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La mise en œuvre de la politique publique pétrolière : la production d’une régulation conjointe en fonction des vulnérabilités et capacités des acteurs

La régulation, fruit des rapports de force entre les acteurs et les enjeux qu’ils portent

BUDGET ANNUEL

E. Le problème du partage de la rente pétrolière et de sa redistribution

1.3.4. La mise en œuvre de la politique publique pétrolière : la production d’une régulation conjointe en fonction des vulnérabilités et capacités des acteurs

La littérature en sociologie et science politique a largement montré que la mise en œuvre de solutions formulées par les pouvoirs publics relève de dynamiques complexes. D’abord, loin d’une simple application verticale des décisions prises par l’Etat central, elle se heurte aux réalités du terrain, matérialisées notamment par les marges de manœuvre des administrations l’ayant à leur charge et du « pouvoir périphérique » des élites locales (Philippe, 2004). Ensuite, elle implique de nombreux acteurs aux intérêts divergents voire contradictoires parmi les publics « cible » des politiques publiques (i.e. les acteurs pétroliers essentiellement, dont le dispositif cherche à modifier le comportement) et les publics « destinataires » (ou bénéficiaires, ici les « porteurs de cause » : les populations affectées par les impacts de l’exploitation pétrolière et leurs soutiens). Ces publics divers posent d’une part des regards critiques sur les mesures adoptées en ce qu’elles les contraignent et, en développent d’autre part des usages spécifiques en fonction de leurs intérêts et stratégies.

De fait, la démarche de recherche elle aussi se complexifie en croisant les données « objectives » sur les politiques pétrolières et leur instruments et les données issues des discours et des comportements des publics qui les réceptionnent et doivent les implémenter : « Analyser la mise en œuvre, c’est expliciter comment un programme public est approprié et pas seulement la façon dont il a été conçu. » (Lascoumes et Le Galès, 2012, p.27).

D’après Hall et Mc Ginty (1997), le passage des objectifs affichés par les différents acteurs, au moment de l’élaboration des politiques pétrolières, à leur implication réelle dans la mise en œuvre de ces politiques sur le territoire amazonien joue le rôle de révélateur des « intentions », des intérêts réels et des stratégies des acteurs, mais également de leurs vulnérabilités et capacités face à un changement des règles du jeu. L’intention peut être envisagée comme ce qui ressort des « bifurcations » dans la comportement des acteurs (Magrin, 2015), les moments où ce qu’ils font commence à s’éloigner de ce qu’ils disent. La vulnérabilité ou la capacité peuvent, de leur côté, être présentées en référence à l’écart plus ou moins grand entre les intentions et les résultats obtenus.

Ainsi, les appropriations dont les mesures mises en œuvre font l’objet appellent à une lecture « existentialiste » des politiques publiques : la manière dont les acteurs impliqués interagissent, occupent des espaces de pouvoir pour interpréter les objectifs initiaux au regard de leurs intérêts propres constituerait ainsi, selon notre hypothèse, l’essence même de la régulation sociale des activités pétrolières, en permanente évolution.

La compréhension des logiques de mise en œuvre passe ainsi par « une contextualisation précise et une analyse des multiples enjeux locaux (…) tant diachronique (poids des pratiques antérieures) que synchronique (diagramme des acteurs et de leurs positions) » (Lascoumes et Le Galès, 2012, pp. 37-38). L’explicitation du système d’acteurs et de ses « passifs » (relations et pratiques antérieures) est une étape décisive qui permet notamment de comprendre les règles sociales préexistantes, les alliances et oppositions circonstancielles entre acteurs, mais également les avantages et contraintes logistiques, techniques etc. que représentent, pour les acteurs, les différents dispositifs en termes de mise en œuvre.

Nous considérons en effet qu’un ensemble de règles sociales préexistent à la formulation de normes et de politiques publiques à destination de la RAE qui, en ce sens, reste longtemps isolée du centre, et régissent localement les relations entre acteurs. A quelles conditions une entreprise pétrolière tient-elle compte ou non de l’environnement dans lequel elle opère, selon quelles modalités de participation, de prise de décision, de mise en œuvre de mesures ?Ces normes, dites sociales car formulées localement en marge du droit national et des politiques publiques, connaissent une évolution au contact des normes et de politiques publiques.

Comment les mesures mises en œuvre depuis le centre pour limiter les impacts et les risques en lien avec les activités pétrolières, et leur appropriation par les acteurs, contribuent-elles à la création et à la transformation de normes sociales sur le territoire étudié ? Dans quelle mesure peut-on qualifier le résultat de cette hybridation des règles de régulation conjointe (ou disjointe) ? Comment évoluent les rôles de chacun des acteurs durant cette intégration ?

Les agents en charge de la mise en œuvre disposent de marges de manœuvre d’adaptation des dispositifs aux réalités locales. Parmi elles, Lascoumes et Le Galès (2012) soulignent l’importance des « règles secondaires d’application, qui sont des principes pratiques développés par les agents publics pour ordonner localement la mise en œuvre des programmes » (p.36).

Elles sont de trois types :

« des normes d’interprétation (qui donnent un sens opératoire à des énoncés abstraits), des normes de négociation (qui cadrent les interactions avec les partenaires des programmes publics et avec les destinataires), enfin, des normes de résolution des conflits (pour cadrer les indisciplines et régulariser les situations problématiques) ». En ce sens, « le droit sert davantage à habiliter l’administration à agir en lui donnant autorité et légitimité, qu’il ne la contraint » (Lascoumes et Le Galès, 2012)

Corinne Larrue (2000) parle d’ « arrangements de mise en œuvre » qui déterminent l’efficacité de la mise en œuvre, tandis que Jean-Claude Thoenig (1998) mobilise l’expression de « règles de second ordre », cette fois en référence aux « règles implicites du jeu social dont le respect est attendu de tous, puisqu’il garantit la cohabitation d’intérêts hétérogènes » (Becerra, 2003).

Dans le cas équatorien, ces normes secondaires sont appliquées par des acteurs publics mais aussi par des agents des entreprises pétrolières (publiques et privées) à qui est déléguée une partie des actions de régulation, à savoir les opérations de contrôle environnemental et les relations avec les populations. Nous faisons l’hypothèse que le droit sert ici à légitimer l’action des entreprises pétrolières sur le territoire, reflet de la collusion d’intérêts entre le pouvoir et le marché. De fait, il vient alors stabiliser le déséquilibre des relations de pouvoirs avec les populations locales.

Notre hypothèse est que les « relations communautaires » en tant qu’arènes où sont négociés ces accords constituent un espace dédié à la production d’une « régulation conjointe » (Reynaud, 2003) des impacts de l’exploitation pétrolière où ceux qui, capables de produire une régulation autonome opposable à la régulation de contrôle que représente la politique pétrolière, parviennent à faire valoir leurs intérêts. Ainsi, la disposition à négocier de l’entreprise (qui dépend de sa politique propre mais également des circonstances particulières) et la capacité à négocier des populations (riverains et leaders communautaires) déterminent largement les termes de l’accord. Peut-on identifier des formes-types de négociation de ces accords ? Sur quels types de règles sociales et environnementales débouchent-ils ? Sont-elles ensuite respectées ? Quels sont les effets de ces règles sur les impacts de l’exploitation pétrolière ?

Par extension la question se pose de savoir dans quelle mesure les règles secondaires d’application ou règles de second ordre vont dans le sens d’une meilleure efficacité de l’action publique, ou sont au contraire porteuses de limites ?

Les destinataires du dispositif développent également des modes d’appropriation (ou de non appropriation) spécifiques. Chaque dispositif est à ce titre « une ressource pour ceux qui parviennent à s’en emparer et l’utiliser pour leurs propres fins » (Lascoumes et Le Gallès, 2012, p.37). Ainsi en 2010, le président de la Junte Paroissiale (JP : gouvernement autonome paroissial) de Dayuma, élu sous une étiquette d’opposition l’année précédente, rejoint le parti présidentiel, ce qui lui permet d’obtenir des financements à hauteur de plusieurs dizaines de millions de $ par le biais du dispositif de redistribution de la rente pétrolière. Dans le même temps, la junte paroissiale de Pacayacu, pourtant élue sous l’étiquette de la majorité présidentielle ne reçoit qu’un projet informatique pour moins de 30 000 $, pour un niveau de pollution comparable : dans ce cas, l’appartenance à l’opposition ouvre l’opportunité de voir récompensé le fait de rejoindre la majorité.Les pratiques des acteurs impliqués dans la mise en œuvre (acteurs publics, entreprises pétrolières, publics destinataires) font en effet « jurisprudence » : elles constituent une interprétation des normes formulées initialement et font référence pour les arbitrages et décisions qui seront rendus ultérieurement. Le fait que les dispositifs ne parviennent pas toujours à atteindre leurs destinataires, en particulier les plus vulnérables, est un indicateur d’inefficacité de l’action publique.

Dans quelle mesure ces bénéficiaires influencent-ils eux-mêmes l’efficacité de l’action publique ? Quels sont les profils de ceux qui profitent des dispositifs et comment s’y prennent-ils ? Qui n’en profite pas et pourquoi ? Les bénéficiaires peuvent en effet manquer d’accès à l’information et/ou de capacités pour pouvoir faire usage du dispositif.

Nous faisons l’hypothèse qu’en fonction des capacités et vulnérabilités des acteurs, mais également des configurations situationnelles, les destinataires potentiels sont plus ou moins à même de se saisir des opportunités offertes par les dispositifs de régulation. D’après Lascoumes et Le Galès (2012), « orienter le contenu des normes secondaires d’application utilisées est le moyen le plus efficace pour retirer des gains directs d’un programme ou en éviter les contraintes » (p.37). A ce titre, l’observation des pratiques de détournement des dispositifs au bénéfice d’intérêts privés et/ou publics peut permettre de comprendre certains de leurs effets inattendus.

1.3.5. L’analyse des effets de l’action publique environnementale au prisme des

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