette en reproduisant les gestes et les séquences dʼaction qui font lʼordinaire de la cuisine sans que jamais le problème de lʼélaboration concrète dʼun repas ne se pose. Et pourtant, cʼest bien sous la forme de ce jeu que des relations nécessaires sont initialement produites par lʼentendement humain ; ce jeu est ainsi plus un prélude à la science que son imitation, même si une illusion rétrospective peut nous faire croire lʼinverse. Or la différence fondamentale entre le jeu et le respect, cʼest que, contrairement à la dinette de lʼenfant qui « tourne à vide » parce quʼelle ne remplit jamais sa fonction, un déterminisme joué vaut

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« Loin dʼêtre, comme on lʼa souvent prétendu, lʼœuvre dʼune « fonction fabulatrice » tournant le dos à la réalité, les mythes et les rites offrent pour valeur principale de préserver jusquʼà notre époque, sous une forme résiduelle, des modes dʼobservation et de réflexion qui furent (et demeurent sans doute) exactement adaptés à des découvertes dʼun certain type », PS, p. 25. La critique de Bergson est très fine : au lieu de relever ce que sait la science et quʼignore le mythe, et donc de voir dans ce dernier lʼexpression dʼun voile posé sur le monde, il nous invite à noter ce que la pensée sauvage sait voir, et que nous aurions peut-être perdu. Voir sur ce point les premières pages de lʼouvrage, où Lévi-Strauss relève la grande attention des Fang ou des Hanunoo à des détails que nous avons littéralement perdus de vue.

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toujours déjà comme un déterminisme intégral. Il remplit son rôle, qui est de faire entrer les éléments de la perception dans un schème ordonné, et par conséquent communicable et reproductible. Non seulement lʼesprit doit faire avec les « moyens du bord », mais au delà de cette contingence des moyens, lʼopération de structuration transfigure des bribes dʼexpérience :

Le propre de la pensée mythique est de sʼexprimer à lʼaide dʼun répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien quʼétendu, reste tout de même limité ; pourtant il faut quʼelle sʼen serve, quelle que soit la tâche quʼelle sʼassigne, car elle nʼa rien dʼautre sous la main.331

Non seulement lʼexigence dʼordre fonctionne avec des données brutes, mais surtout, elle recycle des éléments qui ne pouvaient, qui ne devaient, de toute façon être laissés à lʼabandon. En réalité, le caractère « concret » de la logique mythique ne doit pas être conçu négativement, comme désignant le déploiement dʼun esprit de scientificité encore privé de ses moyens – et de son moyen central quʼest lʼobservation méthodique. Au contraire, le déterminisme joué désigne ce processus par lequel lʼesprit épuise lʼexpérience du réel dans ses effets de mise en ordre : substances corporelles, comportements animaux, météores, cycles saisonniers, règles sociales, pratiques économiques, tous ces éléments sont absorbés dans un système unique, comme par exemple dans le mythe de la chasse aux aigles chez les Hidatsa332.

Une des conséquences essentielles de ce jeu est que, comme lʼécrit Lévi-Strauss, « le principe dʼune classification ne se postule jamais »333. Pour expliquer cette idée, on se souviendra dʼabord que

pour interpréter correctement les mythes et les rites, et même pour les interpréter d'un point de vue structural (qu'on aurait tort de confondre avec une simple analyse formelle), l'identification précise des plantes et des animaux dont il est fait mention, ou qui sont directement utilisés sous forme de fragments ou de dépouilles, est indispensable.334

Comme le montre lʼexemple du statut de la sauge dans les mythes dʼAmérique du Nord, la superposition de deux de ses variétés aux pôles masculin et féminin, et donc le réseau dʼoppositions dans lesquelles ces variétés figurent, ne sʼimpose pas de lui-même. Il faut prêter à ces entités naturelle une attention au moins égale à celle que leur réservent les

331 PS, p. 26. 332 PS, p, 66-72. 333

PS, p. 73. Lévi-Strauss exprime plus tard la même idée, quand il envisage « la possibilité dʼune typologie mythique qui renoncerait à tout critère extérieur ». Voir « The deduction of the crane », in P. Maranda et E. Köngäs-Maranda (ed.), Structural analysis of oral tradition, Philadelphie, Univ. of Pennsylvania Press, 1971, p. 20.

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sociétés dépositaires de ces mythes, pour identifier les traits empiriques de ces espèces qui sont retenus comme principes de leur classification. Et en lʼoccurrence, ici, leurs vertus médicinales. Autrement dit, lʼanalyse structurale des mythes, ou de toute autre expression de la pensée sauvage, doit reparcourir à lʼenvers le chemin qui la sépare a priori de la forme toujours singulière de son objet : dans un ensemble de qualités sensibles, elle doit identifier celle ou celles qui jouent un rôle classificatoire, par rapport à toutes les autres qui viendront sʼordonner à cette consigne silencieuse. Chez Durkheim et Mauss, si le principe des classifications primitives ne pouvait être recherché dans lʼexercice orthodoxe de la rationalité scientifique, un tenant lieu de cette méthode pouvait être trouvé dans le pouvoir schématisant des formes sociales. Faute dʼidentifier lʼordre naturel pour lui-même, la pensée allait alors chercher un autre patron invariant dans la régularité des faits sociaux ; mais dans un cas comme dans lʼautre, on peut parler dʼun déterminisme stable, « respecté », en quelque sorte : on peut toujours savoir à lʼavance où chercher le principe des classifications. Ce que montre Lévi-Strauss, cʼest que lʼentreprise analytique de lʼethnologue ne peut jamais détenir comme un savoir sûr le critère distinctif entre catégories classificatoires et éléments classés, parce que lʼesprit a cette capacité de pouvoir sans cesse opérer un décollement à même le sensible entre ce qui, en lui, va tenir le rôle de schème structurant, et ce qui va sʼordonner à ce schème. Et dans ce travail de décollement, lʼesprit montre une inventivité qui prend souvent de vitesse lʼanalyse, en sʼappuyant sur un nombre indéterminé dʼobjets – quʼils soient sensibles comme « les marques corporelles de lʼabeille et du python », ou intelligibles, comme « la fonction fabricatrice » de telle espèce – mais aussi de relations – comme celles de contiguïté ou de ressemblance335. Lévi-Strauss ajoute alors :

Il est probable que le nombre, la nature et la « qualité » de ces axes logiques ne sont pas les mêmes selon les cultures, et quʼon pourrait classer celles-ci en plus riches et en plus pauvres, dʼaprès les propriétés formelles des systèmes de référence auxquels elles font appel, pour édifier leurs structures de classification. Mais, même les moins douées sous ce rapport opèrent avec des logiques à plusieurs dimensions, dont lʼinventaire, lʼanalyse et lʼinterprétation exigeraient une richesse dʼinformations ethnographiques et générales qui font trop souvent défaut.336

Le principe dʼune classification ne se postule donc jamais, et cela autant à lʼéchelle dʼune société donnée, qui en manipule un nombre indéfini, et qui est toujours susceptible

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Voir PS, p. 85, pour ces exemples. Précisons que le nombre des entités ou relations est indéterminé dans le sens où on ne peut pas savoir à lʼavance lesquels seront investis dʼune dimension classificatoire. Mais à un autre niveau dʼanalyse, sur lequel on reviendra plus tard, Lévi-Strauss montre que, dans lʼabsolu, ces termes et relations ne sont pas en nombre infini : les données sensible sont intrinsèquement limitées, mais surtout, les relations de base exploitées par lʼesprit se résument à un nombre restreint de structures formalisables, et qui constituent le répertoire propre à une fonction symbolique universelle.

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dʼen changer, quʼà lʼéchelle interculturelle. Le rôle tout à fait éminent que reconnaît Lévi- Strauss aux qualités sensibles dans son analyse du bricolage ne tient donc pas au fait que ces savoirs prennent pour objet le sensible – ce qui est une évidence plate – mais quʼils font science à partir du sensible. Une logique « concrète », en ce sens, puisque les deux termes sont équivalents, est une logique qui admet pour principes des éléments eux-mêmes concrets, sensibles, et donc, qui nʼa besoin que dʼun ordre homogène dʼentités pour construire. Cʼest encore ce que signifie lʼexpression paradoxale de « nécessité a

posteriori »337.

Les conséquences de cette caractérisation de la pensée sauvage sont de deux ordres. Dʼune part, elles concernent lʼaspect symétrique des analyses de Lévi-Strauss. En développant notre interrogation sur la forme que prennent les savoirs non naturalistes, on pourra mieux approcher ce quʼimplique à lʼinverse lʼintroduction dʼun classificateur tel que le concept de nature. Dʼautre part, elles permettent de dégager lʼétroite affinité entre lʼanalyse structurale elle-même, dans sa forme et ses intentions générales, et le problème de la construction sociale de la nature338.