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La traduction sociale des impacts des activités pétrolières en problèmes collectifs : se donner les moyens d’agir

La régulation, fruit des rapports de force entre les acteurs et les enjeux qu’ils portent

BUDGET ANNUEL

B. La traduction sociale des impacts des activités pétrolières en problèmes collectifs : se donner les moyens d’agir

Jusqu’à la fin des années 1980, la dénonciation de problèmes en lien avec les activités pétrolières passe principalement par des plaintes individuelles adressées directement par les victimes aux représentants de l’entreprise pétrolière (Bissardon, 2012). Les problèmes les plus récurrents concernent alors la mort d’animaux – suspectés d’avoir bu de l’eau polluée ou noyés dans des fosses de stockages de résidus d’extraction – ou la perte de terres cultivées, le plus souvent en lien avec des fuites (OSA, 2003). Ces problèmes, traités individuellement par des indemnisations, restent globalement invisibles. Au tournant des années 1990, les activités pétrolières émergent comme cause de problèmes collectifs à travers leur traduction en risques et en impacts sur les populations riveraines et sur l’environnement : dans la mesure où ils sont tous exposés, les riverains ont intérêt à collaborer pour obtenir une amélioration de la situation. Avec l’intervention d’acteurs disposant de relais dans les médias et œuvrant à la mobilisation sociale autour de problèmes qu’ils définissent en fonction de leurs intérêts spécifiques, ces problèmes deviennent visibles et suscitent une prise en charge par l’Etat. Cependant, les problèmes collatéraux générés par les activités pétrolières (liés par exemple à la mise en œuvre des normes environnementales, ou à l’organisation de la « société pétrolière ») restent dans l’ombre.

La formulation des problèmes rencontrés en impacts, en risques, en externalités positives et négatives, constituent une base à partir de laquelle des « solutions » sont envisagées : l’objectif est de pouvoir définir ce qui pose problème, pourquoi et comment, de manière à valoriser les actions entreprises en tant que « solution apportée au problème ». Néanmoins, les acteurs engagés dans la régulation n’ont pas nécessairement pour objectif premier de résoudre le problème spécifique considéré : il s’agit avant tout d’adapter leurs stratégies et tactiques de manière à pouvoir tirer avantage de la situation.

Par exemple, le rejet direct de polluants dans les cours d’eau menace l’accès à l’eau potable des personnes vivant en aval des points de rejets. Il est alors possible, pour résoudre ce problème, d’arrêter les rejets, de contrôler la qualité de l’eau ou encore de procurer une source d’eau alternative aux populations. Ces solutions constituent une traduction opérationnelle du problème en termes d’objectifs, d’action pour les atteindre, d’instruments et d’objectivation des résultats des actions menées.

La problématisation retenue constitue alors un cadre stratégique pour les acteurs, en ce sens qu’elle ouvre des opportunités, pour les fournisseurs de service d’eau potable, les contrôleurs d’usine, les activistes environnementaux, etc. qui tantôt se positionnent comme soutien critique des affectés, tantôt comme alliés stratégiques de l’Etat, en fonction de leurs intérêts perçus.

Trois mécanismes nous semblent particulièrement importants pour comprendre comment se construisent les problèmes collectifs liés aux activités pétrolières. En premier lieu, l’objectivation d’impacts et de risques en lien avec les activités pétrolières est un processus social qui révèle des relations de pouvoir entre acteurs : les intérêts particuliers en jeu dans la formulation des problèmes ne recoupent que partiellement les enjeux de vulnérabilité globale des populations riveraines des activités pétrolières.

Autrement dit, les acteurs qui parviennent à dominer le processus d’objectivation d’un problème ne sont pas toujours ceux qui le subissent, ni ceux qui ont le plus intérêt à sa résolution : l’émergence d’un problème donné en termes de vulnérabilité ouvre un espace d’incertitude dont différents acteurs peuvent tenter de profiter.

Un second mécanisme, la mise en (in)visibilité des impacts et des risques, permet d’orienter l’objectivation qui en est faite. Ainsi, une entreprise pétrolière tendra par exemple à souligner la rapidité avec laquelle elle nettoie une fuite, tandis que les activistes environnementaux ou les riverains chercheront au contraire à souligner les éventuels délais ou les traces de polluants qui n’ont pas été supprimées. Enfin, les activités pétrolières génèrent une grande diversité d’impacts et de risques qui font inégalement l’objet de préoccupations sociopolitiques, selon l’importance que leur accordent les acteurs, qui contribuent alors à leur « (in)visibilité ». A cet égard, la production d’effets indirects que l’on qualifiera de « collatéraux » nous intéresse tout particulièrement. Le développement d’activités pétrolières sur un territoire implique des impacts et des risques intrinsèquement liés à la constitution d’une « société pétrolière ». « Collatéraux » des impacts environnementaux, ils viennent modifier le système social et économique lui-même (effets structurels), et contribuent en ce sens à configurer le traitement des impacts environnementaux, historiquement plus visibles. Ainsi, la crise du secteur agricole traversée dans les années 1990 et 2000 en RAE, mise en parallèle avec le développement de l’exploitation pétrolière, permet de comprendre comment l’enjeu de la pollution environnementale évolue d’un statut de problème, de menace, vers un statut d’opportunité économique. Pour un agriculteur qui vit correctement de sa ferme, la pollution représente un danger. Pour un agriculteur qui ne parvient plus à en vivre, elle représente un motif pour ouvrir des négociations avec l’entreprise pétrolière, qui ne portent plus tant sur le nettoyage que sur les contreparties économiques.

Comment concevoir alors les impacts et les risques en lien avec les activités pétrolières ? Nous les définirons ici comme des processus d’objectivation sociale de liens de causalité entre activités pétrolières et dégradation des conditions de vie (quand ils sont dits « négatifs ») d’une part, entre activités pétrolières et améliorations des conditions de vie (quand ils sont dits « positifs ») d’autre part, dont les premiers sont valorisés par les affectés dans l’objectif d’accéder aux seconds, et dont les seconds sont valorisés par l’Etat et les entreprises pétrolières dans l’objectif de limiter les dynamiques d’amplification sociale des premiers. Cette conception des impacts des activités pétrolières fonde le paradigme dans lequel ils sont traités et les limites structurelles de la participation populaire aux prises de décisions : celui de la négociation directe de compensations à l’échelle individuelle et des communautés.

L’identification d’impacts et de risques et leur attribution aux activités pétrolières est en effet le fruit de processus sociaux d’objectivation. Sans préjuger de la « véracité » du lien de causalité qu’ils entretiennent avec les activités pétrolières, ces impacts et ces risques sont considérés comme des objets réels, en ce sens qu’ils sont conçus comme tels par les acteurs (Beck, 1986). L’objectivation passe en effet par la production sociale de modèles de causalité (Larrue, 2000) qui mettent les activités pétrolières en lien avec la dégradation des conditions de vie des populations vivant autour des infrastructures pétrolières. La production de modèles de causalité suit deux chemins cognitifs principaux.

Dans un premier temps, l’objectivation part du constat d’un impact particulier, directement observé, qui est relié à une activité pétrolière, alors identifiée comme cause de l’impact. Or, l’attribution « objective » d’un dommage particulier à une activité donnée ouvre deux questions : (1) la réparation du dommage ; (2) la prévention d’autres dommages qui pourraient être causés dans le futur. Ainsi on observe, dans un second temps, une objectivation « spéculative » qui part d’une cause potentielle, les activités pétrolières en général, pour la relier à différents problèmes observés (dont les causes ne sont pas identifiées) ou à différents problèmes qui pourraient surgir. La cause supposée des impacts devient alors un aléa, un phénomène dommageable actuel ou potentiel dont il s’agit de se protéger.

Théoriquement, la relation d’un groupe social à l’aléa peut être envisagée, en cas de dommages avérés, sous la figure d’impacts dommageables à réparer et, en cas de dommages potentiels, sous la forme de risques dont il s’agit de se protéger. L’aléa industriel (ici la contamination pétrolière) peut ainsi générer des impacts environnementaux, comme la pollution d’une rivière et, éventuellement sociaux comme la diminution de la pêche. Si l’aléa n’est qu’une potentialité, il n’en reste pas moins porteur d’un risque, lorsque des enjeux y sont exposés, par exemple celui de voir la pêche diminuer à l’avenir. Ainsi, on peut dire que la traduction d’un problème collectif en « risque » constitue une forme de qualification d’un problème collectif plus élaborée que celle d’ « impact » : un impact est subi et géré à posteriori tandis qu’un risque peut être géré a priori, anticipé, redonnant aux potentielles victimes une certaine capacité de choix et d’action.

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