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Remarques finales

1. LA NOTION DU SENS

1.5 La lutte pour la signification

Les réponses de Stuart Hall aux interrogations autour du sens et de la signification, rappellent les idées d‟Antonio Gramsci. Selon Hall, la pratique consciente ou non de la construction de la signification et de la production du sens, s‟exprime dans les messages et les discours qui font partie de la culture. Ceci serait également un outil de protection des intérêts particuliers parce que les classes dominantes cherchent à garantir l‟hégémonie et protègent leurs privilèges qui sont souvent liés à leurs valeurs de classe, de race, de genre. Deux des instruments dont se sert la classe dominante pour garder l‟hégémonie sur les minorités sont les productions culturelles et les médias de masse. Selon Helen Davis, Stuart Hall annonce à partir de cette idée, que les vraies questions de classe et de négociation, sont liées à la façon par laquelle les médias renforcent systématiquement une vision dominante du monde par rapport à la société65. En résumé, c‟est à partir de la production du sens, de la construction de significations, des discours (des médias et de la communication), des points

64 Ibidem, p. 143.

65 DAVIS, Helen. Understanding Stuart Hall, Sage Publications, London, Thousand Oaks, New Delhi, 2004, p.47.

d‟énonciation et des prémisses considérées souvent comme vérités et valeurs, que s‟établissent des pratiques de représentation et d‟idéologie. C‟est ici où la lutte pour le sens et l‟hégémonie livre leur bataille66.

Dans son texte sur « La lutte des classes dans le langage67 », Stuart Hall explique que dans la nature polysémique du langage, on peut mettre l‟accent sur différentes significations à partir d‟un même ensemble de signifiés. Il ajoute que la signification :

« […] doit être le résultat non d‟une reproduction fonctionnelle du monde dans le langage, mais d‟une lutte sociale – une lutte pour la maîtrise du discours – pour savoir quel genre d‟accentuation sociale doit prévaloir et acquérir une crédibilité. Ce qui réintroduit à la fois l‟idée d‟ « intérêts sociaux diversement orientés » et une conception du signe comme « arène de la lutte » dans le domaine du langage et de

l‟ « œuvre signifiante 68».

Gramsci avait déjà évoqué cette idée de la lutte pour le sens dans le domaine de l‟idéologie, mais c‟est Volochinov qui a anticipé les démarches théoriques pour ajouter à ceci que la lutte pour le sens dans le caractère idéologique est intangible et que la logique hégémonique cherche en effet à détruire la pluri-accentualité du signe afin de rendre le signe monoaccentuel69. C‟est-à-dire, que dans cette lutte pour la signification, il y a des « sens » qui s‟imposent continuellement par rapport aux autres, laissant de côté les autres possibilités discursives, les autres formes existantes de significations. De plus, si les alliances des blocs dirigeants, - qui constituent souvent le noyau de la classe dominante - , possèdent largement le pouvoir de produire des significations, alors elles peuvent exercer une domination sur les classes subordonnées qui manquent de moyens pour produire du sens. Ceci est rendu visible dans le milieu des médias de masse et de la culture. La pratique de

66 ROJEK, Chris. Stuart Hall. Key Contemporary Thinkers, Polity Press et Blackwell Publishing, UK, USA, 2003. Chapitre “representation and idéology”, p.91.

67 HALL, Stuart. “La redécouverte de l‟idéologie”, Op.Cit., p.155

68 Ibidem, pp. 155-156.

signifier n‟est pas une affaire « naïve » tant qu‟elle garantit l‟implantation des hégémonies. Il y a donc dans les médias et les institutions, une vraie lutte

(struggle) dans la production de sens.

« L‟hégémonie implique que la domination de certaines formations est assurée non par une contrainte idéologique mais par un leadership culturel. Elle embrasse tous les processus par lesquels une alliance de classe dominante ou de bloc dirigeant, qui s‟est assuré la maîtrise des processus économiques de base, étend et élargit sa maîtrise sur la société de telle sorte qu‟elle puisse transformer et réélaborer ses modes de vie, ses mœurs, et ses concepts, ainsi que sa forme et son niveau de culture et de civilisation d‟une manière qui, sans apporter de bénéfices immédiats aux intérêts particuliers d‟une classe particulière, favorise le développement et l‟expansion du système productif et

social dominant de vie dans sa totalité 70».

La question centrale dans la lutte pour la signification est donc : Comment s‟est construit le sens ? Comment la signification se pratique dans le des médias et dans le champ culturel ? Comment ces hypothèses se répercutent-elles sur la figure du musée ? Est-ce que la classe dirigeante, qui agit à l‟intérieur des institutions productrices du sens, vit en tension avec d‟autres possibilités discursives, avec d‟autres formes existantes de discours et de significations ? Est-ce que le musée est l‟instrument conservateur et producteur du sens face à un public subordonné qui manquerait de moyens pour produire du sens ? Est-ce que le musée en produisant du sens garde et protège les hégémonies ? Est-ce que la « lutte du sens » s‟établit au moment de la réception, de la négociation, de l‟opposition vis-à-vis d‟une exposition ?

Les idées sur la négociation des pouvoirs, la lutte du sens et la quête pour garantir les hégémonies dans le champ culturel ne sont pas nouvelles. Antonio Gramsci voyait dans la culture le moment privilégié de la praxis, des représentations, du langage, des mœurs et du sens commun d‟une société

spécifique. Selon lui, l‟ensemble des institutions, ainsi que les citoyens, les intellectuels organiques, l‟État et les partis politiques organisent le consensus qui permet à une certaine classe sociale de garder leurs privilèges. Il identifie la culture comme un site privilégié pour la construction de l‟hégémonie nationale à travers les institutions et leurs discours idéologiques71. Si Gramsci a raison et que les institutions aident à l‟organisation d‟un ordre normatif, l‟analyse culturelle doit montrer l‟interdépendance des relations qui existent entre l‟ensemble des institutions et les agents, afin de connaître le fonctionnement de la coercivité normative. L‟analyse culturelle doit montrer les « processus » qui se suivent à partir de la logique de la domination72. La compréhension du processus culturel d‟une institution comme le musée doit pouvoir conduire à saisir les logiques propres à l‟hégémonie. La lutte du sens menée par les différents acteurs mettrait en question la logique et l‟ordre normatif dominant. Identifier les luttes pour la signification permettrait donc d‟interroger les pratiques de pouvoir parce que c‟est dans la culture, que les interrogations et combats du sens prennent leurs formes.

« La culture, selon Hall, n‟est pas un espace univoque, mais un lieu où se jouent et se rejouent des affrontements symboliques et où des idéologies de classe, de race, ethnicité, sexualité, nationalité ou genre tentent d‟imposer leur hégémonie face à des minorités qui luttent discours au poing, traduisant toujours en d‟autres langues – forcément hybrides et sans origine – les termes selon lesquels ils sont représentés. Cette compréhension de la culture comme espace d‟une lutte interprétative, ce qu‟il appelle « la politique de la signification » ouvre la voie à une analyse des relations de pouvoir (au sens de Foucault) qui, au sein d‟une culture donnée, voient s‟affronter

71 ROJEK, Chris. Stuart Hall, Op.Cit., pp. 109-111.

différents codes d‟interprétation différents régimes

discursifs ou de vérité73 ».

La culture sera donc l‟arène quotidienne d‟une bataille ininterrompue où les valeurs de la suprématie et celles des démunis s‟opposent. Cette idée se trouve déjà dans les analyses de Richard Hoggart et Raymond Williams pour qui les formes culturelles ont été employées également pour démontrer une ascension sociale de certaines classes, visant à se distinguer des autres groupes considérés comme inférieurs, comme les masses et les jeunes de classe populaire par exemple74. Enfin, Stuart Hall élargira cette conception de lutte pour la signification dans la culture en disant que la culture est l‟espace de négociation entre les valeurs du pouvoir et les valeurs des marges. La « culture » sera le lieu de rencontre non seulement des « cultivés » mais aussi du conflit social, historique et de classe75. La culture devient ainsi le terrain de la négociation politique surtout parce que l‟entretien de la culture nationale est un des moyens auxquels se sert le pouvoir pour entretenir l‟hégémonie. Le musée est, en effet, l‟endroit idéal pour analyser cette négociation des valeurs, des discours et des formes culturelles. C‟est un lieu de rencontre, où la construction du sens prend toute son ampleur à l‟égard des luttes, des compréhensions et des questionnements sur les formes politiques et symboliques. Avant de passer directement aux analyses approfondies où nous explorerons ces interrogations, voyons comment la figure institutionnelle du musée a émergé au sein de la culture occidentale et de la construction de nations et comment les musées actuels s‟engagent avec les transformations de la culture de notre temps.

73 HALL, Stuart. Préface dans Identités et Cultures. Politiques des Cultural Studies.

Op.Cit., pp. 12,13.

74 WILLIAMS, Raymond. The Long Revolution, First Published by Chatto & Windus, 1961, réimpression The Hogarth Press, London, UK, 1992.

75 Cette idée de culture se trouve chez un sémiologue de l‟ancienne Union Soviétique, Juriji M. Lotman (1970) qui définit la culture à partir des observations anthropologiques de E.B. Taylor. “Le champ culturel est le théâtre d‟une bataille

ininterrompue, d‟un affrontement continue et du conflit social, historique et de classe”. (NT). Voir aussi cette remarque chez PAGETTI, Carlo et PALUSCI Oriana, The Shape of a Culture. Il dibattito sulla cultura inglese dalla Rivoluzione industriale al mondo contemporaneo, Éditorial Carocci, Roma, 2004, p. 14.