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Remarques finales

B) Approche scientifique

3. LES ÉTUDES CULTURELLES

3.3 L’approche critique

Dans les études culturelles des musées, l‟approche critique est souvent une approche politique. Tony Bennett représente ce courant168. Culturaliste, sa

165 Au fur et à mesure, la définition du musée de l‟ICOM a suivi de nombreux changements. Le dernier consensus pour la définition du musée fût adopté lors de la 21e conférence générale à Vienne, en Autriche en 2007. Elle dit que: “Un musée est

une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l‟humanité et de son environnement à des fins d'études, d'éducation et de délectation”. Voir ICOM, La Définition

http://icom.museum/qui-sommes-nous/la-vision/definition-du-musee/L/2.html

166 L‟ICOM, qui est une organisation qui rassemble près de 30,000 membres, qui représente 137 pays, territoires et comités internationaux des professionnels des musées, s‟entoure de partenaires institutionnels pour mener de front leur mission. Voir l‟ICOM, “Qui sommes nous?” dans leur site: http://icom.museum/qui-sommes-nous/L/2.html

167 Voir le débat sur la rédéfinition du musée dans MAIRESSE, François et DESVALLÉES, André. Vers une redéfinition du musée ? L‟Harmattan, Paris, 2007.

168 En effet, Tony Bennett est considéré comme un des théoriciens les plus importants de cultural studies en fonction de sa théorie critique et réformatrice de la culture: “Cultural studies is, at the end of the day, a practice whos theoretical coordinates are

still mapped in terms of a number of key names. I am aware that I have approched a number of these key names- some of wich are also the names of mentors and of friends- fairly robustly.” Voir BENNETT, Tony. Culture, A reformer‟s Science,

première publication en Australie, Allen & Unwin Pty Ltd, 1998, Sage Publications, UK, USA, India, 1998, Introduction, p. 14.

vision s‟oppose à celle du Conseil International des Musées parce que si pour l‟ICOM, le musée est une institution « au service de la société », pour Tony Bennett le musée est plutôt une institution « au service du gouvernement ». Suivant la révision historique de Bennett, le musée apparaît comme l‟instrument moderne de discipline, d‟instruction et de surveillance. Le musée, selon les hypothèses de son livre The birth of musem169, sert le pouvoir civilisateur des États en régulant la conduite physique et mentale des individus. Avant de travailler sur la figure du musée, Bennett a réalisé l‟analyse d‟un centre de loisirs nommé The Blackpool170 en Grande-Bretagne. Dans son texte « Hegemony, Ideology, Pleasure: Blackpool171», il prend comme

première étude de cas une entreprise culturelle et touristique située au nord-ouest de l‟Angleterre172. Cette réflexion anticipe son analyse sur le musée. Mais Bennett ira plus loin en affirmant que la figure muséale est configurée de la même façon qu‟une prison contemporaine.

- L‟analogie du musée comme prison

L‟analogie du musée comme prison est mise en avant par Tony Bennett. Il introduit cette idée à partir du texte de Michel Foucault sur la

169 Tony BENNETT. The birth of the Museum. « History, Theory, Politics », London, Routledge, 1995. Ce livre le consacre comme un auteur de référence des études culturelles des musées. Le texte est une analyse culturelle, historique et politique de l‟institution muséale. L‟approche de Tony Bennett n‟est pas celle de l‟historien, du fonctionnaire, du commissaire, de l‟artiste ou de l‟architecte. Il analyse le musée dans sa relation historique avec les politiques publiques et la culture. Le débat qu‟il ouvre est philosophique, social, éthique et déontologique.

170 Le Blackpool a été construit à Lancashire (entre Manchester et Liverpool) à la fin du dix-neuvième siècle. C‟est la première station touristique et de vacances construite et destinée à la classe populaire.

171 BENNET, Tony. « Hegemony, Ideology, Pleasure : Blackpool » dans RYAN, Michael (Ed.). Cultural Studies An Anthology, Blackwell Publishing, USA, UK, Australia, 2008, pp. 124-140.

172 Dans ce texte, il explique que le discours de la modernité se structure avec les valeurs et les idéologies nationales et régionales. Selon son analyse, le projet d‟architecture et de localisation périphérique de cet endroit a aidé à propager le discours gouvernemental du progrès au-delà de la capitale londonienne. Il explique les mécanismes culturels et symboliques qui règlent cette entreprise de loisir populaire et démontre comment l‟instauration d‟un « régime du plaisir » est liée à la logique d‟évolution technologique et moderne, ainsi qu‟aux idéologies hégémoniques des hommes au pouvoir. Ibidem.

naissance de la prison173. Les travaux du philosophe français abordent le problème de l‟ordre et de la discipline ainsi qu‟une critique sur les « choix » arbitraires que l‟historiographie emploie pour l‟interprétation du passé174. Pour Foucault, la prison est un endroit d‟interdiction et de discipline. En effet, selon ces hypothèses, en prison comme au musée, l‟individu serait « invité » à contrôler sa conduite, à ne pas toucher, à garder le silence, à obéir. Au musée comme en prison, le sujet est surveillé. D‟après Tony Bennett, c‟est dans cette fonction civilisatrice de contrôle et surveillance que le musée ressemble à la prison. Dans les deux institutions, il existe une mission régulatrice et éducative en accord avec le discours d‟ordre et de progrès que la modernité et les gouvernements défendent. C‟est en raison de cette vision ordonnée de l‟histoire et de l‟ordre civique que les individus sont invités à réguler leur comportement.

L‟argument central dans l‟œuvre de Tony Bennett est que le musée, comme figure institutionnelle, est similaire à la prison. L‟hypothèse se développe dans son texte The birth of museum175. Le musée - ainsi que la culture - seront pour l‟auteur, un instrument au service des gouvernements. En effet, la configuration des nations (au dix-neuvième siècle) et la naissance parallèle des institutions muséales en Occident ont transformé les formes de comportement (déplacements corporels) en faveur d‟un ordre civique176. Pour cette raison, le musée ne serait pas simplement un espace d‟épanouissement intellectuel ni une industrie culturelle du divertissement comme le voyait

173 Sur l‟idée de discipline et de l‟ordre, voir FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir

: naissance de la prison, Éditions Gallimard, Paris, 1993.

174 FOUCAULT, Michel. L‟archéologie du savoir, Éditions Gallimard, Paris, 1969.

175 « The exhibitionary complex was also a reponse to the problem of order, but one

which worked differently in seeking to transform that problem into one of culture – a question of winning hearts and minds as well as the disciplining and training of bodies. As such, its constituent institutions reversed the orientations of the disciplinary apparatuses in seeking to render the forces and principles of order visible to the populace –transformed, here, into a people, a citizenry –rather than vice versa».

BENNETT, Tony The Birth of the Museum. Op.Cit., p. 62

176 La première partie du livre de Tony Bennett aborde l‟histoire et la théorie des musées à partir de leur configuration au 19e siècle et son évolution jusqu‟au 20e siècle. Selon Bennett, les disciplines comme l‟histoire, la biologie, l‟histoire de l‟art, l‟archéologie, la géologie et l‟anthropologie ont légitimé des savoirs afin de fournir les bases scientifiques pour que les musées puissent arranger, ordonner et hiérarchiser les objets. Le musée a inventé ainsi l‟idée évolutioniste qui explique le monde comme un espace qui va du chaos à l‟ordre. C‟est une fausse idée qui suit l‟idéologie du progrès afin de dire qu‟on est passé de l‟erreur à la vérité. Ibidem, p. 2.

l‟école de Francfort. Bien au contraire, le musée serait sous cette perspective, un outil régulateur des attitudes et de la forme d‟agir. Le musée serait une institution qui dirige subtilement les mœurs et les formes « de fonctionner » et « de se conduire » dans les sociétés. Le musée, cette entreprise en expansion, servirait ainsi à l‟instruction et à l‟ordre public. En effet, historiquement les musées ont été des espaces où les citoyens ont exécuté une « marche rituelle » où ils ont dû engager leur corps et leur esprit (mind) 177.

« Museums, that is to say, were to arrange their displays so as to simulate the organization of the world –human and natural- outside the museum walls. This dream that the rational ordering of things might mirror the real order of things was soon revealed to be just that178 ».

Ainsi, l‟exposition dans le musée serait porteuse de conséquences au moment où « la visite au musée » se dessine comme une pratique civilisatrice de la conduite humaine. Le dispositif muséal dirige en effet la visite, comme s‟il s‟agissait d‟un gardien toujours prêt à enseigner le comportement civil et moral nécessaire pour le fonctionnement de l‟ensemble social et politique. Le dispositif du musée, d‟après Tony Bennett, est préparé pour conduire le comportement des visiteurs. En conséquence, il y a :

« […] très peu de visiteurs qui ont le temps ou l‟inclination de voir au-delà de ce que les musées montrent. Il y a très peu de visiteurs qui ont le temps et l‟envie de se poser la question par rapport au sens et à

comment le musée expose ce qu‟il expose179 ».

Pour Bennett, l‟exposition dans le musée - cette action d‟ordre et de classification des objets et des sujets - produit chez le visiteur, des formes « rationnelles » pour voir les objets à l‟intérieur du musée. Ceci car les musées, dans leur façon d‟ordonner et d‟arranger l‟environnement visuel, créent une façon « civique de regarder » (civic seeing). D‟après l‟auteur, cette vision

177 Ibid.

178 Ibidem, chapitre “Questions of framework”, p. 126.

répond depuis longtemps à une grammaire visuelle (visual grammar) singulière qui est proche du pouvoir180. L‟ordre muséal - loin de représenter la réalité ou la logique sociale qui existe hors des murs du musée - serait donc une machine à produire des récits, à ordonner les discours, les textes et les significations des faits dans le présent. Selon Bennett, cette pratique d‟arrangement rationnel du musée correspond à la pratique éducative et culturelle de l‟école. Le musée est devenu ainsi un instrument éducatif et civilisateur dont la finalité reste comparable à celle de la prison parce que les institutions fonctionnent comme des outils civiques qui régulent la norme à travers le régime de la vision. Dans ce sens et dans les formes de gestion de l‟exposition, le musée ne représente pas un véritable lieu de sciences ou des arts181, mais plutôt la raison instrumentale et institutionnelle au service de la démocratie et de l‟intérêt du gouvernement au pouvoir. Par conséquent, le musée et son dispositif d‟exposition sont donc au centre de la relation moderne entre culture et gouvernement.

- Le rôle disciplinaire du musée

Tony Bennett n‟est pas le seul auteur d‟études culturelles des musées à souligner le rôle disciplinaire du musée182. Eilean Hooper-Greenhill183 a également évoqué la fonction du musée dans une société disciplinée. Pour elle, le rapport entre musée, savoir et pouvoir est une évidence d‟ordre épistémologique dévoilée par Foucault. Comme l‟explique aussi Gordon Fyfe : « Pour Foucault, la transition du cabinet au musée fut un changement

épistémologique : une mutation dans l‟espace de la représentation qui a

180 BENNETT, Tony. « Civic Seeing : Museums and the Organization of vision » dans Sharon MacDonald (Éd.) A companion to Museum Studies, Op.Cit., p. 263.

181 Ibid.

182 Il est peut-être le seul à comparer le rôle disciplinaire du musée à celui de la prison mais sans jamais affirmer que telle comparaison soit possible dans toutes ses dimensions. L‟analogie est valable si on accèpte de voir le musée comme un espace destiné à la discipline, l‟obéissance ou à « l‟orthopédie civile des comportements ». Par contre, le musée à la différence de la prison, n‟est pas un espace d‟enfermement à temps plein. Il n‟est pas non plus un espace dédié à la punition.

183 HOOPER-GREENHILL, Eilean. « Museums in the disciplinary society », dans

Museum Studies in Material Culture, Susan Pearce (Ed.), Leicester University Press,

London, NY, 1989. Voir aussi du même auteur Museums and the Shaping of

permis de transformer les cultures occidentales du savoir184 ». Comparer le

musée à la prison a été certainement une entreprise audacieuse de Tony Bennett. En évoquant l‟hégémonie civilisatrice du musée et les pratiques de représentation et de signification fondées sur l‟établissement visible des différences, il dénonçait les paradoxes du musée et de sa fonction.

L‟approche critique des études culturelles des musées, représentée par les thèses de Tony Bennett, dévoile non seulement le rôle disciplinaire du musée, mais il pose la question autour du sens du musée. Cette approche montre que les idéologies sont au cœur de la mission des institutions muséales. Cela démontre aussi que le développement du musée actuel s‟est produit en fonction des stratégies gouvernementales et pas sur un esprit révolutionnaire et démocratique185. Néanmoins, cette critique sur le rôle disciplinaire du musée est constructive parce qu‟elle ouvre la porte vers une perspective réformatrice et réflexive de la culture et des politiques qui entourent le musée. C‟est une invitation aux institutions muséales pour devenir moins dépendantes de l‟idéologie du progrès et des intérêts des gouvernements. Elle invite en effet, à vivre le dispositif muséal plus proche de l‟interrogation que de la déclaration des vérités et des certitudes. Mais le rôle conciliateur du musée sera mieux développé par l‟approche anthropologique qui entraîne la théorie avec les pratiques de représentation et de signification concrètes dans les musées.