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Remarques finales

B) Approche scientifique

3. LES ÉTUDES CULTURELLES

3.1 Antécédents : les industries culturelles

Avant d‟attirer l‟attention des académiciens en études culturelles, le musée a été étudié par les historiens de l‟art, par les professionnels des musées, par les disciplines de gestion du patrimoine et par d‟autres études proches de l‟histoire et de l‟administration des institutions. En effet, la littérature scientifique concernant les études culturelles des musées (museum studies) est récente. Elle est apparue dans les années quatre-vingt-dix lorsque les musées sont devenus un sujet d‟intérêt pour les universitaires et pratiquants des études culturelles. Parmi les études culturelles des musées existent des nombreuses études de cas. Les techniques et méthodes pour l‟analyse de cas appartiennent en général à la sociologie, à l‟anthropologie, à l‟ethnologie, à la socio sémiotique, mais les fondements théoriques des études culturelles des musées s‟appuient sur la théorie des cultural studies, sur les idées de Michel Foucault et sur la sociologie critique de l‟École de Francfort dont les représentants sont Théodore Adorno et Max Horkheimer sans oublier les textes du philosophe Herbert Marcuse127.

Dans le texte La dialectique de la Raison128, publié avant les années cinquante à New York, les auteurs de l‟École de Francfort réfléchissent sur la transformation de la vie moderne par la voie des industries culturelles. Une des hypothèse centrales de cet ouvrage est que dans le système capitaliste - des pays industriels libéraux où l‟administration règne - la culture et l‟art seront soumis à la logique de la gestion moderne, à la logique du bénéfice, du contrôle et de l‟argent.

127 Voir la réflexion entre civilisation et culture de MARCUSE, Herbert. Culture et

Société, première édition 1965, les éditions de minuit, France, Paris, 1970.

128 ADORNO, Theodor et HORKHEIMER, Max. La dialectique de la Raison,

«Fragments philosophiques », première édition par Social Studies Association, Inc.,

New York, 1944, traduction de l‟allemand par Éliane Kaufholz, Gallimard, France, 1974.

« La violence de la société industrielle s‟est installée dans l‟esprit des hommes. Les producteurs de l‟industrie culturelle peuvent compter sur le fait que même le consommateur distrait absorbera alertement tout ce qui lui est proposé. Car chacun de leurs produits est un modèle du mécanisme gigantesque de l‟économie qui tient au départ tout le monde sous pression, durant le travail et durant les moments de

loisir qui ressemblent à ce travail129 ».

Les auteurs, héritiers de la pensée de Marx, n‟ont pas réfléchi directement sur la figure du musée mais sur d‟autres formes institutionnelles dans la culture. Ils pensaient surtout à l‟industrie du film : « Des pays

totalitaires aux autres pays, les bâtiments administratifs et les centres d‟expositions industrielles se ressemblent presque tous par leur

décoration »130. Entourés par l‟architecture urbaine de New York, ils

constataient le développement de l‟industrie du film américain en Californie ainsi que la croissance des médias audiovisuels. Ils expliquaient que la croissance industrielle et les mécanismes de fabrication de la production culturelle à grande échelle risquaient de provoquer une sorte d‟anéantissement. En effet, le public au lieu d‟être interpellé « politiquement », serait discipliné dans sa réception des propositions culturelles « toutes faites » par les industries en charge :

« L‟industrie culturelle ne cesse de frustrer ses consommateurs de cela même qu‟elle leur a promis. Ce chèque sur le plaisir que sont l‟action et la présentation d‟un spectacle est propagé indéfiniment : la promesse à laquelle se réduit finalement celui-ci n‟est que dérision et illusion... L‟industrie culturelle ne sublime pas, elle

réprime131 ».

129 Ibidem., p. 136.

130 Ibidem., p. 129.

Ce texte de l‟École de Francfort est une réflexion philosophique inspirée des enjeux de la nouvelle économie mondiale qui était en train d‟émerger. Les auteurs dénonçaient l‟irruption d‟un état moderne où plusieurs aspects de la vie sociale et humaine devenaient conditionnés par les industries. À leur avis, les fonctionnaires et dirigeants qui collaboraient à l‟intérieur du système moderne seraient piégés par la logique industrielle sans pouvoir se libérer pour exercer leur autonomie :

« Si à notre époque la tendance sociale objective s‟incarne dans les intentions subjectives et cachées des directeurs généraux, on peut dire que les plus influents sont ceux des secteurs les plus puissants de l‟industrie sidérurgique, des raffineries de pétrole, de l‟électricité et de la chimie. Comparés à ces secteurs, les monopoles culturels sont faibles et dépendants. Ils ne peuvent se permettre de négliger ceux qui détiennent le pouvoir, s‟ils ne veulent pas que dans la société de masse, leur sphère d‟activité subisse une série de

purges132 ».

Par conséquent la standardisation des modes de vie et de la pensée serait forgée par cet ordre moderne et bien organisé. Aucune forme de pensée individuelle autonome ne pourrait émerger sans la permission de ce système, considéré dangereux par les philosophes : « L‟imagination et la spontanéité

atrophiées des consommateurs n‟ont plus besoin d‟êtres ramenées à des mécanismes psychologiques… les produits sont objectivement constitués de

telle sorte qu‟ils paralysent tous ces mécanismes »133. Selon les auteurs, les

personnes (consommateurs, visiteurs, lecteurs, spectateurs) deviendraient indifférentes aux caprices des fabricants culturels et de leurs chefs de production. Ils ne pourront pas renverser cette logique d‟extension et de domination libérale, car l‟arrivée accélérée de la culture dans la sphère économique conditionnerait tous les domaines (du social à l‟intime) en faisant

132 Ibidem, p.132

du divertissement et du temps libre une nouvelle messe au service des intérêts privées.

« […] dans l‟art des masses, tout vient de la conscience des équipes de production. On s‟arrange non seulement pour faire réapparaître régulièrement certains types de rengaines, de vedettes ou d‟opéras à la guimauve, mais le contenu spécifique de chaque spectacle dérive

directement d‟eux et ne varie qu‟en apparence134 ».

Les industries culturelles justifieraient ainsi leur fonction d‟entreprise au service de l‟épanouissement humain et des loisirs135. Pour Adorno et Horkheimer, les industries culturelles mettaient en péril l‟imagination et la spontanéité des créateurs mais aussi celle du récepteur des « produits culturels ». Elles conduisaient à une domestication des habitudes soumises aux propositions du pouvoir hégémonique. Sous les intérêts économiques, les industries culturelles construiraient des mécanismes de paralysie des sociétés. Par exemple, les auteurs et créateurs seront obligés d‟obéir aux intérêts de l‟entreprise et de produire des articles de consommation rentables136. La production culturelle, au lieu d‟obéir aux attentes de la liberté et de l‟humanité, obéira à la fonction économique « des grands puissants ». Mais cette démarche ne va pas de soi parce que la mise en place des industries sert aussi à la fonction civilisatrice de l‟État137.

134 Ibidem, p.134

135 « L‟industrie culturelle reste néanmoins l‟industrie du divertissement. Elle exerce

son pouvoir sur les consommateurs par l‟intermédiaire de l‟amusement… Dans le capitalisme avancé, l‟amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l‟affronter », Ibidem, p.145

136 Nous ne sommes pas loin de la position des culturalistes britanniques : Raymond Williams, Richard Hoggart et Stuart Hall. Pour tous ces auteurs, l‟émergence des industries culturelles met en péril la liberté de l‟homme, et non seulement celle des consommateurs mais aussi celle des artistes et des créateurs. Voir l‟étude monographique sur les auteurs et fondateurs des études culturelles dans l‟annexe A de cette thèse.

137 « Aujourd‟hui, l‟industrie culturelle a pris en charge la fonction civilisatrice de la

démocratie des asservis et des chefs d‟entreprise, qui n‟avait pas non plus un sens très affiné des déviations intellectuelles. Tous sont libres de danser et de s‟amuser tout comme, depuis la neutralisation historique de la religion, ils sont libres d‟entrer dans une des innombrables sectes existantes » . Adorno, Horkheimer, Op.Cit., p. 175.

L‟approche critique de l‟École de Francfort montre que la fonction des industries culturelles et donc plus tard celle du musée, n‟est pas régie par les principes de l‟autonomie institutionnelle, mais par des mécanismes chers à l‟idéologie libérale des gouvernements et de l‟économie mondiale. À l‟instar de Gramsci, la théorie de l‟École de Francfort rejoint un point capital : le terrain culturel n‟est pas indépendant de la modernité économique parce que comme l‟ont aussi annoncé Georges Orwell et Richard Hoggart, les industries, et donc les industries culturelles, provoquent des transformations qui changent la vie quotidienne des gens et de la société dans son ensemble. L‟école de Francfort a mis à disposition des culturalistes cette image critique des industries culturelles. L‟idée que le musée soit perçu en tant qu‟industrie culturelle, parce qu‟il joue un rôle significatif dans la transformation et le développement des attitudes et comportements des citoyens, est en effet une réflexion a posteriori propre aux études culturelles des musées138.