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La démocratie du carbone : les énergies fossiles comme facteurs de développement économique et d’émancipation politique dans les pays industrialisés

La régulation, fruit des rapports de force entre les acteurs et les enjeux qu’ils portent

Chapitre 2 Le droit au pétrole : une limite à la souveraineté des pays exportateurs de pétrole pays exportateurs de pétrole

B. La démocratie du carbone : les énergies fossiles comme facteurs de développement économique et d’émancipation politique dans les pays industrialisés

L’accès au charbon, puis au pétrole, permet de générer un développement économique et social relativement partagé au sein de ces sociétés, pour deux raisons principales. D’une part, la disponibilité d’énergie en abondance permet à l’économie de se libérer des limites physiques du travail humain. D’autre part, la dépendance des économies industrielles à une source d’énergie, le charbon, et à une main d’œuvre nombreuse, ouvre des opportunités politiques démocratiques qui contribuent à permettre la conversion d’une part des richesses créées en une amélioration des conditions de vie partagée. Les sociétés dominantes développent alors, en plus d’un avantage économique, un avantage social (conditions de vie) et politique (participation aux prises de décision). En outre, la redistribution des richesses engendre un cercle vertueux du point de vue de la croissance économique, en générant des marchés intérieurs forts qui constituent des débouchés presque garantis pour une part des produits des industries nationales.

L’industrialisation, qui commence en Europe et aux Etats Unis à la fin du XVIIème et au cours du XVIIIème siècle, est également porteuse d’un phénomène démographique décisif dans l’histoire des sociétés démocratiques : l’urbanisation, dont la réciproque est l’exode rural, que connaît dans un premier temps l’Angleterre (Brasseul, 1998). La concentration de la population dans les centres urbains a plusieurs conséquences, dont deux nous intéressent particulièrement : l’évolution d’une économie de subsistance vers une économie de marché et l’évolution de relations de servage vers des relations de salariat : l’industrialisation est porteuse de création de richesses qui sont en partie partagées par le versement de salaires aux travailleurs et permettent ainsi une amélioration importante des conditions de vie d’une grande majorité de la population. Néanmoins, cette dynamique de « ruissellement » de la richesse créée ne va pas de soi. Elle correspond à des conditions historiques particulières (1) de croissance économique sans précédent et (2) d’interdépendance entre détenteurs du capital d’une part et force de travail d’autre part, propres aux sociétés industrielles.

Dans une analyse historique, Mitchell (2009, 2011) estime que la dépendance généralisée au charbon ouvre des opportunités démocratiques sans précédent dans les pays industrialisés, du fait que le système économique de production industrielle basé sur la disponibilité de charbon se retrouve vulnérable aux mouvements sociaux.

«De grandes quantités d'énergie circulaient maintenant dans des canaux très étroits. Un grand nombre de travailleurs ont dû être concentrés aux principaux carrefours de ces canaux. Leur position et leur concentration leur ont donné, à certains moments, un nouveau type de pouvoir politique. Le pouvoir provenait non seulement des organisations qu'ils ont formées, des idées qu'ils ont commencé à partager ou des alliances politiques qu'ils ont construites, mais des concentrations extraordinaires d'énergie carbone dont ils pourraient maintenant ralentir, perturber ou couper le flux. »22 (Mitchell, 2009 : 12)

L’économie industrielle se révèle alors particulièrement vulnérable du fait d’une double dépendance à la disponibilité de charbon et au bon fonctionnement des infrastructures d’extraction et de transport. Or, leur fonctionnement mobilise une main d’œuvre conséquente, concentrée dans différents espaces qui forment des « goulots », des lieux de passage obligé pour le charbon, où il est possible d’en interrompre le flux tels que les mines, les gares, les lieux de stockage. Cette main d’œuvre dispose ainsi de moyens de saboter le système d’approvisionnement précisément parce qu’elle en fait partie, et qu’elle est suffisamment nombreuse pour imposer un rapport de force. Or saboter le système ou menacer de le faire, c’est s’offrir la possibilité de conquérir des droits. Mitchell montre alors que le sabotage d’infrastructures d’approvisionnement en charbon a, plus que tout autre, permis l’avancée de l’Etat social et de la démocratie dans les pays industrialisés entre la fin du XIXème et la première moitié du XXème siècle : les grèves étaient alors récurrentes, mais aucune n’a permis autant d’avancées sociales que les grèves générales organisées à partir de l’interruption du flux de charbon.

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« Great quantities of energy now flowed along very narrow channels. Large numbers of workers had to be concentrated at the main junctions of these channels. Their position and concentration gave them, at certain moments, a new kind of political power. The power derived not just from the organizations they formed, the ideas they began to share or the political alliances they built, but from the extraordinary concentrations of carbon energy whose flow they could now slow, disrupt or cut off.”

« La coordination des grèves, des ralentissements et d'autres formes de sabotage a permis la construction, à certains moments, d'un nouvel instrument politique: la grève générale. "Une nouvelle force est apparue dans le syndicalisme", a averti Winston Churchill, qui, en tant que secrétaire de l'Intérieur en Grande-Bretagne, a affronté cette nouvelle menace. «Les transports maritimes, le charbon, les chemins de fer, les dockers, etc., s’unissent et éclatent en même temps. La "politique" de grève générale est un facteur à prendre en compte. »23 (Mitchell, 2011 : 23)

C’est ce phénomène qu’il nomme la « démocratie du carbone », en ce sens que la forte dépendance des systèmes économiques industriels aux énergies carbonées, et à une main d’œuvre nombreuse pour y accéder, ouvre des fenêtres d’opportunités pour la démocratisation des sociétés.

Ces fenêtres se trouvent réduites avec la transition d’une dépendance au charbon à une dépendance au pétrole, les flux d’approvisionnement mobilisant moins de main d’œuvre d’une part, et devenant délocalisés à l’échelle internationale et beaucoup plus flexibles (il est plus facile de modifier le trajet d’un bateau que d’un train) d’autre part. Ainsi un puits, une fois perforé, ne nécessite qu’un ouvrier pour en surveiller la production et éventuellement un agent de sécurité, là où l’extraction de charbon mobilise des centaines de mineurs. Le fonctionnement d’un oléoduc dépend de quelques techniciens s’occupant des stations de pompage et de militaires pour le sécuriser, alors que le fonctionnement d’un train de charbon nécessite des cheminots, des aiguilleurs ainsi qu’un personnel pour charger et décharger le minerai. Enfin, lorsqu’un port est bloqué, il est facile de dévier la route d’un tanker de pétrole vers un autre point.

Bloquer le flux de pétrole s’avère ainsi bien plus difficile que de bloquer le flux de charbon, pour trois raisons principales : il est fluide, ce qui permet de flexibiliser son transport et le rend moins dépendant de la main d’œuvre, il est en grande partie produit à l’étranger, ce qui empêche les travailleurs nationaux de s’attaquer aux sources de production et enfin une grande partie de la population en dépend directement pour se déplacer quotidiennement, ce qui rend les mouvements de blocage potentiellement très impopulaires.

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« The coordination of strikes, slow-downs and other forms of sabotage enabled the construction, at certain moments, of a new political instrument: the general strike. ‘A new force has arisen in trades unionism’, warned Winston Churchill, who as home secretary in Britain confronted this novel threat. ‘Shipping, coal, railways, dockers etc. etc. are all uniting and breaking out at once. The general strike “policy” is a factor which must be dealt with.’ »

Possession de ressources en charbon, de technologies, développement de marchés intérieurs de biens et de services et opportunités démocratiques, tels sont donc les piliers d’une domination économique, sociale et politique des pays industrialisés sur les pays non industrialisés. Ces différents éléments constituent un capital que les pays industrialisés valorisent à l’occasion de la transition du charbon au pétrole.

2.1.2 La défense du droit au pétrole, un plafond de verre sur la souveraineté des pays exportateurs de pétrole

L’exploitation pétrolière se développe au rythme de la demande de produits pétroliers, qui elle-même s’accroit avec la diversification des usages qu’on leur découvre. Alors qu’à la fin du XIXème siècle, le pétrole sert principalement à l’éclairage et se trouve concurrencé par le développement de l’électricité, durant le XXème siècle, il s’impose progressivement comme la source d’énergie stratégique par excellence, en raison de l’importance croissante du secteur des transports pour la guerre et le développement des relations commerciales.

Dès la première guerre mondiale, la nécessité d’assurer leur approvisionnement en pétrole, de contrôler les réserves pétrolières situées sur leur sol et/ou à l’étranger, s’impose aux grandes puissances mondiales. Pour cela, elles font alliance avec plusieurs grandes entreprises pétrolières qui établissent, avec la bénédiction des gouvernements d’alors, un cartel international du pétrole connu sous le nom des 7 sœurs (Auzanneau, 2015).

Nous expliquons d’abord comment ces différentes entreprises émergent et les relations qu’elles développent avec les Etats qui les soutiennent. Ensuite, nous décrivons le fonctionnement du cartel, ses intérêts et stratégies, et les conditions qui permettent la convergence d’intérêts entre les acteurs qui le composent entre les années 1930 et 1970, considérées comme l’âge d’or du cartel. Enfin, nous apportons quelques éléments d’analyse du déterminisme relatif en lien avec le statut de pays du tiers-monde exportateur de pétrole.

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