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Remarques finales

B) Approche scientifique

4. CATÉGORIES UTILES POUR L’ANALYSE DES ÉTUDES DE CAS

4.6 The Structure of feeling

La dernière catégorie pertinente que nous avons employée pour la réflexion de nos études de cas est la notion « structure of feeling311 ». Nous

309 Ibid.

310 Stuart Hall montre l‟exemple. Pour être cohérent avec cette sorte d‟engagement « moral », il quitte le Centre de Birmingham pour aller à l‟Open University, une institution plus ouverte que l‟Université de Birmingham. Il suit aussi l‟esprit des prédécesseurs théoriques des cultural studies parce que Raymond Williams et Richard Hoggart ont aussi travaillé auprès des Universités sans délaisser le travail avec les classes populaires. C‟est évident que pour les théoriciens des études culturelles britanniques, le travail théorique et intellectuel été également perçu comme une pratique politique. Éric Macé et Éric Maigret soulignent que : «Stuart Hall n‟a cessé

de problématiser la place de l‟intellectuel dans la vie démocratique, mais aussi celle des médias de masse comme formes politiques et culturelles». MACÉ, Éric,

MAIGRET, Éric. Stuart Hall, Éditions Amsterdam, Collection Méthéoriques, France, Paris, 2007, Voir Introiduction “Stuart Hall, le Noir de la famille”, p. 13.

311 Structure of feeling est une catégorie que Raymond Williams développe à partir de sa propre expérience. Il explique qu‟à son arrivée à Cambridge il portait une « structure of feeling » différente de celle de la « Civilisation - Cambridge » dont la plupart des personnes avaient été inscrites dans les collèges dès la naissance. À

utilisons cette catégorie parce que nous pensons que quand un sujet d‟exposition quelconque provoque chez les visiteurs des émotions, il se manifeste une “structure of feeling” qui peut être identifiable à travers le discours et les réactions des personnes. Pour la traduction française de « structure of feeling », Armand Mattelart et Eric Neveu ont utilisé : « système

de perception et de sensibilité attachées à la temporalité historique312 ». Cette

traduction pose des problèmes313 quand elle traduit « système314 » au lieu de « structure315 », et quand elle traduit « feeling » par perception et sensibilité. Rappelons que la première connotation de la traduction de feeling en français fait appel à la sensation physique. Elle désigne le sentiment, l‟impression, la sensibilité, l‟émotion et l‟attitude par rapport à quelque chose316. La notion de

Cambridge, les étudiants partageaient souvent les mêmes codes et valeurs de vie. Ils partageaient la même structure of feeling. Par contre, Raymond Williams, étudiant immigrant gallois issu de la classe rurale, avait été admis depuis à peine un an. Il explique qu‟à son arrivé, il avait une structure of feeling distincte de celle de la classe dominante de Cambridge qui s‟auto considérait comme : « polie, sensible et bien

élevée face aux mœurs attribués aux personnes de la classe populaire considérée comme rude, impolie et vulgaire ». Stuart Hall met en valeur cette expérience dans la

vie de Raymond Williams. Voir “Culture, Community, Nation” dans Representing the

Nation : A Reader. Histories, Heritages and Museums, BOSWELL, D et EVANS, J.

(éds.), Routledge, The Open University, Londres, NY, 1999, p.34. (Notre souligné en noir).

312 MATTELART, Armand et NEVEU Erik. Cultural Studies‟Stories. Op.Cit., p. 45.

313 D‟abord parce que la notion de « système » fait penser aux règles inscrites dans un ordre qui se différencie des autres ordres. Contrairement à la notion de « structure », le système est perceptible à partir de la description de ses caractéristiques. Nous pouvons parler du système du langage, système de perception, mais aussi du système capitaliste ou système socialiste. À partir de cela, il est possible de tirer des conclusions. Nous pouvons dire par exemple que le système capitaliste provoque des sentiments différents de ceux du système socialiste, et que la structure of feeling de la classe ouvrière ne se constitue pas de la même façon que celle de la classe dominante ou riche.

314 Raymond Williams parle par exemple de “système” institutionnel d‟information et persuasion dans son article “Publicité : le système magique”. Voir WILLIAMS, R. Culture & Materialisme, pp. 57-102, traduit de l‟anglais par Nicolas Calvé et Étienne Dobenesque, Éditions Les prairies ordinaires et Lux Éditeur, Paris, France, 2009.

315 Pour l‟explication de ce terme, il faut prendre en compte les débats et les positions des structuralistes. En études culturelles, la notion de “structure” est utilisée pour critiquer les axiomes de Marx (structure et superstructure) mais le terme est compris aussi comme une force ou mouvement à l‟intérieur de l‟action. Voir MASSICOTTE, Marie-Josée. "Gramsci, Cultural Studies and Change: Rethinking 'Agency-Structure'

from the Experiences of Transborder Resistance Forces" Conférence International

Studies Association 48th Annual Convention, Hilton Chicago, Chicago, Il, USA, février 2007.

feeling en anglais n‟évoque pas seulement une perception ou une impression

cognitive, parce que si les perceptions sensibles peuvent être mises en question317, le sentiment ou sensation physique ressentie, la structure of feeling est « réelle » pour l‟individu ou les individus qui l‟expérimentent. En effet, un sentiment est quelque chose de ressenti qui se possède. Par conséquent, la notion de structure of feeling se trouve plus proche de la définition de sentiment d‟appartenance que de celle du système de perception et de sensibilité318. Malheureusement nous manquions de traductions en français des ouvrages de Raymond Williams. Les auteurs qui commentent ou expliquent les idées de l‟auteur britannique traduisent souvent les concepts sans avoir le consensus d‟une traduction autorisée. Nous n‟avons pas trouvé d‟unanimité dans l‟Université française pour une traduction précise du terme structure of

feeling. Nous emploierons donc, comme traduction de ce concept, la formule

« structure du sentiment » énoncée par Jean-Jacques Lecercle, angliciste et philosophe du langage319.

La définition en anglais du terme structure of feeling d‟après Raymond Williams dit :

« It is as firm and definite as „structure‟ suggest, yet it operates in the most delicate and least tangible parts of our activity. In one sense, this structure of feeling is the culture of a period : it is the particular living result of all the elements in the general organization… I dont

317 Le système de la perception a été mis en question depuis Platon. En effet, nous pouvons nous tromper en apercevant quelque chose dans le monde sensible. Pour cette raison, les réalités du monde sont susceptibles de vérification ou de validation et les perceptions peuvent être qualifiées de fausses ou de vraies.

318 Une autre proposition de traduction du terme est celle de Michael Löwy. Il traduit structure of feeling par « Ensemble de sentiments et valeurs activement vécus,

en transformation permanente ». Cette traduction explique correctement la relation

complexe de structure et sentiment (extérieur - intérieur) telle que l‟a signalé Raymond Williams, mais nous n‟arrivons pas à une traduction précise et concrète du concept. LÖWY Michael, À propos de Raymond Williams, Culture et Matérialisme, préface de J.-J. Lecercle, traduction N. Calvé et É. Dobenesque, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2009, dans La Revue Internationale des Livres et des Idées web.

http:www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=550&page=actu

319 Cette traduction apparaît en préface de Culture & Matérialisme, la première traduction française d‟un ouvrage de Raymond Williams publié en 2009. WILLIAMS, Raymond. Culture & Materialisme, Op.Cit. 2009.

mean that the structure of feeling, any more than social character, is possessed in the same way by the many individuals in the community. But I think it is very deep and very wide possession, in all actual communities, precisely because it is on it that communication depends. And what is particularly interesting is that it

does not seem to be, in any formal sense, learned320 ».

Dans la notion de structure of feeling il y a le caractère général du temps social qui est imprimé dans le caractère individuel des personnes qui peuvent ou non, partager le même sentiment. Il y a d‟une part les éléments de la culture et de la société dans sa totalité (structure) et d‟autre part, un sentiment ou possession individuelle et subjective qui est continuellement mise en relation avec la culture et la société (feeling). Le concept contient la relation implicite du social et de l‟individuel. D‟après cette définition, il y aurait chez les groupes et les individus, des repères culturels singuliers, conscients ou inconscients qui établissent la communication. Ceci parce que la « structure du sentiment » véhicule des valeurs partagées par un groupe qui s‟identifie avec une classe sociale, un ensemble ou une société donnée. La structure du sentiment porte ainsi les sens et les significations partagés dans les œuvres, les productions et les rapports sociaux321. La structure du sentiment traduit les valeurs et les émotions que les communautés vivent dans le quotidien. Elle exprime les valeurs qui ne sont pas forcément apprises d‟une manière formelle, à l‟école ou au foyer, par exemple. Ce sont des valeurs et des codes actifs dans la culture d‟une période et d‟une société donnée. Ils sont profondément enracinés et sont le résultat d‟une forme d‟organisation social. La structure du sentiment est ainsi une catégorie qui renvoie à la codification partagée qui lie les communautés imaginées322.

320 WILLIAMS, Raymond. The Long Revolution, Op.Cit., p. 48, 49.

321 «In brief, to reconstitute what Williams calls the „structure of feeling‟ ; he means

the shared values of a particular group, class or society ». STOREY John. Cultural Theory and Popular Culture. Pearson Education Limited. England, Première édition

1994, UK, second edition, 1998, p. 41.

322 ANDERSON, Benedict. L‟imaginaire national. Réflexions sur l‟origine et l‟essor

du nationalisme, traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel DAUZAT, La Découverte,

Nous avons récupéré cette catégorie parce que selon Raymond Williams, l‟analyse de la culture, et donc l‟analyse des musées et des expositions, effleurerait la structure du sentiment et les relations d‟éléments qui constituent la totalité des modes de vie d‟une certaine communauté. L‟analyse de la culture et de ses institutions nous apprendrait la structure du sentiment partagée dans une époque. Elle témoignerait de la relation et du fonctionnement du processus culturel dans un temps précis. Comprendre la structure du sentiment permettrait donc, de lire les différences existantes entre les communautés qui partagent un même espace, une même nation, une culture ou une société. Elle permettrait aussi d‟étudier et d‟analyser les changements contemporains dans la culture ainsi que la singularité de groupes et d‟individus qui ne partagent pas les mêmes sentiments d‟appartenances323.

En effet, l‟analyse de la culture et des phénomènes culturels, permettrait de comprendre la structure du sentiment (surtout si celle-ci manifeste des conflits liés à la classe, au genre et à l‟ethnicité). Il est évident que les valeurs intrinsèques vivant à l‟intérieur de chaque culture et peuple ne sont pas forcément partagées de la même façon par tous les membres de la même communauté. De plus, si l‟ensemble des critères et des normes partagés, ainsi que les tons, les modes de vie, les façons de concourir et de se conduire, semblent profondément similaires324, il existe parfois une confrontation

323 Eric Neveau souligne que : « […] pareille entreprise ne peut prendre tout son sens

qu‟en l‟articulant à une visée de changement social qui vise à combattre des formes sans cesse renouvelées d‟inégalités, à penser la culture non comme un catalogue d‟œuvres légitimes ou de consommations mais comme quelque chose qui injecte dans l‟expérience humaine des valeurs de solidarité et de justice ». NEVEU, Eric. « Aux origines des cultural studies », La Vie des idées, 11 février 2010, pp.3-4. ISSN :

2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Aux-origines-des-cultural-studies.html

324 À propos de la classe dominante de Cambridge, Raymond Williams explique : «

When it turns to the arts it congratulates itself overtly on its taste and its sensibility ; speaks of its poise and tone. If I then say that what I found was an extraordinarily coarse, pushing, nameridden group, I shall be told I am showing class-feeling, class envy, class resentement. That I showed class feeling in not any doubt. All I would insist on is that nobody fortunate enough to grow up in a good home in a genuinely well-mannered and sensitive community, could for a moment envy these loud, competitive, deprived people. All I did not know then was how cold that class is. That comes with experience. Hall, S. « Culture, Community, Nation », dans Representing the Nation : A Reader. Histories, Heritages and Museums, BOSWELL, D. et EVANS,

J. (éditeurs), Routledge, The Open University, Londres, NY, 1999, pp. 33-44. (Notre souligné en noir).

culturelle entre les personnes qui ne partagent pas la même codification culturelle. À partir de l‟analyse culturelle, il est donc possible de reconnaître les déséquilibres et les troubles sociaux entre les individus, ce qui conduit à la fois, à identifier les différences entre les groupes et à créer des mécanismes capables d‟améliorer et de transformer la structure sociale qui provoque les dérèglements.

La catégorie « structure du sentiment » offre donc la possibilité d‟analyser la culture (the whole way of life et pas seulement l‟art ou les savoirs) et de comprendre le caractère social des communautés, de nations et de la société par rapport à un sujet qui est censé provoquer une émotion ou un sentiment. Nous pensons que l‟analyse des expositions à travers de la perception des visiteurs laisse apparaître cette structure du sentiment qui est propre à tout individu et qui parfois est partagée par une communauté donnée. D‟ailleurs, cette catégorie donne également la possibilité de questionner et replacer la vision dominante de l‟universalité dans les musées. Et même, s‟il y a diverses façons de concevoir, d‟apercevoir et de sentir le monde, la culture et donc les expositions ; quand nous essayons de comprendre la construction du sens à partir d‟une communauté donnée et sur un sujet quelconque, cela met en évidence les principes et valeurs conciliés ainsi que les valeurs et principes qui les opposent. Enfin, dans nos études de cas tant à Chicago qu‟à Paris, la structure du sentiment des personnes interrogées met en évidence un aspect capital dans la construction du sens : sa négociation.