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L’émergence et la formulation du « problème pétrolier » : une question de justice environnementale ?

La régulation, fruit des rapports de force entre les acteurs et les enjeux qu’ils portent

BUDGET ANNUEL

1.3 Le cycle de vie des problèmes publics : un cadre théorique dynamique pour saisir la complexité de leur régulation sociale

1.3.1 L’émergence et la formulation du « problème pétrolier » : une question de justice environnementale ?

La conception d’un « problème pétrolier » renvoie à de nombreux problèmes de nature différente (environnementaux, sociaux, juridiques, économiques, culturels etc.). Pourtant, ils sont souvent évoqués comme un tout par les porteurs les plus radicaux de la dénonciation, qui identifient une cause commune : le modèle « extractiviste » d’exploitation des ressources naturelles, de facture néocoloniale, qui conduit à l’externalisation maximale (en fonction des situations données) des externalités sociales et environnementales des activités économiques (Acosta, 2011). L’externalité ressort comme un concept clé dans l'analyse économique de l'environnement : dans une économie de marché les agents reçoivent généralement la contrepartie monétaire des impacts négatifs que leurs interactions peuvent produire, et parfois ils en subissent les dommages sans compensations. Pour la sociologie, les externalités sont plutôt des « coûts de coopération », c’est-à-dire des effets induits par les arrangements sur lesquels se fonde la coopération entre les acteurs dans un système d’action donné (Friedberg et Musselin, 1999). Nous considérerons ici que les externalités négatives de l’exploitation pétrolière, les dommages sociaux et environnementaux non pris en charge par les entreprises pétrolières ou l’Etat, témoignent d’une socialisation des dommages qui peut être opposée à une privatisation partielle des profits (issus de l’exploitation pétrolière). Une part des coûts sociaux et environnementaux de production du pétrole est assumée par la société, ce qui permet aux entreprises de maximiser leurs profits.

La réponse de l’Etat consiste en des dispositifs identifiant les entreprises pétrolières comme « groupe cible » des politiques publiques, dont il s’agit de faire évoluer les pratiques vers la prévention, la réduction et la réparation des impacts. En revanche, le rôle de l’Etat dans l’existence de ces impacts n’est pas assumé, comme le souligne Kimerling (2006). Pourtant, ils sont directement liés à la place structurante du pétrole dans l’économie du pays, qui pousse par exemple les gouvernements successifs à limiter l’investissement des entreprises publiques dans l’entretien des infrastructures (Narvaez, 2000 ; Fontaine et Narvaez, 2005) et, d’une manière générale, à déréguler ces activités.

Ainsi, les modalités particulières d’émergence de la problématique pétrolière en Amazonie équatorienne donnent lieu à une « diabolisation » des multinationales pétrolières, qui contraste avec une relative tolérance de l’Etat à l’égard des entreprises pétrolières publiques. En quoi les politiques publiques existantes reflètent ce que l’on pourrait alors appeler une « logique de déresponsabilisation » de l’Etat ? Dans quel sens cette logique influence-t-elle le rapport des populations aux activités pétrolières, aux impacts et aux risques qu’elles représentent pour eux ?

Penser l’émergence d’un problème public permet de comprendre les outils et les dispositifs qui sont choisis pour le traiter, mais aussi la rationalité des acteurs dans le cours de l’action, dans le cours du « faire face ». Felstiner, Abel et Sarat (1980-81) proposent un cadre d’analyse en trois phases pour décrire l’émergence et la transformation des litiges : naming (nommer le problème, en prendre conscience), blaming (désigner un coupable, établir un modèle de causalité) et claiming (formuler une revendication, demander au responsable la réparation/résolution du problème). Hassenteufel (2010, p. 55) propose de l’adapter à l’analyse de la construction des problèmes publics :

« - phase 1 : la formulation du problème en problème public. Autrement dit, la construction intellectuelle d’un problème individuel en problème collectif ;

- phase 2 : l’imputation de responsabilité du problème, c’est-à-dire la désignation des causes collectives du problème ;

- phase 3 : l’expression d’une demande auprès d’autorités publiques, qui correspond, au sens propre, à la publicisation du problème. »

La formulation d’un problème comme problème public dépend avant tout de sa perception

par les acteurs : un problème non perçu n’existe pas en tant que problème. Dans le cas des

activités à risques, Borraz (2008) évoque la « perte de familiarité » comme étant à l’origine de leur perception, le constat sensible d’un décalage entre réalité conçue et réalité perçue.

La manière dont certaines activités se voient « qualifiées » de « risques » influence la façon dont elles sont gérées par les pouvoirs publics. Ce qui en fait un problème collectif, c’est le partage social de cette qualification, qui passe notamment par la conception et la transmission d’un « modèle de causalité » (Larrue, 2000) du problème.

Ce dernier consiste à mettre en lien la perception d’un risque ou d’un impact avec une cause supposée, selon une formulation dans laquelle un ou différents groupes affectés se reconnaissent globalement.

En Amazonie équatorienne, les impacts de l’exploitation pétrolière deviennent un problème collectif au moment où différents acteurs proposent une conception des préjudices subis par l’environnement et les populations, et œuvrent à leur médiatisation au niveau local, national et international (Bissardon et al. 2013).

Ainsi, la multiplication perçue de certains problèmes sanitaires, comme les cancers, se trouve mise en lien avec la pollution issue des activités pétrolières (UPPSAE, 1993 ; San Sebastian, 1999 ; Beristain, 2009). La diffusion et le partage de cette analyse génèrent l’adhésion de populations locales vulnérables et permettent ainsi une construction sociale du problème, dont la résolution devient l’enjeu d’une action collective.

Pourtant cette action, si elle bénéficie rapidement de relais locaux, est largement impulsée d’en haut, par un groupe d’avocats américains qui motivent les locaux à s’engager et leur impliquent dans une stratégie qui consistent à porter plainte contre l’entreprise privée Texaco, en charge des opérations pétrolières dans le nord de la RAE.

A un niveau plus local, la prise de conscience par les populations riveraines de leur surexposition aux impacts de l’exploitation pétrolière, sans contreparties, est plutôt conçue comme une injustice sociale et environnementale (Ortiz, 2005), une dette sociale et environnementale contractée auprès d’elles par l’Etat et les entreprises pétrolières.

Ainsi, outre les impacts négatifs de l’exploitation pétrolière, les populations riveraines dénoncent leur manque d’accès aux retombées positives, notamment en termes d’accès au développement. Les sources d’exposition et les impacts passés doivent être réparés, tandis que les risques et les impacts présents et à venir doivent être prévenus, mitigés, compensés. L’émergence de problèmes collectifs, en particulier concernant les risques environnementaux, est marquée par la figure du lanceur d’alerte (Chateauraynaud et Torny, 1999) : « ceux qui rendent manifestes les signes d’un danger en cherchant à mobiliser des acteurs capables d’agir avant qu’il ne soit trop tard » (Chateauraynaud, 2009) ; autrement dit ceux qui identifient un danger potentiel, perçoivent l’ampleur du problème et en informent les autres, les incitent à s’organiser pour interpeler les pouvoirs publics directement ou par le biais des médias, de la justice, etc.

Bien avant eux, Becker (1966) propose la figure d’ « entrepreneur de morale », qui accomplit un « travail d’étiquetage et de labellisation » (Hassenteufel, 2010), qui lui permet d’influencer un groupe de personnes, par exemple pour les mobiliser sur un problème particulier, mais surtout selon une rationalité particulière. Il joue ainsi le rôle de diffuseur d’alerte, de traducteur d’un problème émergent en une formule, un modèle de causalité sous laquelle il est médiatisé.

En Amazonie équatorienne, on trouve ces deux figures : les principaux lanceurs d’alerte (missions chrétiennes, associations de défense de l’environnement et des droits humains, médecins) qui pointent les problèmes socio-culturels, environnementaux et sanitaires en lien avec les impacts de l’exploitation pétrolière et les « entrepreneurs de morale » (représentants des affectés, académiques, médias, lobbies) qui eux contribuent à les formuler, à établir des modèles de causalité qui orientent ces demandes sociales.

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