• Aucun résultat trouvé

La formulation d’une politique publique pétrolière en Equateur : l’émergence d’un Etat régulateur ?

La régulation, fruit des rapports de force entre les acteurs et les enjeux qu’ils portent

BUDGET ANNUEL

E. Le problème du partage de la rente pétrolière et de sa redistribution

1.3.3. La formulation d’une politique publique pétrolière en Equateur : l’émergence d’un Etat régulateur ?

Lorsqu’un problème est mis sur l’agenda politique, c’est-à-dire « labélisé » comme problème public par les autorités, celles-ci se doivent de formuler une ou plusieurs solutions.

La formulation d’une réponse politique dépend fortement de la reformulation du problème par les pouvoirs publics. Cette reformulation peut notamment remettre en cause le « modèle de causalité » (Larrue, 2000) et/ou les populations cibles identifiées, sur la base de connaissances scientifiques, de considérations stratégiques, de flux politique (Kingdon, 1984) ou autres. Cette reformulation du problème est le fruit de traductions (Callon, 1986) du problème par différents acteurs.

Parfois vue comme une « récupération » du problème, la traduction du problème en cause publique par les autorités peut être en soi un motif d’insatisfaction pour les porteurs de la cause (en réduisant leurs espaces de pouvoir) et un facteur de délégitimation a priori des solutions proposées auprès des populations affectées.

Dans tous les cas, les pouvoirs publics font, de manière plus ou moins discrétionnaire, « le choix des objectifs, instruments et procédures à mettre en œuvre pour résoudre le problème considéré » (Larrue, 2000, p. 32). La reformulation du problème a une influence décisive sur le choix des objectifs. Réciproquement, la formulation d’objectifs généraux et spécifiques renseigne sur la vision du problème que les gouvernants souhaitent afficher. En revanche, le lien entre les objectifs affichés et le choix des instruments pour y parvenir est souvent moins évident. « Ce qui est en cause, ce sont les modalités concrètes de l’exercice du pouvoir, les structures de la domination au sens wébérien et pas seulement des questionnements fonctionnalistes ou la recherche de technologies efficaces » (Lascoumes et Le Galès, 2011, p.5). Autrement dit le choix des instruments peut révéler des objectifs réels des autorités essentiellement ancrés dans le registre du pouvoir (pouvoir de/ pouvoir sur). La distinction entre objectifs affichés et objectifs réels est en ce sens particulièrement importante pour comprendre le passage des intentions aux actions et les difficultés qu’il soulève (Crozier et Friedberg, 1977).

Le choix d’un instrument d’action publique plutôt que d’un autre ne relève alors pas nécessairement de considérations en lien avec leur efficacité. Selon Bressers et O’Toole Jr. (cités par Lascoumes et Le Galès, 2011) :

«Les instruments politiques sont rarement choisis en fonction de leur applicabilité et de leur efficacité. Différents domaines politiques ont tendance à montrer leurs préférences pour leurs propres types d'instruments politiques «préférés» et à les utiliser de manière répétée quelle que soit leur contribution réelle à la résolution de problèmes »12.

12 “Policy instruments are rarely selected on the basis of their implementability and effectiveness. Different policy fields tend to show preferences for their own “favourite” types of policy instruments and use these repeatedly regardless of their actual contribution to problem solving”.

Dans de nombreux cas, l’objectif politique de la prise en charge d’un problème se limite à la génération d’un « effet d’annonce » à destination de l’opinion publique, conçue comme électorat. L’efficacité des mesures prises correspond alors, à court terme, au potentiel d’affichage positif des actions du gouvernement : il s’agit plus de montrer que l’on fait quelque chose que de régler le problème.

Longtemps conçus comme un simple enjeu technique, les instruments d’action publique constituent la « matérialité » des logiques et modes d’action des pouvoirs publics pour répondre à un problème donné et ils en reflètent l’évolution. Ainsi, l’approche par les instruments permet de « tracer le changement » des politiques publiques en dépassant deux écueils : le volontarisme des acteurs et les rhétoriques politiques (Lascoumes, Le Gallès, 2011). L’analyse de la dynamique des instruments permet certes de comprendre les termes de la reformulation effective d’un problème particulier, mais elle révèle plus largement les transformations de l’action publique :

« Pour P. Hall, l’observation des instruments permet surtout d’étudier les processus de changement et d’apprentissage spécifiques à une politique publique. Une transformation de l’agencement (setting) des différents instruments et de leur forme d’usage permet d’identifier un premier niveau de transformation, alors que l’introduction d’un nouvel instrument révélera un niveau de changement et d’apprentissage plus approfondi. » (Lascoumes et Le Galès 2011)

En Equateur, l’existence de processus de négociation directe entre entreprises pétrolières et populations riveraines, qui tendent à individualiser les problèmes et à localiser leur traitement, laisse supposer une faible volonté de normaliser la prise en charge des impacts des activités pétrolières. La présence d’activités pétrolières dans le territoire amazonien d’Equateur a eu de nombreuses incidences : militarisation, invasion de territoires indigènes, entrée de colons agricoles, trafic routier intense, demande de services par les entreprises et/ou les ouvriers pétroliers, construction de plateformes pétrolières, de tubes, de stations de production.

Dès les années 1980, l’entreprise CEPE fait face à une montée des conflits localisés avec les populations de district amazonien. Dans l’objectif de les gérer, l’entreprise crée le fonds de développement communal en 1984 qui développe une politique « assistancielle et conjoncturelle » qui passe par le financement d’ « œuvres de bénéfice communautaire » dans l’objectif de « faciliter l’exécution des œuvres de l’entreprise et de ses prestataires de services ». (OSA, 2003).

A partir des années 1990, les mouvements de dénonciation des impacts des activités pétrolières se structurent autour de la plainte déposée contre Texaco, et de la revendication d’une gestion environnementale des activités pétrolières qui passe d’un côté par la réparation des sources de pollution héritées du passé, de l’autre par l’évolution des pratiques des entreprises pétrolières en termes de rejets de polluants dans l’environnement. Parallèlement, CEPE devient Petroecuador et ses filiales, qui créent chacune des unités de protection environnementale (UPA), et se retrouvent en conflit de compétences. Néanmoins, elles systématisent l’indemnisation de préjudices tels que la mort d’animaux, la perte de cultures et la construction d’infrastructures sur les propriétés privées (2600 cas entre 1994 et 2002, dont un peu moins de la moitié en lien avec des cas de pollution), et financent ponctuellement des projets de compensation (51 sur la même période) (Fontaine, 2005).

A partir de 2001, les UPA deviennent la Gestion de Protection Environnementale, qui bénéficie d’un budget propre. A partir de cette date, l’entreprise Petroecuador tente de systématiser le nettoyage des fuites et la signature d’accords de compensation avant chaque début de projet. A partir de 2005, L’entreprise obtient des fonds pour commencer la remédiation des passifs de CEPE, non pris en compte dans les accords de libération et lance un programme d’élimination des piscines et des fuites d’Amazonie (PEPDA), qui avance doucement : en 2013 moins de la moitié des passifs sont remédiés.

Parallèlement, au tournant des années 2000, les organisations sociales (indigènes, organisations agricoles, groupements associatifs divers) des deux provinces d’Orellana et de Sucumbíos s’organisent en une « assemblée bi-provinciale », à l’initiative de l’évêque Carmélite de Lago Agrio, qui en est aussi le premier président. Cette assemblée se veut un forum où se discutent les revendications à porter devant l’Etat et les entreprises pétrolières au nom des populations des deux provinces, ainsi qu’une base pour l’organisation de grandes manifestations.

Le moment phare de la « bi-provinciale » se situe en 2005, quand le blocage des routes d’Amazonie conduit à la déclaration de l’Etat d’urgence, et que des négociations débouchent sur la signature d’accords « bi-provinciaux » où l’Etat et une dizaine d’entreprises pétrolières privées s’engagent sur trois points : reverser 16 des 25% d’impôt à la rente au conseils provinciaux et municipaux d’Orellana et Sucumbios, créer un fonds pour le financement de routes, et augmenter l’embauche de main d’œuvre et d’entreprises locales pour la prestation de services.

Les demandes portées évoluent alors vers des revendications formulées en termes de redistribution de la rente pétrolière dans le développement sur les sites exploités et d’octroi aux locaux d’un accès prioritaire aux opportunités économiques générées par l’exploitation pétrolière.

Parallèlement à ces deux dynamiques, la structuration d’une société civile amazonienne, avec le renforcement d’organisations communautaires et intercommunautaires et l’émergence d’associations locales de défense des droits humains (chapitre 4 et 5) et la radicalisation de plusieurs conflits sociaux motivent l’adoption de mécanismes de participation sociale à la prise de décisions concernant l’exploitation pétrolière. En particulier, le cas de Sarayacu marque un précédent. Cette communauté indigène Kichwa de Pastaza s’oppose à l’entrée de l’entreprise Burlington dans le bloc 24, licité en 1995. L’entreprise tente à plusieurs reprises d’entrer de force, mais la communauté parvient à protéger son territoire, sur lequel elle est opposée au développement d’activités pétrolières.

Alors que depuis 1998, la constitution reconnaît le droit à être consulté, l’entreprise retente sans consultation de lancer une opération d’exploration sismique. Cette dernière, illégale, donne lieu au dépôt d’une plainte devant la CIDH en 2003, qui débouche en 2012 sur la condamnation de l’Etat équatorien à payer une amende d’1,3 million de $ et une injonction à adopter un règlement de consultation qui respecte l’esprit de la convention 169 de l’OIT. La forte médiatisation de ce cas contribue à faire entrer la question de la participation sociale à la définition des normes d’exploitation pétrolière dans le débat public.

Ainsi, le projet politique présenté à la fin des années 2000 et formalisé dans la Constitution équatorienne de 2008 dite « de Montecristi » semble formuler une nouvelle hiérarchie entre enjeux économiques, sociaux et environnementaux, en application d’une conception participative et durable du développement du pays : le Buen Vivir, qui littéralement signifie « vivre bien », met le traitement des enjeux économiques au service du développement social, conçu comme intégrant la protection de l’environnement (chapitre 2).

Le gouvernement équatorien s’est doté à cette époque d’un certain nombre d’instruments qui, en première observation, donnent l’impression d’une réponse ambitieuse, cohérente, standardisée, concertée aux problèmes en lien avec les impacts de l’exploitation pétrolière.

Mais dans les faits, l’expansion de l’exploitation pétrolière reste l’enjeu majeur pour l’Etat, comme nous le montrons dans les chapitres 2 et 3 : l’instrumentation du projet de Rafael Correa reflète une double logique schizophrénique de l’Etat. En premier lieu, l’Etat se retrouve en conflit d’intérêts entre prise en compte des revendications socio- environnementales et réduction de sa dépendance au pétrole d’un côté, et impératifs de production pétrolière à court terme pour financer le développement national de l’autre. En second lieu, les intentions « participatives » affichées dans la constitution (chapitre 3) se traduisent dans les faits par une planification du développement national (financé par l’argent du pétrole) impulsée par le haut : l’Etat définit une série d’objectifs, de stratégies et d’actions (rassemblés dans le plan national pour le « bien vivre », PNBV) parmi lesquels les acteurs locaux identifient ceux qui leur semblent adaptés à leur territoire (plans de développement et d’ordonnancement territorial, PDyOT).

En ce sens, la planification « territoriale » des politiques ne part pas des spécificités locales, mais d’un panel d’objectifs, de stratégies et d’actions prédéfinies par le secrétariat national de planification dans lequel elle est sommée de s’inscrire.

L’instrumentation de la participation sociale, adoptée en lien avec un objectif de participation des populations aux normes et à la planification des politiques publiques, fait alors ressortir une dynamique d’ouverture d’espaces d’information et de participation (consultation préliminaire, PDyOT) mais d’exclusion des populations des décisions structurantes (objectifs, normes, stratégies). Il est alors possible d’avancer que les mouvements sociaux identifiés poussent les gouvernements à proposer des stratégies d’exclusion plus élaborées, dont la légitimité repose sur l’ouverture d’espaces où la participation se limite à certains ajustements circonstanciels. La concession d’un pouvoir de participation limitée comme condition de la reconduction de l’exclusion des espaces décisionnaires constitue ce que nous nommons un ruissellement politique : concéder quelque chose pour préserver l’essentiel.

Les normes qui régulent les activités pétrolières sur les territoires exploités, adoptées à partir des années 1990 et renforcées à partir de 2008, viennent ainsi répondre aux trois enjeux que sont la gestion environnementale des activités pétrolières, la gestion sociale de la redistribution de la rente et la gestion politique des conflits par la participation sociale à la gestion des activités pétrolières, tout en préservant une hiérarchie des enjeux de facture extractiviste, en contradiction avec le principe de buen vivir.

1.3.4. La mise en œuvre de la politique publique pétrolière : la production d’une

Outline

Documents relatifs