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La régulation, fruit des rapports de force entre les acteurs et les enjeux qu’ils portent

BUDGET ANNUEL

A. La diversité des impacts dénoncés

Dans la littérature technique et scientifique, de nombreux impacts sont attribués aux activités pétrolières, généralement catégorisés comme culturels, environnementaux, économiques, sanitaires et sociaux (CESR, 1994 ; Maldonado et Narvaez, 2003 ; Orta-Martinez et al., 2007 ; Martin Beristain et al., 2009).

En vouloir proposer une liste exhaustive relève de la gageure tant ils sont nombreux, divers, complexes et tant la littérature est abondante sur le sujet. Nous nous contentons ici de rappeler ceux qui nous semblent les plus importants en termes de dynamiques environnementales, sociales, culturelles, politiques et économiques. Si la plupart sont considérés comme négatifs car potentiellement dommageables pour la santé ou l’environnement, d’autres en revanche, comme la création d’emplois, le versement d’indemnisations ou le financement de projets de développement sont qualifiés de positifs par l’Etat et les entreprises pétrolières.

Les modes de vie indigènes

En premier lieu, les indigènes natifs sont victimes de l’invasion de leurs « territoires ancestraux » et de « pertes culturelles », générées notamment par l’entrée d’entreprises pétrolières. Celles-ci sont précédées, à partir des années 1950, par des missions chrétiennes chargées d’acculturer les « natifs » (voir chapitre 4), suivies par des colons métis et indigènes venus prendre possession de terres, ainsi que par des entreprises forestières intéressées par le bois rendu accessible.

De manière plus indirecte, par l’ouverture de routes en RAE, les entreprises pétrolières engendrent des changements sociaux, économiques, environnementaux qui impactent les modes de vie des populations indigènes, tentées de délaisser une économie de subsistance pour intégrer la société de l’emploi et de la consommation. Globalement, les différentes organisations indigènes existantes tendent à revendiquer une souveraineté sur les territoires qu’elles occupent, un droit à être consultées pour toute décision les concernant. A ce titre, l’entrée d’entreprises pétrolières peut être considérée comme une menace (pollution, développement de l’alcoolisme et des violences conjugales, perte de souveraineté sur le territoire) aussi bien que comme une opportunité (accès négocié à des emplois, projets de développement, indemnisations). Dans le cas où elles s’opposent au développement d’activités pétrolières, elles forment généralement une alliance avec les ONG environnementales, qui leur procurent de la visibilité médiatique et disposent en retour d’une base sociale en RAE.

La biodiversité

Parallèlement, l’ouverture du territoire à la déforestation et la pollution générée par les activités humaines représentent une menace pour la biodiversité, conçue à la fois comme un patrimoine local, fondamental pour les modes de vie indigènes, et comme un patrimoine global qui rend une série de services environnementaux (captation de carbone, réserve d’eau douce, entre autres). Cette problématique est portée principalement par différentes ONG environnementales qui militent depuis la fin des années 1980 pour un moratoire sur l’expansion de la frontière pétrolière dans les aires protégées et certains territoires indigènes. Cette question donne lieu à l’ouverture d’un débat sur la faisabilité d’une exploitation pétrolière « propre », respectueuse des environnements sensibles.

D’un côté, les ONG environnementales radicales considèrent que toute activité industrielle, si responsable soit-elle, génère des impacts : les enjeux « incommensurables » tels que la biodiversité ne peuvent alors que subir des dommages dont l’ampleur n’est pas évaluable ni compensable. De l’autre, les gouvernements et entreprises pétrolières proposent une adaptation des pratiques d’exploitation, notamment par le développement de « technologies de pointe », pour réduire les risques. Historiquement, les normes concernant la possibilité d’exploiter dans les aires protégées se révèlent « schizophréniques » : l’interdiction est clairement formulée dans la constitution de 2008, mais reste sous réserve d’un avis contraire du gouvernement et de l’assemblée nationale (Art. 407).

La mise en visibilité de ces impacts correspond à une évolution des représentations de l’environnement, qui commence à être conçu à l’échelle globale à partir des années 1980, notamment suite à la médiatisation du trou dans la couche d’ozone, puis elle se trouve accélérée suite au sommet de la Terre à Rio en 1992. Le trou dans la couche d’ozone, ou encore la fonte de la calotte glaciaire, procurent des images concrètes, dont l’ours blanc isolé sur un iceberg à la dérive est probablement la plus connue, des impacts globaux des activités humaines, ce qui ouvre un espace pour la dénonciation d’autres impacts globaux comme ceux sur la biodiversité. Néanmoins, les pertes de biodiversité sont difficiles à mettre en image : il est en effet impossible de saisir le moment de la disparition d’une espèce ou le lien de causalité entre diminution de la biodiversité et impacts environnementaux.

Ainsi, le registre de dénonciation des impacts sur la biodiversité se développe en lien avec la dénonciation de la déforestation et de la pollution. Or, le développement de l’exploitation pétrolière en RAE ressort comme une cause indéniable de ces deux phénomènes.

Environnement et santé

Les différentes populations (indigènes natifs, colons indigènes et métis) sont diversement affectées par une pollution ponctuelle (fuites, accidents) et chronique (rejets continus de polluants dans l’environnement, abandon de sites pollués, trafic routier intense, bruits, poussière) de l’air, de l’eau et des sols, issue des activités pétrolières. S’en suivent notamment des pertes de terres cultivées et d’animaux d’élevage (OSA, 2003), la diminution de la chasse et de la pêche, ainsi que la multiplication de problèmes sanitaires tels que les cancers, les fausses couches, les problèmes respiratoires et les problèmes de peau (UPPSAE, 1993 ; Hurtig et San Sebastian, 2002, 2004 ; San Sebastian, 2000 ; San Sebastian et al., 2001 ; San Sebastian et Hurtig, 2004 et 2005 ; Breilh, 2005)7.

Cette problématique est portée, à l’origine, dans le cadre d’une plainte collective déposée contre Texaco en 1993, qui regroupe 73 plaignants. Elle s’étend par la suite à toute la population du district amazonien, espace composé des différents champs exploités par Texaco (1967-1990) et par l’entreprise publique CEPE (1982-1990), qui sont rassemblés sous une même entreprise publique, Petroecuador, à partir de 1990. En 2003, une seconde plainte collective est déposée contre Petroecuador par 86 personnes du champ Libertador.

Mais le recours judiciaire se révèle surtout symbolique et stratégique, car inefficace du point de vue de la réparation : les verdicts en faveur des plaignants obtenus dans les deux cas ne s’appliquent pas, le premier (Texaco) en raison de soupçons de corruption autour du verdict et des difficultés à faire payer l’entreprise (qui n’a plus d’actifs en Equateur), le second (Petroecuador) parce que le verdict est cassé en troisième instance par la cour constitutionnelle, qui valide la demande de protection exceptionnelle des droits déposée par l’entreprise.

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L’attribution de problèmes sanitaires à la pollution issue des activités pétrolières ne fait pas consensus. D’une part, les études épidémiologiques sur le sujet souffrent de limites méthodologiques (Fontaine, 2005) : elles renseignent les conditions d’exposition humaine à des sources de pollution, mais ne peuvent établir de liens de cause à effet évidents. D’autre part, le constat d’une multiplication des problèmes sanitaires autour des infrastructures pétrolières est partagé par la grande majorité de la population (terrain, 2014-2016).

En outre, les préjudices sanitaires ne sont pas reconnus, les tribunaux considèrent que le lien de causalité entre pollution et développement de maladies n’est pas établi par les différentes études existantes qui se contentent de souligner la cooccurrence des phénomènes de pollution et de croissance de la morbidité (UPPSAE, 1993 ; San Sebastian, 2000). La difficulté à prouver le lien de causalité entre exposition à des polluants et développement de maladies, notamment le cancer, est une problématique récurrente. A cet égard, le collectif GISCOP 848 propose une évolution méthodologique vouée à permettre la reconnaissance juridique des préjudices sanitaires en lien avec l’exposition : plutôt que de chercher à prouver un lien de causalité « indémontrable », leur méthode consiste à mettre en lien la présence avérée de polluants reconnus comme cancérigènes dans un environnement et à documenter la situation d’exposition humaine à ces derniers. Cette démarche permet de démontrer non pas la causalité, mais l’existence d’un faisceau d’indices concordants, permettant de la supposer. Dans les faits, en RAE, le recours au juridique représente plutôt un moyen de pousser l’entreprise ciblée à négocier. Le « jeu » consiste alors, pour l’entreprise Petroecuador à rendre invisibles un maximum d’impacts et, pour les populations à obtenir le maximum de contreparties en lien avec les impacts visibles. L’appareil juridique ressort comme un espace transitoire de valorisation des impacts négatifs dans le cadre de négociations parallèles avec l’entreprise concernée. Les victimes se rendent visibles à l’entreprise en se faisant problème – en ce sens qu’elles risquent de se rendre visibles au delà du champ de compétences de l’entreprise (opinion publique) – et cette dernière ouvre des négociations qui permettent de les réduire de nouveau à l’invisibilité.

Atteintes aux droits humains, climat de violence et d’insécurité

Les natifs comme les colons sont victimes de nombreuses atteintes aux droits humains, souvent en lien avec les modalités d’occupation du territoire propres aux activités pétrolières (CESR, 1994 ; Beristain 2009). De manière directe, l’occupation du territoire prend la forme d’un « complexe pétro-militaire », où les forces armées équatoriennes sont davantage mises au service de l’exploitation pétrolière que de la protection des citoyens (Little et al., 1992).

8 Groupement d’Intérêt Scientifique sur les Cancers d’Origine Professionnelle du 84, Présentation lors du colloque CESS, 4-6 juillet 2018 à Toulouse.

De manière plus indirecte, l’exploitation pétrolière ouvre une série d’opportunités pour divers trafics, qui tendent à alimenter un climat de violence et d’insécurité (vols de matériel, de pétrole entre autres), tandis que la présence en nombre d’une population masculine ouvrière génère un développement de la prostitution, de la consommation d’alcool, des violences, en particulier envers les femmes. Les problèmes en lien avec le non respect des droits humains sont portés par des ONG locales, connectées aux réseaux nationaux et internationaux, qui tentent de faire valoir les droits des affectés devant les tribunaux équatoriens et la Cour Interaméricaine des Droits Humains (CIDH).

Globalement, ces problèmes concernent les populations les plus vulnérables, et demeurent souvent invisibles. En outre, le recours à la justice équatorienne se révèle particulièrement inefficace avec l’arrivée de Rafael Correa au pouvoir, et les cas s’accumulent à la CIDH (Labarthe, 2016). D’une manière générale, l’angle du non respect des droits humains « ne paie pas », ne donne pas de résultats tangibles à court terme, ce qui permet notamment de comprendre la prépondérance de la dénonciation des impacts environnementaux, qui permettent d’ouvrir des négociations.

Les impacts économiques

Les préjudices « économiques » tels que la perte de terres cultivées ou d’animaux en lien avec la pollution sont rapidement mis à l’agenda des entreprises pétrolières, et réglés localement par l’entreprise exploitante de manière individuelle, le plus souvent sous la forme d’une indemnisation (certaines personnes évoquent des indemnisations dès les années 1980).

Parallèlement, la présence d’entreprises pétrolières crée un marché de services et d’emploi, en majorité non qualifié. L’accès aux contrats de prestation de services locaux et aux emplois passe généralement par les marchés, souvent structurés en réseaux clientélistes, entre décideurs et élites locales. L’accès aux emplois non qualifiés passe lui aussi fréquemment par la négociation directe avec les leaders locaux, à l’échelle communautaire et intercommunautaire (contrats pour le nettoyage autour des oléoducs, le nettoyage de sources de contamination, l’entretien des routes, etc.). Si la génération d’activités économiques locales est présentée comme une retombée positive par l’Etat et les entreprises pétrolières, elle ne manque pas de soulever une série de problèmes sociaux, dans la mesure où les populations et les groupes d’intérêts se retrouvent mis en concurrence entre eux, en particulier pour l’accès aux emplois non qualifiés.

Dans plusieurs cas, cette concurrence génère un climat délétère au sein des communautés et/ou entre communautés voisines, qui peuvent parfois aller jusqu’à causer des morts (au moins 2 à Dayuma, 1 à Pacayacu : discussion avec des anciens travailleurs de la red socio empleo à Coca (2015) ; discussion avec des représentants de communauté à Pacayacu (2015)), et entraînent souvent une perte de cohésion sociale sur le territoire pétrolier.

L’économique, comme nous souhaitons le montrer dans cette thèse, est mis au centre de la régulation sociale et environnementale des activités pétrolières, d’une manière qui divise les populations plus qu’elle ne les unit. Ainsi l’accès ou non à un projet de compensation peut générer des jalousies entre communautés voisines, l’accès ou non à une indemnisation peut causer des problèmes entre voisins, l’accès ou non à des emplois pétroliers engendre des fractures internes dans les communautés. La distribution souvent est pilotée par les leaders, dont la tendance à favoriser leurs proches ou ceux qui sont prêts à les rétribuer est largement dénoncée tant par les populations locales que par les fonctionnaires territoriaux.

Impacts positifs et impacts négatifs : un paradigme pour la gestion des conflits socio- environnementaux

Enfin, nous voyons que le paradigme qui distingue impacts positifs et impacts négatifs, traduits en externalités positives et négatives, introduit la possibilité de compenser certains dommages (environnementaux, culturels ou autres) par des contreparties d’une autre nature (indemnisations, emplois), tout en déplaçant les conflits population/entreprise au sein des ou entre les communautés. L’ouverture d’un flux de ruissellement limité ( par exemple la création de quelques emplois destinés aux populations locales) pose alors la question de son partage entre les différents bénéficiaires, ouvrant ainsi un espace d’incertitude stratégique pour les leaders sociaux : s’ils parviennent à contrôler l’attribution d’emplois, ils peuvent, d’une part, en retirer des bénéfices particuliers (argent, reconnaissance, etc.), mais d’autre part ils doivent assumer le coût social de la mise en concurrence des postulants entre eux (arbitrages critiqués, soupçons de corruption, etc.).

Nous voyons alors que les impacts de l’exploitation pétrolière se caractérisent par leur complexité rendue invisible et inopérante, dans le cadre de la distinction à vocation performative entre impacts positifs ou négatifs : il s’agit de rendre visible la capacité de l’Etat et des entreprises pétrolières à apporter des solutions aux problèmes, plutôt que d’essayer de les comprendre dans leur complexité, d’identifier de aspects qui échappent nécessairement à

l’approche par l’externalisation/internalisation. Ainsi, un événement de pollution représente une menace pour l’environnement, mais également une opportunité de négocier une contrepartie. Et l’obtention d’une contrepartie rend l’impact environnemental plus acceptable, voire bénéfique. Réciproquement, la création d’emplois locaux représente une opportunité économique pour les populations, mais elle est également porteuse de conflits internes qui viennent affaiblir les éventuelles dynamiques d’organisation sociale.

Ainsi, les problèmes structurels (pollution, non respect des droits humains, relations sociales délétères entre les populations) voient leur invisibilité régulièrement prolongée par la mise en œuvre de solutions circonstancielles, à court terme. Les processus de négociation ouvrent des espaces de ruissellement politique, où la possibilité est ouverte aux populations de négocier un bénéfice direct et à court terme, circonstanciel, au prix de l’acceptation d’une exclusion des prises de décision structurelles, là où sont définis le paradigme de gestion des impacts et les règles du jeu.

B. La traduction sociale des impacts des activités pétrolières en problèmes collectifs : se

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