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La domination des pays industrialisés sur les pays exportateurs de pétrole : du charbon au pétrole, l’internationalisation de la gouvernance

La régulation, fruit des rapports de force entre les acteurs et les enjeux qu’ils portent

Chapitre 2 Le droit au pétrole : une limite à la souveraineté des pays exportateurs de pétrole pays exportateurs de pétrole

2.1 La domination des pays industrialisés sur les pays exportateurs de pétrole : du charbon au pétrole, l’internationalisation de la gouvernance

énergétique

Au cours du XXème siècle, le pétrole prend progressivement la place du charbon comme principale source d’énergie mondiale, d’abord sur le plan militaire puis comme pilier d’une économie en cours de mondialisation. La valorisation de cette source d’énergie se trouve, entre autres facteurs, à l’origine d’une expansion et d’une intensification sans précédents des dynamiques d’industrialisation et de commerce à l’échelle mondiale. Elle est également à l’origine d’une homogénéisation croissante des systèmes économiques et sociaux, par l’essor de l’urbanisation et de l’emploi comme vecteurs de participation des populations à la répartition des richesses d’une part, et par la mise en périphérie et la domination politique et sociale des espaces ruraux d’autre part. Ainsi, cette dynamique de « mondialisation » économique et sociale est porteuse de conséquences importantes sur l’évolution des nombreuses sociétés qu’elle intègre. Avec l’effondrement du bloc soviétique, elles se traduisent notamment par l’adoption d’un référentiel, d’un modèle idéal, de société de l’emploi et de la consommation comme fondement du développement humain, de l’amélioration partagée des conditions de vie : la croissance du revenu, et par conséquent du « pouvoir d’achat » devient la condition de l’amélioration des conditions de vie, par l’accès qu’elle octroie aux biens et services commercialisés.

Nous tentons ici de montrer deux choses. D’abord, le développement humain ne passe pas seulement par l’amélioration des conditions de vie économiques, mais également – sinon surtout – par l’expansion des droits humains. Or nous verrons qu’à cet égard, le pétrole se dévoile historiquement plus souvent porteur de freins que d’accélérateurs. Les principaux mouvements sociaux qui conduisent à l’acquisition de droits se construisent en effet sur la base d’une dépendance des sociétés industrielles au charbon, et à la main d’œuvre qui y donne accès, qui se trouve réduite avec l’essor de l’exploitation pétrolière. La réduction de la dépendance du capital à une main d’œuvre organisée en corps sociaux, particulièrement caractéristique de l’industrie charbonnière, mais également d’autres industries comme la sidérurgie, les chemins de fer ou autres, constitue en ce sens une diminution essentielle de sa vulnérabilité aux mouvements sociaux, dont nous considérons qu’elle est préjudiciable à la démocratie entendue comme un système politique disposé à l’expansion des droits humains.

Ensuite, nous montrons que le développement humain n’est pas partagé, du moins pas équitablement. Au contraire, l’enrichissement des sociétés occidentales repose largement sur la domination des pays du tiers-monde, producteurs de matières premières parmi lesquelles le pétrole s’impose comme la plus stratégique. En ce sens, posséder du pétrole, pour un pays du tiers-monde, revient à se retrouver exposé aux velléités de domination des principales puissances militaires et économiques mondiales. A partir des années 1980 émerge l’hypothèse d’une « malédiction » du pétrole, et des ressources naturelles en général, qui voudrait que les pays dont l’économie repose principalement sur le secteur primaire, en particulier énergétique, soient plus sujets que les autres aux guerres, à la corruption et moins enclins à l’émergence de régimes politiques démocratiques (Ross, 2001). A partir des années 2000, cette hypothèse se trouverait réfutée par l’exemple de la Norvège, pays exportateur de pétrole qui parvient néanmoins à préserver sa souveraineté sur ses réserves tout en générant du développement humain dans le cadre d’une système politique démocratique.

A notre sens, la question n’est pas de savoir s’il existe ou non une malédiction, une énergie mystique émanant des ressources naturelles non renouvelables qui condamnerait ceux qui les possèdent à la misère et à la guerre, mais plutôt de remonter aux racines d’une telle hypothèse. Si malédiction il y a, elle n’a rien de mystique : elle résulte au contraire de dynamiques historiques, de l’établissement de relations de pouvoir entre acteurs. L’actualisation ou non de la malédiction découle en ce sens de structures préexistantes, des caractéristiques spécifiques à chaque société et de sa situation dans les relations de pouvoir entre grandes puissances géopolitiques. Dans ce contexte, nous développons l’hypothèse selon laquelle le fait de découvrir du pétrole « chez soi », avant d’avoir atteint un certain niveau de souveraineté politique et de développement économique et institutionnel, impose un plafond de verre, une limite en quelque sorte insurpassable en termes de souveraineté des Etats. Tout gouvernement ne peut se maintenir qu’à condition de s’allier avec un acteur dominant, et donc de se plier à certaines des conditions qui lui sont imposées. Or les conditions imposées de l’extérieur à un Etat excluent a priori l’intérêt général de la société concernée des préoccupations : il s’agit avant tout de produire du pétrole.

La spécialisation du travail et l’urbanisation constituent deux tendances lourdes de l’évolution du monde depuis la fin du XIXème siècle, avec une conséquence radicale sur le rapport des hommes à l’environnement : ceux qui concentrent le pouvoir de décision, les urbains, se retrouvent de plus en plus coupés, éloignés de « la nature », dans la mesure où ils consomment des produits transformés, achetés, qu’ils contribuent toujours moins à produire : la relation à la nature renvoie plus à une reconstruction cognitive qu’à des relations de dépendance directes, ancrée dans un mode de vie utilisant directement l’environnement naturel comme ressource. La nature ne se donne plus à voir que comme transformée par l’humain. Elle devient alors toujours plus instrumentale, conçue comme une réserve de ressources dont la seule raison d’exister est de servir le progrès humain. L’organisation rationnelle de l’asservissement de la nature – qui passe notamment par une alliance entre sciences, ingénierie et développement des sciences économiques, de management, de la finance etc., que nous rassemblons sous l’acception moderne d’« économie » – permet aux êtres humains de développer un tel pouvoir de transformation de leur environnement qu’ils en viennent à se concevoir comme séparés d’elle par essence : on distingue culture et nature, humains et environnement, comme on le fait du maître et de l’esclave.

Certains analystes (Mouhot, 2011 ; Auzanneau, 2015) estiment ainsi que la disponibilité de ressources énergétiques en quantité contribue à expliquer une transition progressive, mais exponentielle, de l’esclavage humain vers l’esclavage énergétique : l’accès à l’énergie fossile permet de remplacer les esclaves par des machines et des travailleurs qui les font fonctionner. Dans cette première sous partie, nous tentons de montrer que, si la notion d’esclave énergétique relève en partie de la métaphore, l’avènement de l’âge de l’énergie fossile correspond à une transition vers le développement de nouvelles formes de domination entre humains et autres humains d’une part, entre humains et non-humains d’autre part, qui débouchent sur une distribution inégale des conséquences « positives » (richesses, accès au développement, participation politique) et « négatives » (pauvreté, famines, guerres, esclavage moderne, pollution, etc.) de l’expansion de la société industrielle, de l’emploi et de la consommation. Dans un contexte où la production de richesses augmente de manière encore jamais vue, la répartition des risques et des bénéfices pose question. Nous tentons alors d’identifier certains des facteurs qui conditionnent, au sein des et entre les différentes sociétés impliquées dans l’exploitation pétrolière, le partage des richesses, des risques et du pouvoir de décision politique.

Dans un premier temps, nous comparons les implications politiques et géopolitiques de deux sources d’énergie fossiles, le charbon et le pétrole, à partir des analyses proposées par Mitchell, selon lesquelles le passage du charbon au pétrole viendrait remettre en cause une disposition à la démocratie des sociétés industrielles basées sur le charbon : la dépendance des détenteurs de capital à un flux d’énergie facile à obstruer, car localisé sur le territoire national et dépendant d’infrastructures lourdes, permet au prolétariat d’imposer certaines conditions de partage des richesses aux gouvernants. Le pétrole, à l’opposé, requiert une main d’œuvre et des infrastructures moins lourdes et se trouve en outre principalement dans des pays éloignés, qu’il devient nécessaire de dominer.

Néanmoins, la dépendance croissante des pays industrialisés aux pays exportateurs de pétrole permet aux gouvernements de ces derniers, à partir de la seconde guerre mondiale puis durant la reconstruction et la mise en œuvre du plan Marshall, d’imposer certaines conditions à leur collaboration. En outre, l’explosion de la demande jusqu’au chocs pétroliers des années 1970 conduit à une situation de tension du marché, qui souffre jusque là d’une offre excédentaire : les chocs pétroliers se présentent comme des chocs de vulnérabilité, grâce auxquels les sociétés industrielles prennent conscience de leur dépendance au pétrole, et les sociétés excédentaires en pétrole de leur pouvoir géopolitique potentiel. L’inversion partielle du rapport de force entre pays importateurs de pétrole (industrialisés) et pays exportateurs de pétrole, en faveur des derniers, constitue alors un contexte favorable au développement de capacités politiques de leurs Etats.

Dans ce contexte, l’Equateur ressort comme un cas intéressant pour l’étude des formes concrètes que prennent ces conséquences dans un pays du sud qui, avec le développement de ressources pétrolières, accède à une triple opportunité : développer son industrie grâce à une énergie bon marché, faire entrer des devises grâce aux exportations et à l’accès aux marchés de la dette, et s’insérer dans la dynamique de mondialisation par la consommation de biens d’importation.

2.1.1 Le charbon ou les origines de la domination moderne des puissances industrielles

Saisir l’évolution des enjeux des relations de pouvoir entre pays développés et pays sous- développés entre le début du XXème siècle et les années 1970 permet de comprendre le contexte dans lequel se développe l’exploitation pétrolière en Equateur : celui d’une domination diplomatique, financière et technologique des premiers sur les seconds. La période coloniale voit certaines des grandes puissances mondiales opérer une transition économique vers l’industrialisation de la production de biens et leurs sociétés s’urbaniser, générant par là même une demande croissante de services. Ces deux processus reposent largement sur la disponibilité de charbon comme source d’énergie, le développement de la métallurgie et la découverte de la machine à vapeur, mais également sur l’accumulation d’un capital « originel » issu notamment du « pillage » des ressources naturelles des colonies (Marx, 1864) et sa circulation, par opposition à sa mise en réserve (par exemple par l’accumulation de biens fonciers ou d’épargne), qui permettent le développement de l’économie capitaliste comme génératrice d’une création croissante de richesses.

Ces éléments permettent aux sociétés déjà dominantes d’accroître leur domination en s’industrialisant, de prendre un avantage économique et technologique décisif sur le reste du monde. Ce faisant, elles orientent le sens de l’histoire vers une consommation croissante d’énergie, porteuse d’un « triple choc énergétique » : géologique (réserves), économique (volatilité des prix, demande croissante) et climatique (Enderlin, 2009). Nous ajoutons un quatrième choc de facture géopolitique : la nature des relations internationales évolue fortement avec la mutation de l’économie. D’une « diplomatie de la canonnière » et de l’occupation coloniale, fondée sur l’occupation et l’annexion de territoire étrangers pour en subtiliser les richesses brutes (or, main d’œuvre agricole, etc.), la situation évolue vers une diplomatie de la domination de gouvernements des pays du tiers-monde clients des grandes puissances, grâce auxquels ces dernières tentent de verrouiller leur accès aux ressources naturelles stratégiques. Le transfert et la transformation de ces ressources dans les pays développés devient le mode prédominant de création de richesses qui se concentrent alors dans les sociétés dominantes.

Ces dernières, qui fournissent en outre les pays sous-développés en produits transformés parviennent alors à générer un excédent commercial compensé par l’endettement des pays dominés : l’exploitation des ressources du tiers-monde se trouve partiellement allégée du coût des guerres et de l’occupation militaire, limitée à certains sites stratégiques comme les grands champs de pétrole et goulots de transports. Parallèlement, la domination économique passe par le déverrouillage des éventuels dispositifs protectionnistes, par la diffusion de politiques néo-libérales : les grandes entreprises déjà constituées dans les pays développés écrasent alors sans peine l’éventuelle concurrence naissante dans les pays du tiers-monde. A cet égard, on constate qu’au delà de leur poids démographique, les deux principales économies émergentes du tiers-monde, qui concurrencent aujourd’hui fortement les grandes puissances occidentales, sont également celles qui sont parvenues à préserver une protection de leur économie nationale face aux injonctions des institution financières internationales : la Chine et l’Inde.

A. La distinction entre pays industrialisés et pays non industrialisés, une domination

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